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La propriété privée, la domination masculine et l'œuf dur

Lors que j’ai écrit (et réécrit) mon Communisme primitif..., j’ai tenté de remettre à jour les raisonnements que l’on pouvait faire en tant que marxiste sur l’origine de la domination masculine, au vu du progrès des connaissances accompli depuis 1884. En particulier, il fallait impérativement en finir avec l’idée, devenue insoutenable, que cette domination était apparu à un stade relativement récent de l’évolution sociale – la « Barbarie supérieure » d’Engels, correspondant peu ou prou à notre protohistoire. Cela m’a également amené à tenter de comprendre pourquoi le capitalisme avait constitué une rupture inédite dans l’histoire humaine, dans la mesure où pour la première fois, s’y était développée l’idée d’une indifférenciation sociale des sexes (la disparition des genres). En faisant cela, je pensais présenter un raisonnement à la fois scientifiquement solide, et qui ne posait aucun problème politique particulier aux militants marxistes : je ne préconisais aucun changement particulier d’attitude vis-à-vis des questions liées au féminisme.

J’avais manifestement sous-estimé la facilité avec laquelle certains de mes lecteurs pourraient construire leur propre raisonnement à partir de ce que j’écrivais, pour en tirer des conclusions erronées. Un exemple en est donné par ce compte-rendu, par ailleurs tout à fait pertinent et bienveillant. En clair, si les raisonnements que je proposais à propos des effets du capitalisme ont très peu retenu l’attention, l’idée que la domination masculine est (pré)historiquement due à autre chose qu’au développement de la propriété privée a en revanche suscité bien des préventions. Celles-ci n’ont pas porté sur les arguments ethnographiques ou mythologiques, que personne n’a semble-t-il contestés, mais sur le raisonnement lui-même : puisque la propriété privée n’était plus censée être au fondement de la domination masculine, alors l’abolition de la première ne signifiait plus la disparition de la seconde. Mes affirmations affaiblissaient donc une connexion qui se situait au cœur du marxisme et, de fait, remettaient en cause le programme communiste traditionnel – certains ajoutant alors que, pour cette raison, mon analyse est inacceptable.

Voyons cela de plus près.

Commençons par la fin, et par l’idée qu’un raisonnement supposé remettre en cause le programme politique marxiste devrait, pour cette raison même, être rejeté. Il y a là une erreur de principe fondamentale, du même ordre que celle que je relevais à propos de la nature humaine. D’une manière générale, en sciences, on peut certes raisonner par l’absurde, et montrer que si une hypothèse conduit à une conclusion insoutenable, alors cette hypothèse doit être rejetée. Mais un programme politique, par définition, concerne l’avenir : il n’est pas un fait établi au nom duquel on peut révoquer un raisonnement. On peut défendre un programme politique en démontrant qu’un raisonnement qui le contredit est faux ; mais on ne peut en aucun cas invalider un raisonnement au nom du fait que le programme politique qu’il contredit serait le bon. En d’autres termes, le programme politique est toujours une conclusion, jamais une prémisse ; il est toujours illégitime de s’en servir à rebours, comme un moyen de démontrer la validité du raisonnement qui le fonde ou de contester celle du raisonnement qui l’attaque.

Venons-en à présent au rapport entre propriété privée et domination masculine, dans le passé et dans l’avenir. Je laisse ici de côté la signification du concept de « propriété privée » pour les sociétés pré-capitalistes ; je rappelle simplement que la simplicité de cette notion est largement trompeuse, et que comprendre l’évolution des formes de propriété dans la préhistoire est un immense chantier qui a à peine été effleuré par la science.

Quoi qu’il en soit, mes critiques défendent l’idée selon laquelle l’affirmation « la domination masculine est née de l’essor de la propriété privée » équivaut à l’affirmation « la domination masculine disparaîtra avec la propriété privée » – ou, plus précisément, « la disparition de la propriété privée est une condition nécessaire et suffisante de la disparition de la domination masculine ». Il y a là deux propositions en une seule : il faut donc les discuter séparément.

Commençons par l’idée que la disparition de la propriété privée serait une condition nécessaire de celle de la domination masculine. Cette proposition revient à se demander si l’émancipation des femmes est possible ou non au sein du système capitaliste. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, cette question est essentielle pour les gens qui se posent le problème de la transformation sociale sur le strict terrain du féminisme ; pour les marxistes, en revanche, elle a une certaine importance dans le domaine de la théorie pure, mais elle n’a aucune espèce de conséquence pratique et politique. Admettons qu’il faille y répondre par l’affirmative, et que le capitalisme soit effectivement capable de débarrasser l’humanité du fléau de l’oppression des femmes. Cela affaiblirait-il pour autant le programme communiste ? En aucun cas : cela permettrait au contraire à la lutte des classes de se dérouler dans une arène rendant les forces en présence plus simples et plus intelligibles. La fin de la domination masculine, en elle-même, constitue ce que les marxistes classiques appelaient une « tâche bourgeoise ». Il est certes très probable que cette tâche bourgeoise, pour mille raisons, ne puisse être accomplie au sein de la société bourgeoise elle-même, et qu’il appartienne en fin de compte à une société socialiste de la régler. Mais même si ce n'était pas le cas et qu'elle venait à être accomplie dans le cadre des structures de propriété existantes, la position et les arguments de ceux qui militent pour leur abolition n’en seraient pas amoindris d’un iota.

L’autre versant de la question consiste à savoir si la disparition de la propriété privée constitue une condition suffisante de celle de la domination masculine. Autrement dit : se pourrait-il que la domination masculine subsiste à une disparition des oppositions de classe ? Il est évidemment difficile d’apporter des arguments définitifs sur ce plan : chacun sait que selon l’adage, les prédictions sont difficiles, surtout quand elles concernent l’avenir. Il est donc tout aussi difficile de « prouver » que le socialisme supprimera la domination masculine que de « prouver » qu’il supprimera le racisme ou la religion. Il existe toutefois de très solides raisons de penser que ce sera le cas. Mais, et c’est mon propos dans ce billet, ces raisons n’ont rien à voir avec les origines de la domination masculine.

En effet, le syllogisme repose sur l’idée que si l’on veut faire cesser un phénomène A, il suffit de prouver qu’il est originellement dû à un autre phénomène B ; ainsi, la fin de B est censée entraîner nécessairement celle de A. Cette manière de poser le problème est assez intuitive. Mais l’intuition, c’est ce qui fait penser que la Terre est plate et, en l’occurrence, elle est trompeuse, car elle ne s’applique qu’à certains contextes bien précis. Par exemple, si l’on prend un glaçon et qu’on monte la température, il devient liquide. Dès lors, il faut et il suffit donc de la baisser à nouveau pour qu’il redevienne solide. En revanche, si l’on fait chauffer un œuf, il devient dur... et le faire refroidir ne le fait pas redevenir cru. Nous savons tous cela, et nous regarderions avec perplexité quelqu’un qui affirmerait que le fait que l’élévation de température fait les œufs durs prouve que tout œuf a commencé par être dur, et qu’il n’est ensuite devenu cru que par la diminution de cette même température, et que contester cette dernière affirmation revient à remettre en cause l’idée que les œufs deviennent durs à la cuisson.

En d’autres termes, bien souvent, on ne peut pas raisonner « toutes choses égales par ailleurs ». De même que l’œuf, une fois dur, diffère par sa structure de l’œuf cru, la société moderne diffère des sociétés d’il y a quelques millénaires sous bien des aspects, et pas seulement par l’introduction de la propriété privée. Placer ainsi une équivalence symétrique entre les facteurs qui permettront d’abolir la domination masculine et ceux qui l’ont fait apparaître constitue une erreur de logique : désormais, le problème ne se pose plus du tout dans les mêmes termes que dans les sociétés du passé. On peut fort bien penser qu’une organisation sociale collectiviste nettoiera les écuries d’Augias de la domination masculine, sans pour autant être obligé de croire que la domination masculine est arrivée avec la fin du collectivisme – ce qui, en tout état de cause, est contraire aux faits observés.

Soit dit en passant, et pour conclure, c’est la même démarche qui permet de penser que l’évolution sociale pourra abolir des traits hérités de fort longue date, qui ont constitué jusqu’à présent des universaux, ou des quasi-universaux (un exemple est la guerre, dont Engels note qu’elle est pratiquée de manière féroce dès les sociétés de chasseurs-cueilleurs). Constater l’existence de ces universaux dans le passé, en soi, ne dit absolument rien de la possibilité d'y mettre un terme dans le futur si les conditions de cette disparition sont réunies.

21 commentaires:

  1. « [...] sans pour autant être obligé de croire que la domination masculine est arrivée avec la fin du collectivisme »

    Question bonus : peut-on parler de « collectivisme » à propos des sociétés pré-capitalistes ?

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    1. Oui, c'est en fait la même question que pour la propriété privée, prise par l'autre bout. Tout cela est très simple tant que le regarde de loin, et effarant de complexité dès qu'on s'y connaît un peu. Restons-en à l'idée que les premières sociétés humaines étaient marquées par une forte solidarité économique (qu'on peut résumer par le terme de « collectivisme ») et l'absence d'inégalités de richesse, et qu'en gros à partir du complexe stockage / sédentarité / agriculture, tout cela a basculé.

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  2. Merci pour l'article très intéréssant.

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  3. Une leçon de logique. Mais peut-elle toucher des gens qui ont, en fait, une pensée religieuse, pour lesquels peu importe l'évolution des connaissances, c'est ce que la Bible dit qui est intégralement vrai. Pour des marxistes, c'est ballot.

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  4. Je ne suis pas convaincu par votre billet car il se place à un niveau de généralité trop grand. Les phénomènes anthropologiques sont locaux et traversés par le temps. J'en profite pour vous dire ce que je pense de votre travail en général :
    Vous êtes reconnu comme marxiste mais vous vous signalez par votre propension à réfuter les thèses du marxisme : le matriarcat comme le communisme primitif n'auraient jamais existé. Voyons comment vous parvenez à ces résultats.
    Vous refusez d'utiliser le sens égalitaire que H.Goettner-Abendroth a donné au terme matriarcat et ainsi, vous démontrez seulement que des sociétés de domination féminine n'ont jamais existé.
    Vous appelez égalitaires (et même communistes !) des sociétés égalitaires entre les hommes mais violemment inégalitaires contre les femmes. A ce jeu-là, pourquoi ne pas appeler communiste une société esclavagiste si elle était égalitaire entre les esclavagistes ?
    Bref, vous brouillez les cartes des mots. Vous êtes un habile prestigitateur, à mon humble avis.
    Cordialement
    Thierry Bautier
    thierrybautiervannes@gmail.com

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    1. Si je vous suis bien, j'arrive donc à nier le communisme primitif tout en le voyant là où il n'existe pas. Ce n'est plus de la prestidigitation : c'est carrément de la magie noire (ou rouge ?).

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    2. Tout dépend effectivement du sens que vous donnez aux mots.

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    3. On a inventé les généralités pour échanger avec nos semblables. Si vous n'aimez pas ça, il y a un moyen tout indiqué pour gérer votre dégoût avec plus d'économie.

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    4. "Les phénomènes anthropologiques sont locaux et traversés par le temps."

      Affirmé sans la moindre dose de généralisation.

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    5. Les généralités sont généralement fausses.

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  5. Bonjour,
    Je viens de découvrir votre blog que je trouve passionnant, merci de partager votre travail. Dans un entretien mené par Ballast, vous déclariez : "Avec une économie pré-industrielle, voire pré-agricole, resurgiraient fatalement les rapports sociaux qui leur sont nécessairement liés et toutes les oppressions dont ils étaient porteurs." Mais selon le raisonnement mené dans ce billet, cette proposition ne relèverait-elle pas justement du "syllogisme de l'œuf dur" ? Si l'abolition d'une cause ne signifie pas nécessairement l'annulation de ses effets, pourquoi les effets sociaux positifs de l'économie industrielle seraient-ils "fatalement" condamnés par un reflux de cette même économie ?

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    1. Ha, bonne question. ;-)
      En l'occurrence, parce que les rapports sociaux que nous connaissons ne pourraient survivre à la fin de l'économie qui les sous-tend. Il est rigoureusement impossible que la conscience d'appartenir à une même humanité (et éventuellement, d'en tirer les conséquences sur la nécesssaire coopération) puisse exister hors du cadre d'un développement techno-économique qui assure dans les faits l'interdépendance quotidienne des humains.
      La différence avec ce dont je traitais dans le billet, c'est que dans ce sentiment de solidarité humaine (pris au sens large), l'élargissement et l'internationalisation des liens économiques n'est pas seulement ce qui a donné l'impulsion : c'est une condition sine qua non (et dans ce cas, on est plutôt dans le cas du glaçon...)

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    2. Merci de votre réponse

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  6. Bonjour,

    un point que je n'arrive toujours pas à comprendre : comment se fait-il que certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient basées sur une -relative- égalité des sexes et une -relative- absence de domination de la femme par l'homme, quand d'autres reposaient au contraire sur une véritable domination patriarcale où les femmes n'avaient aucun pouvoir ? Si l'on ne retient pas l'argument avancé par Engels concernant l'émergence de la propriété privée, on peut aussi dire que l'argument de la physiologie ou du caractère inné de la violence ne tient pas non plus, étant donné que cette domination patriarcale n'est pas universelle (d'ailleurs, concernait-elle selon vous la majorité des sociétés de chasseurs cueilleurs ?).

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    1. C'est une vraie question, à laquelle depuis le début je n'ai pas de réponse. Il y a bien une constante : la division sexuée du travail et le monopole masculin sur les armes, qui explique que nulle part, les femmes n'aient dominé (et disons que leur infériorisation, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, va de « presque pas » à « très marquée », sans q'il soit possible de faire des statistiques).
      Cette division sociale s'explique assez bien sur la base de la division biologique des rôles dans la reproduction. En revanche, à partir de cet universel, il y a en effet des variations très importantes, pour lesquelles personne, à ma connaissance, n'a jamais trouvé de variable qui permette d'en rendre compte de manière satisfaisante, moi pas plus qu'un autre...

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    2. merci pour votre réponse !

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    3. Bonjour,

      Deux questions annexes : sait-on au vu des éléments ethnographiques et archéologiques à notre disposition si l'on peut dater la domination masculine dès le début de l'apparition des premières communautés humaines de chasseurs cueilleurs, ou alors s'il semble y avoir une évolution chronologique (par exemple entre le paléolithique moyen et supérieur, ou entre le paléolithique supérieur et le néolithique). Deuxième question : les guerres préhistoriques étaient-elles liées à l'absence de ressources et aux aléas climatiques ou à d'autres phénomènes ?

      Merci d'avance pour vos réponses.

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    4. Vastes questions, auxquelles je me suis efforcé de répondre de manière argumentée dans mes travaux. Pour aller vite :
      1. Non, on ne sait rien. On peut faire l'hypothèse qu'elle émerge au paléolithique supérieur, on peut aussi penser qu'elle est un héritage de notre lignée de primates (et tout autre réponse intermédiaire). Les deux sont possibles, et même si on peut pencher pour l'une ou pour l'autre, il n'existe aucun élément un tant soit peu probant pour trancher.
      2. Si on parle des guerres des chasseurs-cueilleurs observées en ethnologie, en tout cas à partir du cas australien, le mieux documenté, leur cause proximale n'est pas l'appropriation des ressources. On ne pille pas, on capture assez peu, et on ne conquiert pas de territoires. Après, on peut toujours soutenir qu'elles résultent indirectement de raisons climatiques ou environnementales, mais je vois mal quels éléments tangibles on pourrait mobiliser pour appuyer de telles propositions.

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    5. A nouveau, merci pour toutes vos réponses !

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