L'enseignement supérieur français est-il une religion à initiation ?
Un rhombe de Nouvelle-Guinée |
Comme il m’arrive parfois de le faire en cette période de fêtes de fin d’année, je m’autorise sur ce blog un billet un peu décalé, ce qui je l’espère, ne veut pas dire dépourvu de tout intérêt.
Nombre de sociétés pré-étatiques, y compris chez certains chasseurs-cueilleurs, comme en Australie ou en Terre de Feu, était marquées par des cultes religieux dits « à initiation ». Cela signifiait que les secrets les plus intimes de la religion, tant en ce qui concerne le dogme que les objets qui l’incarnaient, ne pouvaient être connus que des seuls individus en ayant reçu le droit – très généralement les seuls hommes adultes, ayant reçu une formation spécifique et subi diverses épreuves particulièrement pénibles. Les non-initiés, femmes ou enfants, qui venaient à découvrir ces secrets ou à poser les yeux sur les objets sacrés, fût-ce en toute innocence, pouvaient être mis à mort séance tenante. Ces non-initiés n’étaient toutefois pas uniquement tenus dans l’ignorance d’un certain nombre de choses : on leur faisait également croire de francs mensonges, le plus typique étant que les bruits produits par les rhombes – ces planchettes de bois que l’on faisait tournoyer au bout d’une corde – étaient la voix d’esprits hostiles, que seuls le courage et la compétence des hommes permettaient de tenir à distance. Lors de l’initiation, on dévoilait la supercherie aux jeunes gens : le Père Noël (ou plutôt, le Père fouettard) n’existait pas, et les rhombes n’étaient qu’un subterfuge pour terroriser et dominer ceux qui en ignoraient l’existence.
De prime abord, comparer ce type de situation avec certaines des pratiques qui ont cours dans l’enseignement supérieur français a de quoi faire sourire. Et je concède bien volontiers qu’en procédant à ce rapprochement, je force un peu le trait : après tout, personne n’a jamais été mis à mort pour avoir découvert les règles non écrites, mais parfois fort impérieuses, qui président à certaines cérémonies. Et à tout prendre, ce sont plutôt ceux qui ne les ont pas découvertes – ou qui les ont découvertes trop tard – qui ont eu à en souffrir. Cependant, l’existence d’une législation en quelque sorte parallèle, non écrite et non officielle, et parfois même en contradiction flagrante avec la loi censée prévaloir, mais néanmoins considérée comme impérative par tous les membres du sérail, ne manque pas d’interroger.
Du doctorat en anthropologie sociale
Un premier exemple, un peu limite j’en conviens, concerne le titre de docteur en anthropologie sociale. J’ai récemment assisté à une soutenance de thèse dans laquelle un membre du jury s’élevait contre la possibilité de décerner le diplôme de doctorat à un candidat, au motif que celui-ci n’avait pas effectué de terrain durant le temps de rédaction de la thèse – il se trouve que le doctorant en question avait assez longuement vécu sur les lieux qu’il étudiait, mais à une date antérieure. Ce collègue n’exprimait pas là une opinion personnelle : il défendait là la position collective (et sans doute presque unanime) de la profession. Or j’ai beau m’interroger, je ne vois nulle part à quel endroit il serait écrit qu’on ne saurait faire de l’anthropologie sans avoir pratiqué un terrain, ni que ce terrain devrait avoir été effectué durant le temps officiel de la thèse. On pourrait bien sûr discuter du bien-fondé de telles exigences qui auraient écarté du doctorat quelques grands noms de la discipline, à commencer par Marcel Mauss ou Claude Lévi-Strauss, excusez du peu (et je renvoie sur ce point comme sur bien d’autres aux magistrales réponses d’Alain Testart). Mais quoi qu'il en soit, et ce bien-fondé fut-il avéré, pourquoi de telles exigences ne figurent-elles pas quelque part en toutes lettres, par exemple sur le site de la section adéquate du CNU ? Exprimer explicitement les attendus d’un diplôme aussi élevé que le doctorat ne serait-il pas la moindre des choses ?
De l’usage des concours du secondaire
J’emprunterai le second exemple à une autre discipline des sciences humaines, à savoir l’histoire. Il se trouve que pour réussir le concours pour un poste de Maître de Conférences (le premier grade des enseignants-chercheurs), les collègues historiens considèrent comme une condition sine qua non le fait d’être titulaire d’un concours de l’enseignement secondaire – dans l'immense majorité des cas l’agrégation, même si à titre exceptionnel, le CAPES peut s’avérer suffisant. Je ne sais pas s’il existe un seul historien candidat à des postes dans l’enseignement supérieur qui ignore son existence ; en ce sens, les attendus de l’initiation sont un secret de Polichinelle, et tout le monde sait qui, en réalité, fait tournoyer les rhombes. Pour autant, on peut se demander d’où une telle règle – elle aussi, dénuée de tout fondement et de toute expression officiels – tire sa légitimité, et comment elle peut s’appliquer avec une rigueur implacable depuis des décennies sans que personne, semble-t-il, y ait jamais trouvé à redire.
De l'HDR
À tout seigneur, tout honneur, le cas le plus éblouissant de règle non écrite (et illicite) concerne le plus haut diplôme de l’enseignement supérieur français, à savoir l’Habilitation à Diriger des Recherches (HDR). C’est ce diplôme qui ouvre à la fois la possibilité de candidater sur des postes du grade supérieur (Professeur des Universités ou Directeur de recherche), et celle d’encadrer librement des doctorants. La loi encadre les conditions pour obtenir ce diplôme, et précise les documents qui sont exigés de sa part, en l’occurrence, comme le rappelle la circulaire n° 92-336 du 16 novembre 1992 :
Le dossier de candidature est basé sur des ouvrages et travaux publiés accompagnés d’une synthèse permettant de faire apparaître l’expérience du candidat dans l’animation d’une recherche.
Il s’agit ainsi pour un candidat de faire la preuve d’une part que ses recherches ne se sont pas arrêtées avec sa thèse, d’autre part qu’il est apte à encadrer d’autres chercheurs. On lui demande donc la liste de ses productions académiques, accompagnée d’une synthèse réflexive montrant quel regard il porte sur son travail passé, et quelles perspectives d’avenir il pense pouvoir tracer.
Cela est bel et bon. Et nos collègues des sciences dites « dures » respectent ce cahier des charges ; chez eux, une habilitation suppose la production d’un document de quelques dizaines de pages, ainsi bien sûr que sa soutenance devant un jury composé de pairs, qui juge de la qualité de la candidature. Mais – et c’est là que ceux qui savent savent – dans la plupart des disciplines de sciences humaines, l’impétrant est encore loin du compte : est en effet exigé de surcroît, et hors de tout cadre légal, un « mémoire inédit ».
Cet étrange particularisme des sciences humaines remonte aux origines du diplôme de HDR. Créé en 1984, celui-ci remplaçait l’ancien doctorat d’État, qui constituait une seconde thèse. Désireux d’alléger le processus menant aux fonctions les plus élevées de la recherche, l’État avait donc supprimé cette épreuve, considérant que les travaux déjà réalisés par un chercheur constituaient un élément suffisant pour apprécier ses qualités professionnelles. Mais l’État a eu beau réformer, les collègues des sciences humaines, depuis 40 ans, n’en ont eu cure et ont maintenu sous un autre nom ce que l’autorité avait officiellement supprimé. C’est pourquoi celle-ci a cru bon de rappeler la loi dès 1989, dans sa circulaire n° 89-004, datée du 5 janvier :
Mais l’habilitation à diriger des recherches de par sa conception, n’est pas et ne doit en aucun cas être considérée comme un second doctorat, de niveau supérieur, comme l’était auparavant le doctorat d’Etat par rapport au doctorat de troisième cycle.
Ce rappel étant resté sans effets, l’État procédait à un nouveau rappel dans la circulaire de 1992 déjà évoquée :
Le dossier de candidature est basé sur des ouvrages et travaux publiés accompagnés d’une synthèse permettant de faire apparaître l’expérience du candidat dans l’animation d’une recherche. L’habilitation n’est donc pas une thèse. Il s’agit d’une procédure qui doit, certes, être organisée de manière à garantir la haute qualité scientifique des candidats mais qui doit rester légère. (...) On ne saurait (...) exiger du candidat la rédaction d’un véritable mémoire ni d’une seconde thèse, après celle du doctorat.
Le gâteau du paragraphe se terminait par cette cerise :
Le défaut de suivi de ces indications pourrait conduire le candidat qui s’estimerait lésé à exercer un droit de recours.
L’État lui-même, incapable (ou peu empressé) de faire respecter sa propre loi, s’en remettait donc aux candidats pour porter plainte... ce que qu’aucun d’eux n’a bien évidemment jamais fait – il y a tout de même des moyens moins énergivores de commettre un suicide professionnel.
Le plus beau, c’est que si certaines universités font bel et bien figurer le mémoire inédit dans la liste des documents à produire (c’est par exemple le cas de l’École Pratique des Hautes Études), d’autres, sans doute peu désireuses d’afficher clairement des dispositions illicites, font tout simplement l’impasse sur cette exigence. C’est par exemple le cas de l’EHESS, qui dresse la liste suivante :
Un ou plusieurs ouvrages publiés ou dactylographiés, un dossier de travaux, une synthèse de l’activité scientifique du candidat permettant de faire apparaître son expérience dans l’animation d’une recherche. Selon les recommandations de la commission HDR issue du Conseil scientifique, ce mémoire de synthèse ne saurait être inférieur à cent pages et il doit comprendre une bibliographie des travaux du candidat.
Nulle mention de mémoire inédit, donc. Quant au candidat non membre de la société secrète et qui prendrait ce texte pour argent comptant, il s’exposerait à une amère déconvenue au moment de déposer un dossier qu’il pensait complet – l’auteur de ses lignes en sait quelque chose.
Cette schizophrénie entre « sciences dures » qui appliquent la loi et « sciences humaines » qui la trangressent depuis quatre décennies conduit à des disparités d'autant plus déconcertantes qu’elles coexistent parfois au sein d’une même discipline. Pour ne parler que de deux cas que je connais assez bien, l’économie et la préhistoire, les volumes des dossiers HDR varient ainsi du simple au quintuple (au moins) selon que le candidat (et l’université dans lequel il est inscrit) se positionne plutôt d’un côté ou de l’autre.
Le plus délirant, dans l’affaire, c’est peut-être que tout enseignant du supérieur sait quel zèle tâtillon l’administration impose à ce sujet pour les formations de premier et de deuxième cycle universitaires. Pour chaque matière de chaque diplôme, les « modalités de contrôle des connaissances et des compétences » (MCCC pour les intimes !) doivent chaque année être dûment rédigées, votées, validées et publiées par l’instance compétente plusieurs mois avant la rentrée scolaire, ce qui induit une paperasserie et des procédures fort pénibles et largement inutiles – qu’on se rassure, ces exigences, comme toutes les autres, portent exclusivement sur les aspects formels : jamais personne ne s’inquiètera de la qualité et du sérieux des enseignements dispensés. Quoi qu’il en soit, l’État (et les collègues concernés) ne voient donc aucun problème à être sourcilleux – et, osons le mot, tracassiers – sur la transparence régissant les conditions d’examen dans les premières années de l’enseignement supérieur, tout en imposant en semi-catimini des dispositions illégales pour délivrer le plus haut diplôme qui soit.
Consolons-nous en nous disant que l’humanité a certes des problèmes autrement plus graves à affronter, et que le jour où il n'y aura plus que cette absurdité à régler, on sera très proche du socialisme universel. Et en attendant, excellente année 2025 à toutes celles et tous ceux qui liront ces lignes !
« Il manque une pièce à votre dossier, mais nous ne pouvons pas vous dire laquelle : cela fait partie de l’épreuve » |
Bonjour, merci pour ce billet très éclairant ! Je viens des mathématiques et il existe une règle très particulière à cette discipline : on ne peux pas accéder au grade supérieur dans la même université. Si tu es doctorant tu dois aller faire ton post-doc ailleurs, puis devenir maître de conf encore ailleurs, puis devenir prof encore ailleurs ... (Il y a tout de même de rarissimes exceptions, notamment pour des chercheurs étrangers arrivant dans le système français), ils le justifient par une saine mobilité des personnes pour faire du réseau entre les labos et éviter le favoritisme/copinage entre des individus trop proches ... Cette pratique d'exode forcé est en contradiction totale avec la loi car c'est une discrimination à l'emploi, mais là encore, personne ne s'est jamais rebellé en amenant le dossier au tribunal (à ma connaissance). Alors oui ça serait une forme de suicide professionnel comme tu le dis dans ton billet, mais je reste curieux ... Le nombre de place est vraiment limité passé le doctorat, le concours de maître de conf a dû en dégoûter beaucoup qui ont dû abandonner toute velléité scientifique ... Comment se fait-il que parmi ceux-là qui n'ont plus rien à perdre, il n'y ait jamais eu de rébellion ?
RépondreSupprimerJ'ai l'impression que cette religion à initiation entraîne une emprise à durée indéterminée sur les esprits de ceux qui y sont comme de ceux qui la quittent. Elle se substitue en effet à la loi de l'état dans l'esprit des scientifiques car elle est exercée, réglée, opérée par leurs pairs, qu'ils respectent plus que les institutions étatiques (que la police par exemple) qui sont faites pour le commun des mortels ... Enfin là je réfléchis à voix haute, c'est à la fois une remarque et une question en fait. Est-ce la question du respect que nous accordons à certains groupes, qui hiérarchise les systèmes de valeurs que nous allons suivre pour être accepté de ces groupes, ainsi le fait d'avoir été un jour accepté dans cette communauté transformerait profondément notre système de valeurs ... J'ai l'impression que c'est mon intime conviction.
Bonne fin d'année,
Maxime Ballouard
Bonjour.
RépondreSupprimerCe serait à la fois rigolo et instructif, que des personnes portent plainte... Merci à Christophe d'avoir potassé quelques textes administratifs et de nous les rappeler.
Je suis attristé par le constat global, mais content tout de même d'apprendre par Maxime Ballouard que ces petits arrangements avec la loi ne sont pas l'apanage des sciences humaines. Il me semble qu'en situation de pénurie (le nombre des postes) on rencontre forcément ce genre de pratiques : des épreuves, des contraintes ou des obligations surajoutées, implicites voire illégales. Pour pouvoir manger pendant l'Occupation, il fallait non seulement avoir des tickets de rationnement et de l'argent, mais être bien vu par les commerçants, ou du moins ne pas leur déplaire.
Mais je ne voudrais pas que ces sinistres souvenirs coupent l'appétit de quiconque pour le réveillon (éventuel). Bonne fin d'année à touTEs.
MG
Pas bien sûr que ces pratiques soient dictées par la pénurie. Les exemples que je cite (et celui donné par Maxime) sont bien antérieurs à la crise actuelle, et participent plutôt d'une culture de « l'entre-soi » qui ne voit aucun problème à édicter des règles non officielles.
SupprimerJ'en étais sûr, c'est à cause de ces règles tacites et tordues (RTT pour les intimes) que je ne parviens pas à trouver de laboratoire pour faire une thèse. Ce faisant l'Académie prive le monde de réels talents (comme moi).
RépondreSupprimer« Ce n'est pas parce qu'on est paranoïaque qu'on n'a pas d'ennemis » !
SupprimerBonjour, votre texte me fait penser à un long témoignage paru cet été : "Vous ne serez pas chercheurs, mes fils" (https://blogs.mediapart.fr/marie-fagard/blog/150824/cnrs-vous-ne-serez-pas-chercheurs-mes-fils). Assez long, mais édifiant...
RépondreSupprimerUn billet très intéressant, merci. Tout ceci me rappelle Les Lois du Silence de Jean Jamin. Ça a un peu l'air d'être une sorte d'invariant des groupes humains que d'avoir à trier ses membres potentiels en les mettant à l'épreuve au-delà des preuves explicites, d'une manière ou d'une autre et à l'improviste, comme pour tester leur niveau de perception de l'espace social dans lequel ils vont entrer. Ça répond peut-être à un besoin d'organisation ou quelque chose de ce type.
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