Pages

Un nouveau compte-rendu de mon « Communisme primitif », par Laura Waldvogel

Publié dans le volume 250 de la revue L'Homme, un compte-rendu de la troisième édition de mon Communisme primitif... que je reproduis ci-dessous (et j'en profite pour signaler que dans le même numéro de cette revue, on trouvera un excellent compte-rendu du livre de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, par Bernard Formoso.

Paru pour la première fois en 2008, l’ouvrage Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes en est à sa troisième édition. Les révisions et remaniements apportés depuis la deuxième version de 2012 se résument essentiellement à la suppression de l’appendice « Une histoire de famille », qui était consacré aux systèmes de parenté, à la relégation en annexe de l’ancien chapitre « Le cadre chronologique : les périodes de la Préhistoire », ainsi qu’à l’ajout d’une préface inédite, intitulée « Le matriarcat primitif n’est plus ce qu’il n’a jamais été »[1]. Dans cette dernière, l’économiste et anthropologue Christophe Darmangeat insiste sur la nécessité de traiter la question des rapports de genre avec rigueur et prudence, en réponse aux « annonces tapageuses » (p. 10) qui ont marqué les recherches en préhistoire depuis les années 2020. Il aborde ensuite la problématique des liens existant entre exploitation et domination, puis l’hypothèse de possibles fondements biologiques à la position prédominante accordée aux hommes. Dans les 7 chapitres qui composent l’ouvrage – auxquels s’ajoutent une introduction, une conclusion, une annexe et un atlas des peuples cités –, l’auteur entreprend de confronter les théories avancées par Friedrich Engels dans L’Origine de la famille[2] aux données rassemblées par les ethnologues depuis la fin du XIXe siècle. L’enjeu d’une telle démarche est de déterminer si, comme l’envisageait l’économiste sur la base des travaux de Lewis H. Morgan[3], l’oppression des femmes correspond bel et bien à l’apparition de la propriété privée et des classes sociales.

Le chapitre I (« Les aventuriers de la matriarche perdue ») revient sur l’origine de la thèse d’un « matriarcat primitif » popularisée en 1861 par Johan Bachofen[4], à contre-courant d’une pensée justifiant alors la domination masculine par des considérations biologiques. Bachofen s’appuyait à la fois sur l’observation d’un système matrilinéaire chez les Iroquois et sur l’étude des mythes antiques, qu’il concevait comme le reflet plus ou moins fidèle de la réalité, pour arguer que la sujétion des femmes ne serait qu’un phénomène tardif dans l’histoire des sociétés. Ce point de vue fut également défendu par Engels, à la différence cependant que, pour lui, les premiers temps de l’humanité se caractérisaient par une « prédominance » des femmes, et non par leur domination : le point de bascule correspondrait à l’avènement de la propriété privée, à l’accroissement des richesses détenues par les hommes et à la nécessité pour ces derniers de transmettre leurs biens à leurs fils – fait permis par le passage à la patrilinéarité. La possibilité d’un statut éminent des femmes fut remise au goût du jour à la suite de découvertes archéologiques faites au milieu du xxe siècle, notamment celles des statuettes d’une « Grande déesse », ou « Déesse Mère », exhumées par James Mellaart à Çatal Höyük (Turquie)[5]. Elles conduisirent en effet la préhistorienne américaine Marija Gimbutas à supputer l’existence de sociétés « matristiques » (équilibre entre les sexes) en Europe occidentale et en Asie Mineure au Paléolithique supérieur et au Néolithique[6].

Le terme « matriarcat » est ainsi un « concept glissant » (p. 54) qui revêt des significations différentes selon les auteurs. Dans le chapitre II (« L’impossible quête du matriarcat »), Christophe Darmangeat s’attache à invalider un à un les arguments historiques, archéologiques et ethnologiques généralement mobilisés pour étayer l’hypothèse de son existence, et ce, tant dans les sociétés du passé que dans les sociétés dites « primitives » actuelles et subactuelles. Il rappelle, dans un premier temps, que les mythes ne décrivent pas le passé, mais servent à justifier ou à construire le présent. De sorte que les récits faisant état d’un matriarcat initial où régnait le désordre et auquel aurait succédé une inversion salutaire du rapport de pouvoir ont pour seul rôle d’asseoir idéologiquement la sujétion des femmes. De même, l’examen des statuettes féminines montre toutes les limites de l’interprétation des vestiges archéologiques puisque, comme le précise l’auteur à propos de Çatal Höyük, « le seul argument qui permettait d’affirmer qu’il s’agissait d’un lieu de culte […] était précisément le fait qu’on y avait retrouvé ces représentations ! » (p. 62). En fait, précise-t-il, une comparaison avec les observations de l’ethnologie laisse envisager que ces sculptures pouvaient avoir une multitude d’usages autres que celui exclusivement religieux. Quant aux sociétés « primitives » plus récentes, généralement assimilées à des matriarcats en raison de la présence d’un système matrilocal et matrilinéaire (e.g. Iroquois), leur étude approfondie indique que, si les femmes y occupent effectivement une position favorable, elles ne sont jamais considérées comme les égales des hommes et se voient notamment exclues de certaines fonctions.

Le troisième chapitre, « Vingt-quatre millénaires de la vie des femmes », fait valoir que, contrairement aux postulats de Engels, l’on peut rencontrer des sociétés d’horticulteurs et de chasseurs-cueilleurs économiquement égalitaires se distinguant par une forme de domination masculine particulièrement dure (e.g. Mae Enga, Jivaro, Baruya). Cette tendance n’empêche toutefois pas l’existence, chez d’autres groupes de ce type, de relations entre hommes et femmes qualifiées d’« équilibrées », adjectif jugé mieux adapté à la réalité des sociétés « primitives ». Bien que ces observations invalident la thèse d’une corrélation entre développement de la propriété privée et émergence de la domination masculine, les intuitions de Karl Marx et Friedrich Engels quant au rôle central joué par l’économie sur la condition féminine se verraient tout de même confirmées par les données ethnologiques : un thème approfondi dans le chapitre IV (« La place de l’économie »). Après avoir rappelé un autre présupposé de Engels, celui du lien entre, cette fois, le poids social des femmes et la place qu’elles occupent dans le travail productif, Christophe Darmangeat précise qu’il est devenu caduque en raison d’une perception désormais dépassée de la division sexuelle du travail, de la supposition d’une propriété masculine systématique des instruments du travail, ainsi que de l’hypothèse d’une mainmise des femmes sur la sphère domestique. En réalité, les données ethnologiques montrent plutôt que la participation des femmes dans les activités de production est une condition nécessaire à l’obtention d’une position sociale plus élevée, bien que restant souvent insuffisante. C’est là qu’intervient la problématique de la division sexuelle du travail, caractéristique des sociétés « primitives » et étroitement liée aux systèmes productifs et économiques.

S’appuyant sur les analyses des statistiques du Standard Cross-Cultural Sample dans le chapitre V (« Des lances et des bâtons : la division sexuelle du travail »), Christophe Darmangeat rappelle que, si les tâches strictement féminines restent accessibles aux hommes, l’inverse n’est jamais vrai. Les femmes sont ainsi strictement écartées de certains domaines d’activités : des formes de chasse et de pêche, le travail des matières dures dont la métallurgie, l’allumage du feu, ou encore la guerre[7]. Ces prescriptions reposent sur un système de croyances qui font de la division sexuelle du travail, non pas une répartition des tâches entre les sexes, mais bien une interdiction de certaines d’entre elles aux femmes. Tandis qu’Alain Testart et Robert Brightman l’interprétèrent comme un produit de l’esprit humain en défendant la thèse d’une « idéologie du sang »[8], Christophe Darmangeat est plus matérialiste en émettant l’idée que ces interdits auraient « vraisemblablement permis à la productivité de franchir un premier palier », avantagée par la spécialisation de l’ensemble des membres de la société (p. 205). Les modalités de cette spécialisation reposeraient en premier lieu sur l’observation d’une différence physique entre hommes et femmes, différence la plus notable entre individus, puis auraient probablement pris une forme mythifiée magico-religieuse en l’absence d’une pensée scientifique. En conséquence de quoi les hommes se seraient vu attribuer le monopole des savoir-faire complexes, ce qui leur assura une position dominante qui, elle-même, leur permit de modeler les détails de la répartition des tâches à leur avantage.

Dans le chapitre VI (« Évolutions, pouvoirs et contre-pouvoirs »), Christophe Darmangeat se penche sur le rôle clé joué par l’apparition de la richesse dans les rapports hommes/femmes. À partir du moment où elle existe, en effet, la richesse permit d’échanger des biens et d’obtenir un nombre illimité d’épouses (système du « prix de la fiancée »), qui contribuaient à s’enrichir davantage encore en bénéficiant des fruits de leur travail et de l’enfantement de filles, pourvoyeuses de nouvelles compensations matrimoniales. En dépit de cette dimension économique, la situation des femmes dans les sociétés avec ou sans richesse présente plusieurs traits communs découlant de la division sexuelle du travail, laquelle conduirait à une mainmise des hommes sur les fonctions guerrières et politiques. L’auteur précise à cet égard que, si les sources font effectivement état de guerrières dans certaines sociétés, ces dernières n’ont jamais constitué une force égale ou supérieure aux hommes. Concernant la sphère politique, les femmes en sont globalement exclues et les groupes autorisant une partie de celles de haut rang à obtenir des titres similaires à ceux des hommes sont des cas où la « hiérarchie sociale […] l’emporte sur la hiérarchie des sexes » (p. 247). Une fois ces observations faites, l’auteur démontre que la dégradation de la situation des femmes serait en réalité corrélée au développement de formes d’agriculture intensive (charrue, irrigation) investies par les hommes. Cela aurait eu pour conséquence de les exclure de la production des subsistances pour les cantonner à la sphère domestique et à la maternité.

Le dernier chapitre se concentre sur « Les témoignages du passé » et propose une lecture des données archéologiques en vue de déceler des indices allant dans le sens d’une division sexuelle du travail au sein des sociétés pré-étatiques. Cette démarche est rendue particulièrement ardue par la nature des vestiges mis au jour, qui se limitent à des éléments indirects provenant de l’art et des sépultures. Cependant, qu’il s’agisse de la possibilité d’un matriarcat en Crète minoenne ou bien de l’existence de femmes guerrières chez les San d’Afrique australe, l’iconographie ne semble pas démentir les réserves émises dans les chapitres précédents. Quant aux découvertes de l’archéologie funéraire, elles corroborent elles aussi l’idée d’une ancienneté de la répartition sexuelle des tâches, notamment dans le Rubané occidental, culture du Néolithique ancien européen.

En insistant notamment sur les problèmes méthodologiques qu’ont connus les recherches en préhistoire au cours du siècle dernier, cet ouvrage de synthèse, d’une grande clarté et d’une richesse documentaire édifiante, permet de défaire l’idée de sociétés passées dans lesquelles les femmes bénéficiaient d’un statut prééminent. Il va sans dire qu’en démontrant le caractère universel de la domination masculine dans les sociétés « primitives », qui s’exprime à travers la division sexuelle du travail, Christophe Darmangeat donne incontestablement du grain à moudre aux archéologues.

Laura WALDVOGEL

Notes
  1. Ce texte a été récemment republié dans la revue La Pensée (2024, 410 : 131-142).
  2. Cf. Friedrich Engels, Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des Staats. Im Anschluss an Lewis H. Morgan’s Forschungen, Hottingen-Zürich, Verlag der Schweizerischen Volksbuchhandlung, 1884.
  3. Cf. Lewis Henry Morgan, Ancient Society or, Researches in the Lines of Human Progress from Savagery through Barbarism to Civilization, London, MacMillan and Co, 1877.
  4. Cf. Johan Jakob Bachofen, Das Mutterrecht. Eine Untersuchung über die Gynaikokratie der alten Welt nach ihrer religiösen und rechtlichen Natur, Stuttgart, Krais and Hoffmann, 1861.
  5. La plus connue, la « Dame aux fauves », représente une femme trônant sur un siège dont les accoudoirs figurent des têtes de léopards.
  6. Cf. Marija Gimbutas, The Language of the Goddess. Unearthing the Hidden Symbols of Western Civilization, San Francisco, Harper and Row, 1989.
  7. Cf. notamment : George P. Murdock and Caterina Provost, « Factors in the Division of Labor by Sex : A Cross-Cultural Analysis », Ethnology, 1973, 12 (2) : 203-225 ; Paola Tabet, « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, 1979, 19 (3-4) : 5-61 ; Robert Brightman, « The Sexual Division of Foraging Labor : Biology, Taboo, and Gender Politics », Comparative Studies in Society and History, 1996, 38 (4) : 687-729 ; Alain Testart, L’Amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail, Paris, Gallimard, 2014 (« Bibliothèque des sciences humaines »).
  8. Le refus du cumul des identiques, illustré notamment par l’incompatibilité entre le sang menstruel et le sang animal.

2 commentaires:

  1. Lien accessible pour le compte-rendu sur Lahire : https://journals.openedition.org/lhomme/50017
    (le votre est en accès réservé)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Arf, une erreur de ma part. Je corrige cela dans le texte, merci de votre vigilance.

      Supprimer