Des ours, des humains et des mésaventures mythologiques
Ayant entrepris de rédiger mon prochain bouquin, qui traite des diverses formes de combats collectifs dans les sociétés humaines, j’inventorie les exemples accrocheurs ou significatifs et, d’une manière générale, tout ce qui est de nature à éclairer certaines coutumes. À propos du rôle social joué par la vengeance (légitime et moralement obligatoire dans toutes les sociétés sans État), je tombe sur ce merveilleux mythe des Amérindiens cherokee, une tribu du sud-est des actuels États-Unis, tel qu'il est rapporté par la principale spécialiste de ce peuple, Theda Perdue, dans son livre Slavery and the Evolution of Cherokee Society, 1540-1866 :
Dans les mythes cherokee collectés par l’anthropologue James Mooney à la fin du 19e siècle, les ours sont décrits comme étant originellement des êtres humains. Ayant choisi de vivre dans les bois, ils avaient par conséquent acquis une fourrure, des griffes, et toutes les autres caractéristiques physiques des ours. Les chasseurs humains commencèrent à traquer les ours comme du gibier, et comme les ours négligèrent de venger la mort de leurs congénères, les chasseurs devinrent libres de les tuer en toute impunité. Afin d’éviter le sort des ours, les humains furent condamnés à venger les torts commis contre eux.
Cette histoire est édifiante : elle souligne à merveille le rôle dissuasif de la vengeance, dans un univers où les rapports entre les groupes humains sont pensés au prisme d’un rapport entre espèces qui se chassent mutuellement. Bref, sur la forme comme sur le fond, elle cochait toutes les cases et je m’apprêtais à l’intégrer à mon texte sous réserve d’une formalité : aller consulter chez James Mooney le texte original correspondant à ce résumé, histoire de voir si au passage, je ne récupèrerais pas deux ou trois détails croustillants supplémentaires. Et là, patatras.
Le livre de Mooney, Myths of the Cherokee, est un classique dont le texte intégral figure en ligne sur le web. On peut donc faire une recherche sur le mot « ours », et on découvre que ceux-ci sont évoqués en trois occasions.
La première est un conseil tenu suite à la croissance démographique des différentes espèces, qui fait que le territoire vient à manquer et qu’elles commencent à lutter les unes contre les autres. Les humains ont l’avantage de leurs armes. Les ours envisagent eux aussi de se munir d’arcs, mais se rendent vite compte qu’il leur faut choisir entre tirer avec cette arme et conserver leurs longues griffes, bien utiles par ailleurs. Le conseil se sépare sans avoir décidé de renoncer aux griffes au profit de l’arc. Le récit conclut alors : « Si le résultat du Conseil avait été différend, nous serions aujourd’hui en guerre avec les ours, mais les choses étant ce qu’elles sont, le chasseur ne demande même pas à l’ours de lui pardonner quand il en tue un. »
La deuxième histoire concerne un chasseur recueilli par un ours-medecine man, capable de parler et possédant divers pouvoirs magiques. À son contact, l’homme prend physiquement peu à peu l’aspect d’un ours. L’année suivante, un groupe de chasseurs tue l’ours-medecine man et ramène l’homme-ours dans son village. Celui-ci leur explique qu’il doit rester isolé et à jeun pendant une semaine pour redevenir un humain à part entière. Une femme ayant insisté pour le prendre pour époux, celle-ci rompt son isolement avant la fin de la semaine et l’homme-ours meurt.
Le troisième et dernier récit rapporte que les ours sont en réalité d’anciens humains, et plus précisément les anciens membres d’un clan Cherokee. Ceux-ci avaient suivi l’exemple d’un de leurs adolescents qui passait sa journée dans les bois pour y trouver sa pitance et qui, peu à peu, avait pris l’apparence des ours.
Et c’est tout. Point de décision de ne pas riposter, point de morale concernant les humains, rien de tout ce que le résumé de T. Perdue suggérait.
Moralité : si en allant dans la forêt, les humains peuvent devenir des ours, en étant rapportés de seconde main, les récits mythologiques peuvent eux aussi changer de nature au point d’en être méconnaissables. Et le chasseur d’informations doit donc toujours remonter à leur source première s’il veut éviter d’afficher fièrement à son tableau des animaux imaginaires.
Tu en es su sur ? C’est vrai que ça parait un peu extrapolé, mais la version de seconde main peut faire songer a la première version rapportée. Il y a un parallèle avec le fait de faire la guerre et de devoir demander pardon. Autrement dit, c’est comme si l’ours n’avait pas a se plaindre. Tandis qu’un homme oui. Il peut se plaindre (et se venger ?). C’est de là que ça a peut être été extrapolé.
RépondreSupprimerTangui
Oui, il y a un très vague air de parenté. Mais l'idée que les ours ont décidé de ne pas se venger et que c'est la raison pour laquelle les hommes peuvent les chasser librement, est totalement inventée. De même que la conclusion selon laquelle les hommes se vengent afin de de pas être chassés les uns par les autres.
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerVotre conte Cherokee du "chasseur recueilli par un ours-medecine man" m'a fait plus ou moins penser à un conte des "1001 nuits" dont j'avais un vague souvenir et où je suspectais une vague resemblance...
J'ai donc interrogé GPT...
Dans la foulé, j'en ai profité pour l'interrogé aussi sur Claude GAIGNEBET qui évoque souvent le mythe de "l'homme sauvage" qu'il relie au "mythe de l'ours".
Et voici ses 2 réponses dans le lien suivant :
https://chatgpt.com/c/e5b8d78d-ae93-4080-b9b3-0a3a812df1c3
(NB : si le lien ne fonctionne pas, je vous fait un copier-coller du texte...)
PS : désolé pour les fotes d'ortograves, j'ai écrit à la va-vite et ne me suis pas relu ! 😔
RépondreSupprimerBonjour
SupprimerLes spécialistes des mythes (dont je ne suis pas !) insistent sur le fait qu'on retrouve des motifs et des détails similaires dans de très vastes zones - certains mythes ont ainsi manifestement accompagné les humains à la sortie d'Afrique et sont présents à l'époque contemporaine dans des endroits aussi éloignés que l'Amérique du Sud et l'Océanie. Sur tout cela, je ne peux que vous recommander les travaux de Jean-Loïc Le Quellec et Julien d'Huy, qui ont de surcroît élaboré une méthode permettant de reconstituer l'évolution temporelle des mythes.
Intrigué, j'ai fait des recherches de mon côté. J'ai pensé que Perdue ne faisait que reprendre l'analyse de Reid (A Law of Blood, 1970), à laquelle elle renvoie dans une note précédant son résumé du mythe. Reid cite le mythe rapporté par Mooney, le premier de la liste ci-dessus (p. 98, lien : https://archive.org/details/lawofbloodprimit0000reid/page/98/mode/2up?view=theater&q=bear), et le contraste avec celui de la vengeance des cerfs et des autres animaux (raconté par Mooney à la suite du conseil des ours). Il veut étayer par ce contraste l'idée selon laquelle, chez les Cherokee et d'autres tribus du sud-est des États-Unis, « l'oubli » était un moyen reconnu et institutionnalisé de mettre fin à une querelle en « responsabilité d'homicide » (homicide liability). Mais alors, j'ai l'impression que Perdue tire la conclusion opposée de Reid : celle-ci voit dans le mythe une justification de la "vendetta", alors que celui-ci y voit un exemple d'oubli institutionnalisé des torts, qui met justement fin au cycle des vengeances.
RépondreSupprimer(Par parenthèse, j'en profite pour dire que ce blog est vraiment une perle rare : il est rare qu'un chercheur fasse part à tous de ses idées, de ses tentatives, et de ses questions surtout. Je suis doctorant en maths, et je rêverais de lire les cahiers de recherche d'un chercheur avec ses repentirs et ses tentatives infructueuses : ça serait bien plus nourrissant et stimulant que tous les articles bien formatés et sûrs de leurs conclusions que publient nos revues. Merci pour ce blog !)
Bien vu ! J'avais interrompu ma lecture trop vite, et je n'avais pas été jusqu'aux daims et aux autres animaux. Oui, Perdue élabore un raisonnement en inversant l'ordre des éléments : la vengeance des humains devient une conséquence de la décision des ours, alors qu'il n'est pas question de cela chez Mooney. Au passage, cela fait un moment que je me dis que ce que nous appelons le pardon est quelque chose de purement moral, qui n'a pour ainsi dire aucune conséquence ; mais qu'à l'origine, c'était probablement beaucoup plus fort que cela, et c'était le renoncement volontaire au droit de vengeance. Mais je n'ai pas trouvé d'éléments tangibles à l'appui de ma petite spéculation...
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