Supplices hurons (et iroquois)
Bien que j'y aie fait plusieurs fois allusion, je n'ai jamais donné ici de détails sur un art dans lequel les Indiens iroquois et leurs voisins étaient passés maîtres : celui de la torture des prisonniers. Les lointaines expéditions militaires que lançaient ces peuples avaient le plus souvent pour objectif de ramener quelques captifs. Certains étaient adoptés et devenaient des Iroquois (ou des Hurons) à part entière – il semble toutefois qu'une telle adoption était souvent précédée d'une période probatoire qui ressemblait fort à une situation d'esclavage pure et simple. D'autres étaient exécutés dans d'abominables souffrances ; on les brûlait littéralement à petit feu, avant de les dévorer dans un banquet anthropophage. Bien des questions restent sans réponse ferme à propos de ces coutumes, sur lesquelles la meilleure synthèse en français reste sans doute le livre de Roland Viau, Enfants du néant et mangeurs d'âmes (1997). Au vu de témoignages tels que celui rapporté ci-dessous, on peut notamment se demander quelle était la part de dimension sacrificielle dans ces actes.
Quoi qu'il en soit, les lignes qui suivent furent rédigées par un de ces missionnaires jésuites mis en scènes dans l'excellent film Robe noire, et qui s'efforçaient de gagner les Hurons à la foi chrétienne. Les détails fournis dans ce long témoignage, par un témoin direct familier de cette société et qui en parlait la langue, en font un document d'une rare valeur.
Je précise que si les coupures auxquelles j'ai procédé sont signalées, je me suis également permis de réviser le texte pour l'adapter à la graphie et à la syntaxe du français moderne, afin d'en faciliter la lecture. Âmes sensibles s'abstenir.
Le 2 septembre nous apprîmes qu'on avait amené au bourg d'Onnentisati un prisonnier Iroquois, et qu'on se disposait à le faire mourir. Ce sauvage avait été pris (...) au lac des Iroquois, ou ils étaient 25 ou 30 à la pêche, le reste s'était sauvé à la fuite. Pas un, dit-on, n'eut échappé si nos Hurons ne se fussent point si fort précipités, ils n'en amenèrent que sept, pour le huitième ils se contentèrent d'en apporter la tête. Ils ne furent pas sitôt hors des prises de l'ennemi que selon leur coutume toute la troupe s'assembla et tint conseil, où il fut résolu que six seraient donnés aux Atignenonghac et aux Arendarrhonons, et le septième à cette pointe où nous sommes. Ils en disposèrent de la sorte, d'autant que leur bande était composée de ces trois nations. Quand les prisonniers furent arrivés dans le pays, les Anciens (auxquels les jeunes gens au retour de la guerre laissent la disposition de leur proie) firent une autre assemblée, pour aviser entre eux, du bourg, ou chaque prisonnier en particulier serait brûlé et mis à mort, et des personnes qui en seraient gratifiées; car c'est l'ordinaire que lors que quelque personne notable a perdu en guerre quelqu'un de ses parents, on lui fasse présent de quelque captif pris sur les ennemis pour essuyer ses larmes et apaiser une partie de ses regrets.
Celui-ci donc qui avait été destiné pour cette pointe fut amené par le capitaine Enditsacone au bourg d'Onnentisati, où les chefs de guerre tinrent conseil et résolurent que ce prisonnier serait donné à Saoüandaoüascoüay, qui est une des grosses têtes du pays, en considération d'un sien neveu qui avait été pris par les Iroquois. La résolution prise, il fut mené à Arontaen, qui est un bourg éloigné de nous d'environ deux lieues. D'abord nous avions quelque horreur d'assister à ce spectacle, néanmoins tout bien considéré, nous jugeâmes à propos de nous y trouver, ne désespérant pas de pouvoir gagner cette âme à Dieu, la charité fait passer par dessus beaucoup de considérations. Nous partîmes donc, en compagnie du Père Superieur, le Père Garnier et moi, nous arrivâmes à Arontaen un peu avant le prisonnier, nous vîmes venir de loin ce pauvre misérable, chantant au milieu de 30 ou 40 sauvages qui le conduisaient, il était revêtu d'une belle robe de castor, il avait au col un collier de porcelaine [en fait, des coquillages] et un autre en forme de couronne autour de la tête, il se fit un grand concours à son arrivée, on le fit asseoir à l'entrée du bourg, ce fut à qui le ferait chanter.
Je dirai ici que jusqu'à l'heure de son supplice nous ne vîmes exercer à son endroit que des traits d'humanité, aussi avait-il déjà eté assez malmené dès lors de sa prise. Il avait une main toute brisée d'un caillou, et un doigt non coupé, mais arraché par violence. Pour l'autre main il en avait le pouce et le doigt d'après emportés d'un coup de hache, et pour tout emplâtre quelques feuilles liées avec des écorces, il avait les jointures des bras toutes brûlées, et en l'un une grande incision. Nous nous approchâmes pour le considérer de plus près, il leva les yeux et nous regarda fort attentivement, mais il ne savait pas encore le bonheur que le ciel lui preparait par notre moyen au milieu de ses ennemis [sic !]. On invita le Père Supérieur à le faire chanter, mais il fit entendre que ce n'était pas ce qui l'avait amené, qu'il n'était venu que pour lui apprendre ce qu'il devait faire pour aller au ciel et être bien-heureux à jamais après la mort, il s'approcha de lui et lui témoigna que nous lui portions tous beaucoup de compassion. Cependant on lui apportait à manger de tous côtés, qui du sagamité, qui des citrouilles et des fruits, et ne le traitaient que de frère et ami. De temps en temps on lui commandait de chanter, ce qu'il faisait avec tant de vigueur et une telle contention de voix que, vu son âge, car il paraissait avoir plus de 50 ans, nous nous étonnions comment il y pouvait suffire, vu même qu'il n'avait quasi fait autre chose nuit et jour depuis sa prise, et nommément depuis son arrivée dans le pays. Sur ces entrefaites, un capitaine haussant sa voix du même ton que font en France ceux qui proclament quelque chose par les places publiques, lui adressa ces paroles : « Mon neveu tu as bonne raison de chanter, car personne ne te fait mal, te voilà maintenant parmi tes parents et tes amis. »
Bon Dieu quel compliment ! Tous ceux qui étaient autour de lui avec leur douceur étudiée et leurs belles paroles étaient autant de bourreaux qui ne lui faisaient bon visage que pour le traiter par après avec plus de cruauté. Partout où il était passé on lui avait donné de quoi faire festin, on ne manqua pas ici à cette courtoisie, on mit incontinent un chien en la chaudière, il n'était pas encore demi-cuit qu'il fut mené dans la cabane, où il devait faire l'assemblée pour le banquet. Il fit dire au Père Superieur qu'il le suivit et qu'il était bien aise de le voir, sans doute cela lui avait touché le cœur de trouver, parmi des barbares que la seule cruauté rendait affables et humains, des personnes qui avaient un véritable ressentiment de sa misère.
[Les missionnaires entreprennent alors de convertir le prisonnier à la foi chrétienne. Celui-ci accepte, pour leur plus grande joie]
Mais retournons au festin qui se preparait, aussitôt que le chien fut cuit, on en tira un bon morceau qu'on lui fit manger ; car il lui fallait mettre jusque dans la bouche, étant incapable de se servir de ses mains, il en fit part à ceux qui étaient auprès de lui. À voir le traitement qu'on lui faisait, vous eussiez quasi jugé qu'il était le frère et le parent de tous ceux qui lui parlaient. Ses pauvres mains lui causaient de grandes douleurs et lui cuisaient si fort qu'il demanda de sortir de la cabane pour prendre un peu d'air. Il lui fut accordé incontinent, il se fit développer ses mains, on lui apporta de l'eau pour les rafraîchir ; elles étaient demi-pourries et toutes grouillantes de vers : la puanteur qui en sortait était quasi insupportable. Il pria qu'on lui tirât ces vers qui lui rongeaient jusques aux moëlles, et lui faisaient (disait-il) ressentir la même douleur que si on y eut appliqué le feu. On fit tout ce que l'on put pour le soulager, mais en vain, car ils paraissaient et se retiraient au-dedans comme on se mettait en devoir de les tirer. Cependant il ne laissait pas de chanter à diverses reprises et on lui donnait toujours quelque chose à manger, comme quelques fruits ou citrouilles.
[Les missionnaires retrouvent alors le prisonnier et poursuivent sa conversion. Deux jours supplémentaires s'écoulent.]
Saoüandaoüascoüay lui fit bon visage et le traita avec une douceur incroyable. Voici le sommaire du discours qu'il lui fit :
« Mon neveu, il faut que tu saches qu'à la première nouvelle que je reçus que tu étais en ma disposition, je fus merveilleusement joyeux, m'imaginant que celui que j'ai perdu en guerre était comme ressuscité et retournait en son pays. Je pris en même temps résolution de te donner la vie, je pensais déjà à te préparer une place dans ma cabane et faisais état que tu passerais doucement avec moi le reste de tes jours. Mais maintenant que je te vois en cet état, les doigts emportés, les mains à demi pourries, je change d'avis et je m'assure que tu aurais toi-même regret maintenant de vivre plus longtemps. Je t'obligerai plus de te dire que tu te disposes à mourir, n'est-il pas vrai ? Ce sont les Tohontaenras qui t'ont si mal traité, qui sont aussi la cause de ta mort. Sur ce mon neveu aie bon courage, prepare-toi à ce soir et ne te laisse point abbatre par la crainte des tourments. »
Là-dessus Joseph [le nom chrétien du néo-converti] lui demanda d'un maintien ferme et assuré quel serait le genre de son supplice ; à quoi Saoüandaoüascoüay répondit qu'il mourrait par le feu. « Voilà qui va bien, répliqua Joseph, voilà qui va bien. » Tandis que ce capitaine l'entretenait, une femme, qui était la sœur du défunt, lui apportait à manger avec un soin remarquable, vous eussiez quasi dit que c'eut été son propre fils, et je ne sais si cet objet ne lui représentait point celui qu'elle avait perdu, mais elle était d'un visage fort triste, et avait les yeux comme tous baignés de larmes. Ce capitaine lui mettait souvent son petunoir [sa pipe] à la bouche, lui essuyait de ses mains la sueur qui lui coulait sur le visage, et le rafraîchissait d'un éventail de plumes.
Environ sur le midi il fit son Astataion, c'est-à-dire festin d'adieu, selon la coutume de ceux qui sont sur le point de mourir, on n'y invita personne en particulier, chacun avait la liberté de s'y trouver, on y était les uns sur les autres. Avant qu'on commençât à manger, il passa au milieu de la cabane et dit d'une voix haute et altérée : « Mes frères, je m'en vais mourir, au reste jouez vous hardiment autour de moi, je ne crains point les tourments ni la mort. » Incontinent il se mit à chanter et à danser tout le long de la cabane, quelques autres chantèrent aussi et dansèrent à leur tour ; puis on donna à manger à ceux qui avaient des plats, ceux qui n'en avaient point regardaient faire les autres, nous étions de ceux-ci, aussi n'étions nous pas là pour manger. Le festin achevé, on le ramena à Arontaen pour y mourir.
[Le prisonnier s'entretient une fois encore de la foi chrétienne avec les missionnaires]
Cependant le Soleil qui baissait fort nous avertit de nous retirer au lieu ou se devait achever cette cruelle tragédie, ce fut en la cabane d'un nommé Atsan, qui est le grand capitaine de guerre, aussi est-elle appelée Otinontsiskiaj ondaon, c'est-à-dire la maison des têtes coupées. C'est là où se tiennent tous les conseils de guerre ; pour la cabane où se traitent les affaires du pays, et qui ne regardent que la police, elle s'appelle Endionrra ondaon, la maison du conseil. Nous nous mîmes donc en lieu où nous pussions être auprès du patient, et lui dire un bon mot si l’occasion s'en presentait. Sur les huit heures du soir on alluma onze feux tout le long de la cabane, éloignés les uns des autres environ d'une brasse. Incontinent le monde s'assembla, les vieillards se placèrent en haut, comme sur une manière d'échafauds qui règnent de part et d'autre tout le long des cabanes. Les jeunes gens étaient en bas, mais tellement pressés qu’ils étaient quasi les uns sur les autres, de sorte qu'à peine y avait-il passage le long des feux : tout retentissait de cris d'allégresse. Chacun lui préparait qui un tison, qui une écorce pour brûler le patient. Avant qu'on l'eut amené, le capitaine Aenons encouragea toute la troupe à faire son devoir, leur représentant l'importance de cette action, qui était regardée, disait-il, du Soleil et du Dieu de la guerre : il ordonna que du commencement qu'on ne le brûlât qu'aux jambes, afin qu'il pût durer jusqu’au point du jour, au reste que pour cette nuit on n'allât point folâtrer dans les bois. Il n'avait pas quasi achevé que le patient entre, je vous laisse à penser de quel effroi il fut saisi à la vue de cet appareil, les cris redoublèrent à son arrivée, on le fait asseoir sur une natte, on lui lie les mains, puis il se lève, et fait un tour par la cabane chantant et dansant ; personne ne le brûle pour cette fois. Mais aussi est-ce le terme de son repos, on ne saurait quasi dire ce qu'il endurera jusqu’à ce qu'on lui coupe la tête. Il ne fut pas sitôt retourné en sa place que le capitaine de guerre prit sa robe, disant :
« Oteiondi, parlant d'un capitaine, le dépouillera de la robe que je tiens, et ajouta, les Ataconchronons lui couperont la tête, qui sera donnée à Ondessone, avec un bras et le foie pour en faire festin. »
Voilà sa sentence prononcée. Cela fait, chacun s'arma d'un tison ou d'une écorce allumée, et lui commença à marcher ou plutôt à courir autour de ces feux. C'était à qui le brûlerait au passage, cependant il criait comme une âme damnée, toute la troupe contrefaisait ses cris, ou plutôt les étouffait avec des éclats de voix effroyables, il fallait être là pour voir une vive image de l'enfer. Toute la cabane paraissait comme en feu, et au travers de ses flammes, et cette épaisse fumée qui en sortait, ces barbares entassés les uns sur les autres hurlant à pleine tête, avec des tisons en main, les yeux étincelant de rage et de furie, semblaient autant de démons qui ne donnaient aucune trève à ce pauvre misérable. Souvent ils l’arrêtaient à l'autre bout de la cabane, et les uns lui prenaient les mains et lui brisaient les os à vive force, les autres lui perçaient les oreilles avec des bâtons qu'ils y laissaient, d'autres lui liaient les poignets avec des cordes qu'ils étreignaient rudement, tirant les uns contre les autres à force de bras. Avait-il achevé le tour pour prendre un peu d'haleine, on le faisait reposer sur des cendres chaudes et des charbons ardents. J’ai horreur d'écrire tout ceci à votre R. mais il est vrai que nous eûmes une peine indicible à en souffrir la vue. Et je ne sais pas ce que nous fussions devenus n'eut été la consolation que nous avions de le considérer, non plus comme un sauvage du commun, mais comme un enfant de l'Église, et en cette qualité demander à Dieu pour lui la patience, et la faveur de mourir en sa sainte grâce. Pour moi je me vis réduit à tel point que je ne pouvais quasi me résoudre à lever les yeux pour considérer ce qui se passait ; et encore je ne sais si nous n'eussions point fait nos efforts pour nous tirer de cette presse et sortir, si ces cruautés n'eussent eu quelque remise.
Mais Dieu permit qu'au septième tour de la cabane les forces lui manquèrent ; après s'être reposé quelque peu de temps sur la braise, on voulut le faire lever à l’ordinaire, mais il ne bougea, et un de ces bourreaux lui ayant appliqué un tison aux reins il tomba en faiblesse, il n'en fut jamais relevé si on eut laissé faire les jeunes gens, ils commençaient déjà à attiser le feu sur lui comme pour le brûler. Mais les capitaines les empêchèrent de passer outre, ils ordonnèrent qu'on cessât de le tourmenter, disant qu'il était d'importance qu'il vit le jour. Ils le firent porter sur une natte, on éteignit la plupart des feux, et une grande partie du monde se dissipa. Voilà un peu de trêve pour notre patient, et quelque consolation pour nous, que nous eussions souhaité que cette pâmoison eut duré toute la nuit, car de modérer par une autre voie ces excès de cruauté, ce n'était pas chose qui nous fut possible. Tandis qu'il fut en cet état on ne pensa qu'à lui faire revenir les esprits, on lui donna force breuvages qui n'étaient composés que d'eau toute pure. Au bout d'une heure il commença un peu à respirer, et à ouvrir les yeux, on lui commanda incontinent de chanter, il le fit du commencement d'une voix cassée, et comme mourante, mais en fin il chanta si haut qu'il se fit entendre hors la cabane, la jeunesse se rassemble, on l'entretient, on le fait mettre à son séant, en un mot, on recommence à faire pis qu'auparavant : de dire en particulier tout ce qu'il endura le reste de la nuit, c'est ce qui me serait quasi impossible, nous eûmes assez de peine à gagner sur nous d'en voir une partie, du reste nous en jugeâmes de leur discours, et la fumée qui sortait de sa chair rôtie nous faisait connaître ce dont nous n'eussions pu souffrir la vue.
Une chose à mon avis accroissait de beaucoup le sentiment de ses peines, en ce que la colère et la rage ne paraissait pas sur le visage de ceux qui le tourmentaient, mais plutôt la douceur et l'humanité. Leurs paroles n'étaient que railleries ou des témoignages d'amitié et de bienveillance : ils ne se pressaient point à qui le brûlerait ; chacun y allait à son tour, ainsi ils se donnaient le loisir de méditer quelque nouvelle intention pour lui faire sentir plus vivement le feu ; ils ne le brûlèrent quasi qu'aux jambes, mais il est vrai qu'ils les mirent en pauvre état, et tout en lambeaux. Quelques-uns y appliquaient des tisons ardents, et ne les retiraient point qu'il ne jetât les hauts cris, et aussitôt qu'il cessait de crier ils recommençaient à le brûler, jusqu’à sept et huit fois allumant souvent de leur souffle le feu qu'ils tenaient collé contre la chair, d'autres l'entouraient de cordes, puis y mettaient le feu qui le brûlait ainsi lentement, et lui causait une douleur très sensible. Il y en avait qui lui faisaient mettre les pieds sur des haches toutes rouges et appuyaient encore par-dessus, vous eussiez ouï griller sa chair et vu monter jusqu’au haut de la cabane la fumée qui en sortait, on lui donnait des coups de bâtons par la tête, on lui en passait de plus menus au travers les oreilles, on lui rompait le reste de ses doigts, on lui attisait du feu tout autour des pieds, personne ne s'épargnait, et chacun s'efforçait de surmonter son compagnon en cruauté.
Mais comme j'ai dit, ce qui était capable parmi tout cela de le mettre au désespoir, c'était leurs railleries, et les compliments qu'ils lui faisaient quand ils s'approchaient de lui pour le brûler. Celui-ci lui disait : « ça mon oncle il faut que je te brûle », et étant après, cet oncle se trouvait changé en un canot. « Ca disait-il, que je braie, et que je poisse mon canot, c'est un beau canot neuf que je traitais naguère, il faut bien boucher toutes les voies d'eau », et cependant, lui promenait le tison tout le long des jambes. Celui-ci lui demandait : « ça mon oncle, où avez-vous pour agréable que je vous brûle ? », et il fallait que ce pauvre patient lui désignât un endroit particulier. Un autre venait là-dessus, et disait : « pour moi je n'entends rien à brûler, et c'est un métier que je ne fis jamais », et cependant faisait pis que les autres. Parmi ces ardeurs il y en avait qui voulaient lui faire croire qu'il avait froid : « Ah ! Cela n'est pas bien, disait l'un, que mon oncle ait froid, il faut que je te réchauffe », un autre ajoutait : « mais puisque mon oncle a bien daigné venir mourir aux Hurons, il faut que je lui fasse quelque présent, il faut que je lui donne une hache », et en même temps tout en gaussant lui appliquait aux pieds une hache toute rouge. Un autre lui fit tout de même une paire de chausses de vieilles nippes auxquelles il mit par après le feu, souvent après l'avoir bien fait crier, ils lui demandaient : « eh bien mon oncle, est-ce assez ? » Et lui ayant répondu : « onna choiiatan, onna » – oui mon neveu c'est assez, c'est assez – ces barbares répliquaient : « non ce n'est pas assez », et continuaient encore à le brûler à diverses reprises, lui demandaient toujours à chaque fois si c'était assez. Ils ne laissaient pas de temps en temps de le faire manger et lui verser de l'eau dans la bouche, pour le faire durer jusqu’au matin, et vous eussiez vu tout ensemble des épis verts qui rôtissaient au feu et auprès des haches toutes rouges, et quelquefois quasi en même temps qu'on lui faisait manger les épis, on lui mettait les haches sur les pieds, s'il refusait de manger. « Eh quoi, lui disait-on, penses-tu être ici le maître ? ». Et quelques-uns ajoutaient : « pour moi je crois qu'il n’y avait que toi de capitaine dans ton pays : mais viens ça, n'étais-tu pas bien cruel à l'endroit des prisonniers, dis-nous un peu n'avais-tu pas bonne grâce à les brûler : tu ne pensais pas qu'on te dut traiter de la sorte ? Mais peut-être pensais-tu avoir tué tous les Hurons ? » (…)
Dès que le jour commença à poindre ils allumèrent des feux hors du village pour y faire éclater à la vue du soleil l'excès de leur cruauté. On y conduisit le patient, le Père Supérieur l'accosta pour le consoler et le confirmer dans la bonne volonté qu'il avait toujours témoigné de mourir chrétien (…) le laissa avec l'espérance d'aller bientôt au ciel. Sur ces entrefaites ils le prennent à deux et le font monter sur un échafaud de 6 à 7 pieds de hauteur, 3 ou 4 de ces barbares le suivirent, ils l'attachèrent à un arbre qui passait au travers, de telle façon néanmoins qu'il avait la liberté de tournoyer autour. Là ils se mirent à le brûler plus cruellement que jamais et ne laissent aucun endroit en son corps qu'ils n’y eussent appliqué le feu a diverses reprises, quand un de ces bourreaux commençait à le brûler et à le presser de près, en voulant esquiver, il tombait entre les mains d'un autre qui ne lui faisait pas meilleur accueil. De temps en temps on leur fournissait de nouveaux tisons, il lui en mettaient de tout allumés jusque dans la gorge, ils lui en fourrèrent même dans le fondement, ils lui brûlèrent les yeux, ils lui appliquèrent des haches toutes rouges sur les épaules, ils lui en pendirent au col, qu'ils tournaient tantôt sur le dos, tantôt sur la poitrine, selon les postures qu'il faisait pour éviter la pesanteur de ce fardeau. S'il pensait s'asseoir et s'accroupir, quelqu'un passait un tison de dessous l’échauffant qui le faisait bientôt lever, cependant nous étions là priant Dieu de tout notre cœur qu'il lui plût le délivrer au plus tôt de cette vie ; ils le pressaient tellement de tous côtés qu'ils le mirent enfin hors d'haleine, ils lui versèrent de l'eau dans la bouche pour lui fortifier le cœur, et les capitaines lui crièrent qu'il prit un peu haleine, mais il demeura seulement la bouche ouverte, et quasi sans mouvement.
C'est pourquoi crainte, qu'il ne mourut autrement que par le couteau ; on lui coupa un pied, l'autre une main, quasi en même temps le troisième lui enleva la tête de dessus les épaules, qu'il jeta parmi la troupe à qui l'aurait pour la porter au capitaine Ondessone, auquel elle avait été destinée pour en faire festin. Pour ce qui est du tronc, il demeura à Arontaen, où on en fit festin le même jour. Nous recommandâmes son âme à Dieu, et retournâmes chez nous dire la messe. Nous rencontrâmes par le chemin un sauvage qui portait à une brochette une de ses mains demi rôtie. Nous eussions bien souhaité empêcher ce désordre, mais il n'est pas encore en notre pouvoir, nous ne sommes pas ici les maîtres, ce n'est pas une petite affaire que d'avoir en tête tout un pays, et un pays barbare comme est celui-ci, si quelques-uns et un assez bon nombre des plus considérables nous écoutent et avouent que cette inhumanité est tout à fait contre la raison, les vieilles coutumes ne laissent pas toujours d'avoir leur cours, et il y a bien de l'apparence qu'elles règneront jusqu’à ce que la foi reçue et professée publiquement, des superstitions et des coutumes envieillies et autorisées par la suite de tant de siècles ne sont pas si aisées à abolir.
Le Jeune
Relations des Jésuites, vol. XIII, 1637, p. 58-80.
Bon film que Robe Noir.
RépondreSupprimerQuelques petites remarques en passant. Concernant la transcription, je pense que beaucoup de "f" dans les noms propres sont en réalité des "s" long (qui dans certaines éditions comportent une barre, mais uniquement sur le côté gauche).
Sur le plan de l'analyse du discours, de nombreux témoignages corroborent la cruauté des tortures amérindiennes (notamment chez les groupes iroquoiens, Iroquois comme Hurons), mais les missionnaires jésuites avaient aussi intérêt à en raffiner la description dans leurs relations (leur action héroïque justifiant qu'on les finance).
Enfin, concernant la guerre pour faire des captifs, l'ethnohistorien Daniel Richter en a beaucoup parlé dans The Ordeal Of The Long-house. Cette "guerre du deuil" visait à remplacer les morts de maladies et liés à la guerre, ce qui ne veut pas dire que l'assimilation fonctionnait réellement...
Bonjour
SupprimerMerci de votre commentaire ! Pour les noms propres, je plaide coupable : j'ai fait attention à moderniser la graphie pour tout le reste du texte, et j'ai laissé les noms propres tels quels sans me poser (pofer ?) de questions. Je reprends et corrige tout cela sur le champ.
Pour ce qui concerne les possibles exagérations des tortures, vous êtes le premier à évoquer cette hypothèse, qui a un peu de mal à me convaincre. J'ai quand même le sentiment que tout cela est très documenté et d'une manière très convergente – les zones d'ombres concernant plutôt, comme je le disais, le statut provisoire ou définitif des « adoptés », a fortiori pour la période pré-contact.
Enfin, oui, je connais le texte de Richter, mais j'en avais retiré l'idée que globalement, l'assimilation iroquienne était tout de même un dispositif fonctionnel et efficace.
Exagération des tortures peut-être pas, on en trouve effectivement pas mal de descriptions dans les sources d'époque. C'est effectivement ce qui vous intéresse ici, donc a priori pas besoin d'aller plus loin. Il s'agissait simplement de rappeler que les Relations sont une œuvre de propagande concernant l'action missionnaire et qu'elles avaient intérêt à mettre l'accent sur la sauvagerie des mœurs amérindiennes.
SupprimerPour l'assimilation, globalement, elle semble en effet fonctionner, Richter parle même de villages composés aux deux tiers d'adoptés. Cela dit il explique aussi que la faction "francophile" au sein de la Ligue Iroquoise semble s'être développée à partir de récents adoptés hurons qui avaient été convertis au catholicisme... Voir peut-être aussi Jean-François Lozier (Flesh Reborn) sur les divisions internes de la Ligue Iroquoise.
Pour en revenir aux tortures, Lejeune écrit en 1637. Plus tard, lorsque les armes à feu se seront un peu plus répandues, on ajoutera les brûlures au canon de fusil chauffé au rouge et la mise à feu de poudre dans les plaies du supplicié... Les officiers français qui commentent disent généralement que les captifs ont été "grillés à la mode du pays". Tout un programme...
Je relis mon précédent commentaire et, en effet, je sous-entendais que l'assimilation iroquoise ne fonctionnait pas vraiment, ce qui est exagéré.
SupprimerPas de souci. Merci encore en tout cas pour cet éclairage !
SupprimerMerci pour cet excellent article, ainsi que pour ce très bon commentaire de Matthieu T ; il est intéressant de noter que les peuples algonquiens avaient adopté les mêmes pratiques, ce n'était pas une exception "iroquoise".
RépondreSupprimerLe sort des prisonniers était de trois sortes :
L'adoption dans le cadre du rituel de deuil.
La mise à mort après torture, puis le rite anthropophage.
La mise en esclavage, le prisonnier étant considéré comme un bien meuble, avec droit de vie ou de mort pour le propriétaire (peu de chance d'en réchapper).
Quant à l'aspect "définitif" de l'adoption, à la lecture des différents témoignages, il dépendait essentiellement de la volonté de l'adopté d'y adhérer ou pas : une grande partie des Wendats a été absorbée de cette manière dans la Grande Ligue (Hodenosaunee).
Merci.