Un compte-rendu de « Justice et guerre en Australie aborigène » par Philip Clarke
L’anthropologue australien et spécialiste des sociétés aborigènes Philip Clarke a récemment fait paraître un compte-rendu de mon livre Justice and Warfare in Aboriginal Australia (version française : Justice et guerre en Australie aborigène) dans la revue académique Oceania (accès payant), et je n’ai pas à me plaindre de son appréciation. Un détail ironique : le combat rapporté par Strehlow, qu’il évoque pour rappeler les doutes que j’émettais sur sa réalité historique, est un des rares points sur lesquels j’ai depuis lors changé d’avis !

Dans ce livre, Christophe Darmangeat soutient que la guerre entre les peuples aborigènes d’Australie était principalement une extension de leurs systèmes judiciaires et ne devait pas être considérée comme un moyen d’accumuler des richesses. En tant qu’anthropologue social basé en France et influencé par une perspective marxiste, il démontre comment des conflits violents se produisaient lorsque les circonstances interdisaient des procédures réglementées. Son livre aborde des questions pertinentes pour les débats scientifiques en cours sur le degré auquel les sociétés de chasseurs-cueilleurs se livraient à la guerre, dans le cadre de la question plus large des origines humaines de la guerre elle-même. Darmangeat évalue dans quelle mesure l’Australie est représentative de la situation des autres sociétés de chasseurs-cueilleurs dans le monde, passées et présentes.
En Australie, au cours des dernières décennies, de nombreux ouvrages historiques ont été publiés sur les conflits de frontières entre les possesseurs aborigènes des terres et les colons européens. L’accent mis sur les « massacres », en particulier, est souvent utilisé pour ce que l’on appelle communément « dire la vérité », qui vise à expliquer le contexte et la situation sociale actuelle des communautés aborigènes modernes. Si les faits établis concernant les massacres d’autochtones sont effroyables, ces récits ont souvent été formulés à partir d’hypothèses non vérifiées sur le rôle de la violence dans la société aborigène précoloniale. Pour certains des chercheurs les plus anciens, les récits ethnographiques faisant état de guerres et l’existence de vastes collections d’armes dans les musées étaient la preuve d’une prédilection des Aborigènes pour une violence effrénée, tandis que d’autres commentateurs plus récents ont soutenu la thèse d’un environnement social beaucoup plus harmonieux avant la colonisation européenne.
Darmangeat qualifie ces deux grands groupes de « bellicistes primitifs » (« faucons ») et de « pacifistes » (« colombes ») et, dans son livre, il s’efforce de réconcilier ces positions diamétralement opposées en se concentrant sur le rôle du cadre judiciaire aborigène.
Pour atteindre son objectif, Darmangeat a dressé un inventaire des premières sources ethnographiques qu’il considérait comme les plus fiables pour fournir les données nécessaires à l’analyse de la société aborigène telle qu’elle existait au moment de la souveraineté effective. Ceux qui travaillent sur les titres fonciers autochtones considèrent qu’il s’agit du début de la période où l’on peut raisonnablement supposer que l’impact des colonisateurs européens a commencé à modifier sa structure et donc à modifier la nature des lois et des coutumes relatives aux conflits entre les groupes et les individus aborigènes. L’anthropologue Peter Sutton (2003) a qualifié cet environnement social et culturel tel qu’il existait à l’arrivée des colonisateurs britanniques d’« Australie aborigène classique », pour remplacer l’usage académique antérieur de « traditionnel », qui impliquait à tort que les peuples modernes étaient dépourvus de toute tradition. Concrètement, les profondes répercussions du colonialisme européen sur la société aborigène n’ont pas été ressenties de manière uniforme dans toute l’Australie. C’est pourquoi Darmangeat a rassemblé ses données « de guerre » sur une période allant de la première colonisation britannique au milieu du XXe siècle afin de rendre compte de la frontière coloniale mouvante. Ses références répertoriées comprennent les principaux récits historiques concernant les « cas les plus meurtriers » des premiers conflits aborigènes, impliquant 10 morts ou plus, qui ont été enregistrés par des témoins oculaires. Il existe sans aucun doute d’autres sources qui auraient pu être utilisées, mais dans le cas présent, la large couverture est suffisante pour l’analyse.
En se référant à la base de données qu’il a compilée sur les guerres aborigènes, Darmangeat explique comment les peuples aborigènes, en tant que chasseurs-cueilleurs, n’accumulaient pas de richesses comme le font les agriculteurs, et que les groupes de fourrageurs étaient donc nécessairement très dispersés en raison de leurs moyens de production. L’isolement spatial encourageait les groupes aborigènes à se méfier de leurs voisins en raison de diverses différences perçues dans les pratiques culturelles, car « un étranger était avant tout un ennemi potentiel ou réel ». Pour un individu dans l’Australie aborigène primitive, la pire position était peut-être celle d’étranger.
Cette situation a parfois conduit à la guerre, bien que l’éloignement ait également été un facteur majeur limitant l’ampleur de tout conflit potentiel. Lors de l’identification d’agresseurs potentiels, les Aborigènes faisaient peu ou pas de distinction entre un groupe et ceux qui en faisaient partie. En replaçant le conflit dans le contexte des systèmes de justice traditionnels, on peut mieux comprendre les origines de la violence et de la guerre chez les chasseurs-cueilleurs.
Darmangeat montre qu’il est parfaitement conscient que les représentations de la culture aborigène ont généralement souffert de problèmes tels que ceux découlant de définitions erronées de la « société », de documents ethnographiques incomplets et d’interprétations biaisées par des idéologies politiques. La meilleure illustration en est peut-être l’analyse approfondie par l’auteur du récit souvent cité de l’anthropologue T.G.H. Strehlow (1969) d’une vendetta entre des groupes Arrernte (Aranda) en Australie centrale, qui a commencé en 1875 et dont les effets se font encore sentir des décennies plus tard. Sur la base de sa propre analyse convaincante des données disponibles, Darmangeat conclut que dans l’ensemble, le rapport de Strehlow « semble assez douteux » (59). Bien qu’elles ne relèvent pas du thème central du livre, ses conclusions restent néanmoins pertinentes pour l’analyse des événements historiques qui se sont produits au début de la période coloniale européenne, peu après l’instauration d’une souveraineté effective, alors que les lois et les coutumes des peuples aborigènes étaient encore largement en vigueur, bien qu’elles répondaient à l’imposition de contrôles externes.
Le livre de Darmangeat est écrit avec soin et comporte des références pertinentes. Il contient une sélection attentive de reproductions en noir et blanc de peintures coloniales et de photographies des armes aborigènes utilisées lors des épisodes de conflit. Pour faciliter l’accès aux nombreuses données contenues dans le volume, une « Annexe sur la localisation des tribus mentionnées » figure à la fin du livre, ainsi qu’un « Index des lieux et des groupes sociaux », un « Index des personnes » et un « Index des thèmes ».
Justice and Warfare in Aboriginal Australia représente la première étude complète de la littérature concernant les fonctions de la violence collective telle qu’elle se manifestait lorsque les colonisateurs européens ont commencé à arriver à partir de la fin du XVIIIe siècle. Basée sur des données fiables et inspirée par une perspective marxiste, son approche du sujet est rafraîchissante et sa méthodologie constitue un bon modèle pour l’étude d’autres aspects de la culture aborigène. La classification de la violence collective de Darmangeat, fondée sur des données théoriques, sera utile aux futurs chercheurs en histoire et anthropologie aborigènes. Cet ouvrage est donc vivement recommandé aux universitaires et aux étudiants en histoire aborigène.
Philip Clarke, Oceania, 5 mars 2025
https://doi.org/10.1002/ocea.5421
En tous les cas, il a bien cerné le bonhomme :"En tant qu’anthropologue social basé en France et influencé par une perspective marxiste.."
RépondreSupprimerCertes. Menfin, pas besoin d'être Sherlock Holmes non plus, hein.
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