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Linéarité et archéologie

Sous ce titre un peu mystérieux se cache une question qui me chatouille régulièrement à la lecture de certaines publications d'archéologie qui affirment avoir administré la preuve que telle ou telle société était « patrilinéaire » ou « matrilinéaire ». Or il me semble qu'il y a là un problème dont on a du mal à prendre la mesure, et qui repose notamment sur une incompréhension de certains concepts-clés de l'anthropologie. Voici donc un petit essai de clarification ; il mériterait certainement d'être plus fouillé et pourrait sans doute faire la matière d'une publication dans une revue académique. Mais j'ai d'autres fers au feu, et faute de cela, je me dis que quelques paragraphes sur ce blog seront toujours mieux que rien.

Pour commencer, il faut donc revenir à la manière dont les anthropologues décrivent certaines dimensions du fonctionnement des sociétés. Un des couples de concepts les plus classiques consiste à parler (souvent en les associant), de localité et de linéarité. On dira ainsi qu'on a des sociétés patrilinéaires / patrilocales, des sociétés matrilinéaires / matrilocales, ou des sociétés dites dysharmoniques (par exemple, matrilinéaire et patrilocale).

La patri- ou la matri- localité ne pose guère de problèmes. Il s'agit de la règle qui fixe le lieu de résidence d'un couple marié (sachant que l'impératif d'exogamie implique le plus souvent des unions entre partenaires ne résidant pas dans le même lieu). La société est donc dite patrilocale lorsque le jeune couple doit s'installer chez les parents du mari (ou tout près d'eux), matrilocale lorsque c'est chez ceux de la femme. Naturellement, ces deux situations sont très loin d'épuiser la gamme des possibilités. Pour commencer, même là où ces règles expriment la norme, celle-ci n'est jamais parfaitement respectée, et la réalité s'en écarte donc plus moins. Ensuite, on rencontre bien d'autres systèmes, à commencer par celui de notre propre société, où n'existe aucune prescription de ce genre.

Passons maintenant au cœur du problème : la patri- ou la matri-linéarité. Cette « linéarité » exprime l'idée que quelque chose se transmet aux enfants exclusivement par l'un des deux parents (c'est pourquoi on parle alors d'unilinarité). Toute la question est de savoir quel est ce quelque chose.

Une première possibilité concerne les biens matériels. Dans l'hypothèse où les possessions du mari et de la femme restent distinctes après le mariage, on pourra donc dire que l'héritage est patrilinéaire si les enfants héritent des biens de leur père et de lui seul (dans ce cas, on peut imaginer qu'à la mort de la mère, ses biens reviennent à ses sœurs et/ou à ses neveux et nièces du côté féminin).

Toutefois, quand on parle d'unilinéarité, c'est très rarement à cela qu'on pense. Dans l'immense majorité des cas, la linéarité désigne implicitement l'appartenance à des groupes de parenté, c'est-à-dire à des ensembles « en corps », possédant un nom et certaines prérogatives en matière politique, économique ou matrimoniale. Typiquement, une société peut être divisée en un certain nombre de clans. La règle d'exogamie imposera que les individus se marient avec partenaire issu d'un autre clan. Si les clans sont patrilinéaires, alors les enfants issus de ce mariage seront rattachés au clan de leur père, et si les clans sont matrilinéaires, à celui de leur mère.

Naturellement, là aussi la réalité est loin de se résumer à cette alternative. D'une part, toutes les sociétés sont loin d'être structurées en groupes de parenté... à commencer par la nôtre. D'autre part, parmi celles qui le sont, il existe bien d'autres modalités que l'unilinéarité (même si celle-ci est un système assez fréquent).

Quoi qu'il en soit, un premier problème – et il est considérable – avec la linéarité, c'est que le mot n'a pas de sens si l'on ne précise pas à quoi elle s'applique. Si la patri- ou la matri- localité désignent un phénomène sans ambiguité (le lieu de résidence d'un couple marié), ce n'est pas du tout le cas de la linéarité : comme je l'ai dit, ce qui est transmis de manière unilinéaire peut être l'appartenance à un groupe de parenté, l'héritage de certains biens matériels (pas forcément tous, et tous de la même manière), mais aussi des statuts, ou même le rattachement ethnique. Cette dernière possibilité est illustrée par l'exemple de la judéité, qui se transmet exclusivement par la mère. Tout cela montre que parler de « société patrilinéaire » (ou matrilinéaire) n'a en réalité aucun sens – plus exactement, cela peut avoir bien des sens très différents. Ce qui est patrilinéaire (ou matrilinéaire), c'est uniquement une dimension précise de la société (l'héritage, les groupes de parenté, etc.). Faute de préciser laquelle, on ne fait qu'entretenir la confusion.

Tout cela nous amène à la question de la visibilité archéologique. Peut-on, sur la base de certains éléments matériels ou génétiques, affirmer la patrilinéarité ou la matrilinéarité de telle ou telle population (plus exactement, de certaines dimensions sociales d'une population) ? À la vérité, il me semble que c'est strictement impossible. La présence de groupes de parenté patrilinéaires peut dans le meilleur des cas être présumée sur la base de corrélations statistiques, mais avec un fort degré d'incertitude (les sociétés patrilocales possèdent souvent de tels groupes, mais c'est loin d'être une règle absolue).

Prenons le cas le plus favorable qui soit : celui d'une nécropole dans laquelle on pourrait mettre en évidence les liens de filiation par les hommes, les femmes venant de l'extérieur (ou l'inverse). Je ne vois pas ce qu'on aurait montré de plus qu'une forte présomption de patrilocalité, les femmes étant alors enterrées sur leur lieu de résidence post-maritale. Même dans cette situation, rien n'autoriserait à avancer l'hypothèse supplémentaire de règles de linéarité portant sur les biens, l'appartenance clanique, ou encore autre chose. D'une manière générale, j'ai bien peur que les groupes de parenté laissent globalement fort peu de traces matérielles susceptibles d'être identifiées par les archéologues.

Quant à la linéarité du statut, il faut là aussi être très prudent : le fait qu'une position hiérarchique de chef ou de roi par exemple, se transmette de père en fils, peut simplement résulter du fait que cette fonction est un monopole masculin, ce qui est très différent de la question de l'unilinéarité.

Bref, le débat est ouvert – encore une fois, j'ai bien conscience que pour le mener plus sérieusement, il me faudrait reprendre quelques publications récentes et montrer pourquoi, à mon avis, elles évoquent l'uniliéarité de manière abusive, mais je crois avoir exposé les principaux arguments en ce sens.

14 commentaires:

  1. Je suis sans doute responsable de ce vocabulaire un peu décalé, mais n'est-il pas plutôt d'usage de parler de "filiation" et de "résidence" (pour "linéarité" et "localité) ?

    C'est un peu le même problème qu'avec ceux qui défendent l'existence du matriarcat. Si on cause du fait que les femmes dirigent la société et que le voisin parle du fait d'avoir du pouvoir sur les enfants, on ne s'y retrouve plus.

    Tu pensais à quels travaux ? Si certains déterminent qu'il y a patrilinéarité juste parce qu'on voit des liens de parenté entre tous les hommes, effectivement c'est bidon.

    Il faudrait voir du côté des coutumes funéraires dans les sociétés patri- et matri- et je ne crois pas que quelqu'un l'ait déjà fait. Il peut arriver que les femmes soient systématiquement enterrées dans leur village natal, d'autres fois dans leur village "marital". ça mériterait d'y jeter un coup d'œil pour voir ce que ça donne statistiquement.

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    1. On peut parler de la filiation et des règles de filiation, mais il n'existe qu'un seul mot pour dire que quelque chose se transmet uniquement par les hommes (ou par les femmes) - dont la filiation - et c'est la patrilinéarité (et non, tu n'y es pour rien).
      Il faudrait que je retrouve les études d'archéologie qui m'ont fait réagir, mais il y en a eu, et j'ai un peu la flemme de les rechercher. Et mon intuition, comme la tienne, est qu'il est très difficile de relier des pratiques funéraires avec des systèmes de parenté / filiation donnés.
      Sur ce, tu n'as pas des trucs plus urgents à régler, toi ? :-)

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    2. Si, mais tu m'as cherché avec tes "dysharmoniques" ;-)

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    3. Anne.augereau2@gmail.com09 mai, 2024 19:45

      Voici l'une de ces publications :
      https://www.nature.com/articles/s41586-023-06350-8

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    4. Ce qui peut être fait en revanche, c'est prouver la matrilinéarité (ou au moins l'absence de patrilinéarité) à partir de la preuve d'une matrilocalité. Vu qu'on ne connait aucune société patrilinéaire et matrilocale.

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    5. Je rappelle à ceux qui bavardent au fond de la classe que « société patrilinéaire », cela ne veut pas dire grand chose qu'il vaudrait mieux bannir cette expression. Quoi qu'il en soit, attention, absence de patrilinéarité et matrilinéarité, ce n'est pas du tout la même chose – encore une fois, il suffit de penser à notre propre cas. Et il y a encore bien d'autres situations possibles.

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  2. Un autre exemple du « quelque chose » un peu mystérieux qui se transmet exclusivement par la mère et ceci même dans les sociétés les plus patriarcales, c'est le statut personnel chez les Romains : libre ou esclave, ethnie et donc droit coutumier applicable dans certaines circonstances.
    Je viens d'apprendre à la lecture du Monde daté d'hier, que c'était la même chose aux Antilles françaises aux temps de l'esclavage : l'enfant né d'une esclave était esclave, celui né d'une femme libre était libre, sans considération du statut du père. Et ça, pour le trouver dans les traces archéologiques...

    NB. À propos de la judéité qui « s'attrape par la mère » : elle n'est pas attestée dans la Bible, bien au contraire, et vient de la Guemara, la Thora orale, aux alentours du Ve siècle. Certains y voient une influence romaine, précisément en raison de cette histoire de statut personnel hérité de sa mère.

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    1. Merci pour ces remarques tout à fait bienvenues !

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    2. Il me semble qu'il y a beaucoup plus de chances qu'une femme esclave soit engrossée par un homme libre, qu'une femme libre par un homme esclave. Transmettre le statut libre/esclave par la mère permet ainsi de maximiser le nombre d'esclaves à la génération suivante. Cela ne paraît donc pas si contradictoire avec le patriarcat...

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    3. La transmission du statut servile par les parents, d'après Orlando Patterson (1982), peut être transmise selon 7 modèles qui sont très différents les uns des autres (par le père ou la mère ou les deux, ou l'un ou l'autre en fonction de certaines circonstance etc. ). Les études de cas montrent cependant que ces modes de transmission évoluent parfois assez rapidement, ce qui a été également le cas pour l'esclavage dans les plantations des Amériques. Pour "maximiser le nombre d'esclaves à la génération suivante" dans un système patriarcal (ou plutôt à transmission patrilinéaire de la filiation et du pouvoir si l'on écoute les conseil de Christophe) on peut tout autant marier des hommes libre avec des femmes esclaves (si la transmission du statut servile est elle matrilinéaire) que marier des femmes libres avec des hommes esclaves (si la transmission du statut servile est matrilinéaire). C'est le cas des Yuqui sur lesquels vous pouvez lire un excellent billet sur blog :)

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    4. * sur ce blog.

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    5. Le voilà : https://www.lahuttedesclasses.net/2017/01/esclavagistes-tropiques.html

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  3. Laura Waldvogel10 mai, 2024 09:09

    L'usage de ces termes me pose également problème et on les retrouve très fréquemment dans la littérature archéologique (qu'elle soit francophone ou non). Je vois également très mal comment identifier des traces matérielles de patri- ou de matrilinéarité (si tant est qu'on ait effectivement affaire à des systèmes unilinéaires). Sans doute s'agit-il de la perpétuation de la vieille équation "patrilocalité = patrilinéarité" / "matrilocalité = matrilinéarité"... Pourtant le World Ethnographic Sample de Murdock montre effectivement qu'il s'agit uniquement d'une tendance : il me semble de mémoire que 26-27% des 58% de sociétés patrilocales recensées sont patrilinéaires, et que 7% des 15% de sociétés matrilocales sont matrilinéaires....

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    1. Je n'ai plus les chiffres en tête, mais effectivement, cette corrélation statistique est probablement le seul argument. Dès lors, il est problématique de présenter la linéarité comme démontrée par l'archéologie, alors qu'elle n'est au mieux qu'une déduction indirecte sur des bases ethno. Je suis vraiment convaincu que derrière chaque article d'archéologie qui prétend avec découvert la linéarité, il y a une incompréhension de ce qu'est la linéarité.

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