Un compte-rendu de « Aux origines du genre » par Stéphane Bonnéry
J’avais omis de signaler ce compte-rendu paru dans La Pensée n°417 (2024/1) il y a quelques semaines, de la main de Stéphane Bonnéry, à propos de l’ouvrage collectif Aux origines du genre (PUF) que j’ai coordonné avec Anne Augereau. Je profite de l’occasion pour dire que le livre aspire aujourd’hui à une seconde vie : en plus d’avoir été traduit en anglais, le texte s’est enrichi de plusieurs nouvelles contributions. Il a maintenant presque triplé de volume - tout en conservant le style accessible qui était celui de la version initiale – et nous espérons qu’il convaincra l’éditeur auquel nous l’avons adressé. Si c’est le cas, nous réfléchirons bien sûr à une nouvelle édition augmentée en français !
Cet ouvrage réalise un tour de force : à la fois court, accessible et rigoureux dans la présentation des arguments soupesés, loin des glissements rapides et fréquents sur cette question aussi controversée que les origines du genre. Pour corriger une tendance ancienne à raisonner sur l’histoire de l’humanité à partir de normes masculines, la rigueur scientifique est de mise pour éviter d’accréditer, par mouvement de balancier, des thèses contraires non étayées. Quelle que soit la date à laquelle les recherches s’accorderont sur l’apparition de la domination masculine, dès les débuts de l’humanité ou plus tardive, Anne Augereau et Christophe Darmangeat (p. 9-41) posent que cela ne permet de conclure ni qu’elle est indépassable ni qu’on peut l’abolir facilement : « le combat féministe n’a pas besoin de chimères » ni de surinterpréter les preuves scientifiques. Et si les preuves de la présence des rôles genrés différenciés à une époque aussi lointaine que le paléolithique final sont rares, le plus rationnel est de s’en remettre à elles. Les hommes se sont arrogé l’exclusivité de l’usage des armes létales dans toutes les anciennes sociétés connues. Si des équilibres entre les sexes ont pu exister, il n’est nulle trace scientifique de sociétés où les hommes auraient été dominés. Le texte initial passe ainsi en revue des controverses et des courants successifs qui ont pris position sur la préhistoire du genre, et il les resitue sur le terrain des preuves. Sans que les sociétés passées soient assimilables aux observations des sociétés traditionnelles découvertes par les ethnologues, les auteurs invitent à bien connaître ces dernières pour ouvrir les visions du passé très lointain aux nuances et aux tendances bien établies au sujet des peuples étudiés directement.
Le livre se poursuit par les interventions de spécialistes de domaines dans lesquels rebondit la controverse. L’éthologue Pascal Picq (p. 43-55) compare l’humain avec les grands singes. S’il existe des comportements genrés chez nos plus proches cousins, « la profonde séparation genrée des tâches qui marque les sociétés humaines depuis des millénaires ne s’observe [pas chez eux]. Cela démontre que, depuis notre dernier ancêtre commun, une innovation propre au genre homo est survenue à une période encore inconnue de notre évolution préhistorique. Notre modernité représente certainement une des possibilités parmi la diversité des sociétés plus ou moins genrées qui se sont succédé depuis nos lointaines origines. »
Les textes suivants portent sur les traces à partir d’objets et de cadavres, notamment de sépultures, et des interprétations quant aux rôles genrés et aux statuts sociaux de ces derniers. Or, dans les sociétés vivantes, les objets dans les tombes ne prouvent pas qu’ils ont été utilisés par les défunts, c’est le cas des sépultures d’enfants. La prudence est de mise avec la présence d’armes ou de parures de prestige dans les tombes, d’autres preuves convergentes sont nécessaires avant d’en conclure à une égalité genrée ou un matriarcat primitif.
Aline Thomas argumente ainsi la difficulté à faire « parler les morts » (p. 77-86). Si les méthodes archéologiques ont progressé pour identifier le sexe des cadavres, et si les activités humaines ont laissé des traces biologiques sur les cadavres, il convient d’avancer avec prudence : certaines marques typiquement liées à l’usage d’armes létales pour la guerre ou le gros gibier sont essentiellement présentes sur des restes de corps masculins (lésions sur le coude, caractéristiques des conséquences du lancer répété de sagaie). Inversement, la spécialisation d’activités féminines laisse moins de traces : sans certitude, l’hypothèse la plus vraisemblable reste celle de femmes principalement occupées au traitement de la nourriture, attestée par les marques sur les cadavres d’activités manuelles évoquant l’usage de la meule à grain. Et les traces ADN étayent l’hypothèse de mariages néolithiques patrilinéaires avec une exogamie féminine (les femmes suivent le groupe de leur mari, auquel appartiennent les enfants).
John C. Whittaker et Kathryn Kamp résument la controverse sur l’existence de femmes chasseuses (p. 67-76), à partir de pointes de flèches dans des tombes féminines. Les auteurs mettent en garde contre nos lectures anachroniques tramées par l’agenda politique, social et économique actuel : le lobby des armes à feu aux États-Unis tente d’élargir son marché à l’auto-défense des femmes, relayé par la production de fictions (cinéma, séries, etc.) montrant des femmes armées, rencontrant un féminisme militant qui vise à trouver dans le passé des arguments pour sa cause. En l’état des connaissances, il semble que la chasse au gros gibier, avec des propulseurs, relevait de l’apanage des hommes, qui pouvaient cueillir et confectionner des vêtements lorsqu’ils étaient dans des campagnes de chasse loin des femmes. Inversement, les femmes chassaient aussi, mais du petit gibier moins prestigieux.
Dominique Henry-Gambier revient sur « la dame de Cavillon » (P. 57-66). La sépulture découverte en 1872, d’abord considérée comme celle d’un homme, s’est avérée avec les progrès des connaissances être celle d’une femme. Des publications ont prétendu qu’il s’agissait de la sépulture d’une femme importante, attestant de rapports genrés échappant à la domination masculine. Mais les éléments factuels conduisent, en l’état des connaissances, à ne pas pouvoir conclure sur le statut social de cette femme : les restes de parures ou de sépulture sont tout à fait courants pour le magdalénien.
Oren Falk (p. 87-99) prolonge l’argumentaire à partir de la controverse liée à une tombe viking contenant des armes, dont les os ont longtemps été attribués à un homme avant que des doutes apparaissent. À partir d’articles « scientifiques » trop militants, ne retenant que les arguments convergents avec la thèse qu’il s’agirait d’une « femme guerrière », s’est déclenchée une curée médiatique sur « les historiens qui avaient tort ».
Merci à ce livre de ramener le débat quant au « passé du genre » sur le terrain scientifique : les revendications sur nos sociétés actuelles se retournent contre la rationalité si la science abaisse la rigueur de l’administration de la preuve pour satisfaire nos fantasmes sur ce qu’aurait été le passé et pour justifier une cause présente, aussi légitime soit-elle.
Stéphane BONNÉRY
Livre toujours pas lu, c'est l'occasion de le mettre dans ma check list !
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