À propos de « L'Énigme du profit » : un entretien dans Contretemps
J'ai eu le plaisir de répondre aux questions de Simon Verdun, à propos de mon dernier livre, L'Énigme du profit. Je reproduis ici les deux premiers échanges.
L'intégralité de l'entretien sur le site de la revue Contretemps !
S. V. : Vous faîtes reparaître dans une nouvelle édition votre précédent ouvrage Le profit déchiffré. Comme son sous-titre l’indiquait alors, celui-ci était composé de trois essais, respectivement consacrés à « l’énigme du profit », à la distinction entre « travail productif et improductif » et à la question de la rente dans les théories ricardienne et marxiste. Comme l’indique explicitement le titre de cette seconde édition, seul le premier essai a donc été repris, quoique dans une version augmentée. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ?
En écrivant mon Profit déchiffré, je voulais aborder plusieurs thèmes qui me tenaient à cœur, pour des raisons différentes. D’une part, j’avais envie de proposer une introduction aux raisonnements de Marx qui mette l’accent sur l’histoire des idées en économie, tout en restant très accessible et à la portée de lecteurs qui n’étaient pas des spécialistes de cette question. D’autre part, je voulais explorer certains points plus techniques, sur lesquels il me semblait que les commentateurs de Marx s’étaient parfois fourvoyés (comme le travail productif) ou qu’ils avaient indument négligés (comme la rente). Les trois parties du livre avaient donc la caractéristique (et, disons-le, le défaut) de s’adresser à des publics très différents.
Au moment de donner une deuxième vie à ce travail, l’éditeur et moi-même sommes tombés d’accord pour ne conserver que le texte le plus vulgarisé et pour en faire un livre à part entière. Ce choix m’a permis, en plus de reprendre entièrement le texte, de le faire un peu grossir en développant certains points, en précisant certains raisonnements un peu trop allusifs, ou en donnant quelques exemples supplémentaires. Quant aux deux autres essais, je ne les renie absolument pas, et ils sont dorénavant téléchargeables en accès libre.
S. V. : Le premier mérite de L’Énigme du profit est de réintroduire l’étonnement face à l’existence même de cette catégorie qu’est le profit : pourquoi au terme de la vente, et une fois les avances matérielles remboursées ainsi que les salaires, reste-t-il au capitaliste un incrément de valeur, un « quelque chose plutôt que rien », qu’il va pouvoir réinvestir dans un nouveau cycle de production ? En plus d’avoir un réel intérêt théorique, il est clair que ce sujet possède un fort potentiel polémique et, à vous lire, il semblerait que la théorie économique dominante soit fort peu à l’aise avec cette question. Le caractère éclaté et insatisfaisant de ses réponses est d’autant plus curieux que le profit apparaît bien comme la catégorie la plus importante du mode de production actuel. Pourriez-vous revenir sur le relatif silence qui entoure la question de l’origine du profit dans la théorie néoclassique dominante, voire dans l’enseignement en général ?
C’est bien simple : l’origine du profit, c’est une question qui fâche. Depuis Adam Smith au moins, et même si c’était encore sous une forme confuse, la théorie économique avait compris que la valeur était liée au travail. Marx fut le premier à donner à cette théorie une forme véritablement cohérente et à en tirer les conséquences ultimes, à savoir que le profit n’est rien d’autre qu’un prélèvement, une ponction effectuée par les titulaires d’un droit de propriété sur la richesse créée par ceux qui travaillent en échange d’un salaire.
Il n’est pas besoin d’avoir un sens politique très aiguisé pour comprendre que cette manière de voir les choses est assez subversive, et peu acceptable du point de vue des possédants et de leurs alliés. Au début du XXe siècle, un économiste néo-classique, John Bates Clark, avouait ainsi en toute franchise que :
L’accusation qui pèse sur la société est celle de l’exploitation du travail. ‘Les travailleurs, dit-on, sont régulièrement dépouillés de ce qu’ils produisent. Cela se fait dans le cadre de la loi et par le jeu naturel de la concurrence’. Si cette accusation était prouvée, tout homme sensé devrait devenir socialiste ; et son zèle à transformer le système industriel mesurerait et exprimerait alors son sens de la justice.
Dès lors, la classe dominante n’a eu de cesse de produire une représentation de la réalité qui donne une tout autre image du profit, pour en faire la légitime rémunération du propriétaire du capital : parce qu’il a été habile, parce qu’il a été économe, parce qu’il a pris un risque, etc. Toutes ces théories étant fausses, elles reposent forcément sur des absurdités logiques. Mais la solution qui s’est largement imposée est finalement la plus étonnante de toutes.
En effet, dans le cadre néo-classique standard, on explique que dans l’hypothèse d’une économie capitaliste fonctionnant selon les canons de la concurrence, le profit doit tout bonnement… disparaître. Il est purement et simplement dissous, et n’est plus censé exister que sous la forme de l’intérêt, c’est-à-dire de la rente résultant d’un contrat. La théorie qui constitue depuis un siècle et demi la référence de l’écrasante majorité du monde académique, et qui se présente comme la seule à être scientifique, réussit donc la prouesse d’évacuer de son analyse un phénomène qui constitue une évidence quotidienne pour n’importe quel boutiquier.
Quant à l’enseignement que reçoivent les étudiants en économie, dans la plupart des cas, il consiste à partir de modèles très mathématisés qui s’inscrivent dans cette démarche, et qui sont censés représenter le comportement des consommateurs et des producteurs. Plutôt que présenter l’histoire des idées en économie et de faire réfléchir sur la manière dont ces idées ont constitué des armes pour les différents camps sociaux et politiques, on réduit cette discipline à quelques techniques de résolution d’équations, en évitant soigneusement de questionner le bien-fondé des équations concernées.
C’est désolant, mais en un sens, c’est tout à fait logique : de même que sous l’Ancien régime, l’État et l’Église n’étaient pas là pour enseigner l’athéisme et le matérialisme, la classe sociale qui contrôle aujourd’hui l’enseignement (fut-il public) n’a pas vocation à enseigner des théories qui remettent en cause la légitimité de l’ordre établi. Cela n’empêche pas, bien sûr, qu’il y ait ça et là quelques résistances ou quelques exceptions. Mais elles restent dans des limites assez précises, et qui d’ailleurs ne cessent de se restreindre depuis quelques décennies, avec le recul du mouvement ouvrier organisé et de la conscience politique dont il était porteur, tant dans les rangs des étudiants que dans ceux des universitaires.
...suite (et fin) sur le site de la revue Contretemps
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