Les scalps de la discorde
« Guerrier iroquois » Grasset de Saint-Sauveur, vers 1797 |
Lisant à propos des pratiques belliqueuses des Indiens d'Amérique – en particulier, l'érudit travail de Georg Fiederici paru au début du 20e siècle concernant les scalps – je découvre qu'une polémique révélatrice s'était développée autour des années 1970. Certains activistes amérindiens et progressistes qui sympathisaient avec leur cause affirmaient en effet que les autochtones scalpaient leurs ennemis avant l'arrivée des Blancs était un mensonge colonial, destiné à cultiver le mépris à l'encontre des premiers occupants du continent. Selon eux, ce sont en réalité les Occidentaux qui avaient introduit cette pratique, les sociétés amérindiennes n'ayant fait que l'adopter sous leur pression. Si cette opinion ne fut semble-t-il guère défendue sur le plan académique, les succès qu'elle a rencontré auprès d'une partie du public est néanmoins symptomatique d'une certaine manière de poser les problèmes, que l'on retrouve sous une forme ou sous une autres dans maintes polémiques plus récentes.
Un article de James Axtell et William Sturtevant, « The Unkindest Cut, or Who Invented Scalping », paru en 1980 dans The William and Mary Quarterly, vol. 37, n°3, p. 451-472, résume les éléments du débat.
La version déniant que les Indiens aient jadis eu recours à ce type de pratiques remonte semble-t-il au XIXe siècle : dès 1820, un descendant des Seneca (une des tribus de la confédération iroquoise, au bellicisme proverbial) soutenait déjà que son peuple ignorait la guerre à l'époque précoloniale. Mais c'est dans la deuxième moitié du XXe siècle que ce narratif s'est plus largement imposé. Peter Farb, l'auteur d'un sympathique (et plutôt recommandable) livre de vulgarisation sur les Indiens d'Amérique du Nord (Les Indiens. Essai sur l'évolution des sociétés humaines), écrivait ainsi en 1968 :
Quelle que soit son origine exacte, il ne fait aucun doute que [l'expansion] de la prise de scalp (...) était due à la sauvagerie de l'Homme blanc plutôt qu'à celle des Peaux-rouges.
Dans les années suivantes, plusieurs émissions de télévision, articles de journaux, manifestes, affirmèrent encore plus crûment que la prise de scalps était intégralement une importation européenne, qu'Hollywood avait à tort mis sur le compte des Indiens. Les tenants de cette position étaient soit des progressistes « Blancs », soit des activistes amérindiens, tels Vine Deloria – Axtell et Sturtevant notent, sans surprise, que :
Lorsque ceux qui s'expriment sont des Indiens, et qu'importe leurs qualifications pour parler de l'histoire indienne ou coloniale, on prête à leurs affirmations une crédibilité encore plus grande. (p. 455)
En réalité, comme le montrait déjà l'étude méticuleuse de Friederici, s'il est indiscutable que les Blancs ont contribué à étendre la pratique du scalp dans certaines régions où elle était inconnue ou limitée, il est tout aussi indiscutable qu'elle existait déjà dans nombre d'endroits, de même que d'autres mutilations – en particulier, la prise des têtes ennemies comme trophées.
Il existe à cet égard deux grandes catégories de preuves.
Les premières sont des témoignages ethnographiques suffisamment anciens pour que la réalité qu'ils rapportent ne puisse pas être attribuée à l'influence des Blancs, qui n'avaient pas encore pris pied sur le continent. Dans la région du nord-est, le long du fleuve Saint-Laurent, Jacques Cartier rapporte dès 1535, à l'occasion de son second voyage, avoir été accueilli par un iroquoien nommé Donnacona :
Et fut par le dit Donnacona montré audit Capitaine [Jacques Cartier] les peaulx de cinq testes d'hommes estendues sur des bois, comme peaulx de parchemin et nous dit que c'estoient des Toudamans [probablement des Etchemins ou des Micmacs] de devers le Su, qui leur menoient continuellement la guerre.
Dans la même région, André Thevet écrit 23 ans plus tard dans ses Singularités de la France Antarctique qui, bien qu'elles traitent essentiellement du Brésil, comprennent quelques chapitres sur le Canada :
Vrai est que s’ils prennent aucuns de leurs ennemis, ou autrement demeurent victorieux, ils leur écorchent la tête et le visage, et l’étendent à un cercle pour la sécher ; puis l’emportent en leur pays, en la montrant avec une gloire à leurs amis, femmes et vieillards (...) en signe de victoire. (ch. LXXIX)
Femme timucua, d'après Le Moygne de Morgues |
Une autre série d'observations effectuées à la même période provient du nord de la péninsule de Floride, à quelques milliers de kilomètres de là. Plusieurs Français, en particulier, avaient noué des contacts avec des peuples locaux de l'ensemble Timucua, et en rapportèrent textes et illustrations.
Ainsi Laudonnière, qui avait pris part en 1564 à diverses opérations menées par des « rois » locaux à l'emplacement de l'actuelle agglomération de Jacksonville, écrit-il dans son Histoire notable de la Floride :
Les Roys du païs se font fort la guerre les uns aux autres, laquelle ne se meine que par surprise, et tuent tous les hommes qu'ils peuvent prendre : puis leur arrachent la teste pour avoir leur chevelure, laquelle ils emportent à leur retour, pour, estans arrivez en leurs maisons, en faire le triomphe.
Ce témoignage est confirmé en tout point par celui d'un autre participant de l'expédition, Jacques le Moyne de Morgues :
Leurs rois se font presque sans cesse la guerre et n'épargnent aucun ennemi capturé, puis ils lui coupent la tête de façon à en avoir la peau avec les cheveux qu'ils dressent comme trophée, une fois de retour chez eux. Ils épargnent les femmes et les enfants, les gardent continuellement auprès d'eux et se chargent de leur entretien. Après la guerre, une fois revenus chez eux, ils convoquent tous leurs sujets, et pendant trois jours et autant de nuits, sans discontinuer, joyeusement font bonne chère, dansent et chantent. Ils poussent les vieilles femmes sous leur entière tutelle à danser en tenant dans les mains les cheveux de leurs ennemis et, en dansant, à chanter les louanges du Soleil, à qui ils attribuent la victoire remportée sur leurs ennemis. (in F. Lestringant, Le théâtre de la Floride, p. 109)
Le Moygne de Morgues ajoute par ailleurs plusieurs informations d'un grand intérêt, à l'appui d'illustrations réalisées par le graveur Théodore de Bry :
Lors de ces escarmouches, ceux qui tombent sont immédiatement emportés hors du camp par ceux à qui incombe ce genre de tâche : et au moyen des fragments de roseaux à la pointe plus effilée qu'un couteau, ils découpent le cuir chevelu jusqu'au crâne ; ils l'enlèvent entièrement ; les cheveux qui y adhèrent toujours et qui dépassent une coudée de long, ils les rassemblent en chignon au-dessus de la tête ; et ceux qui sont au-dessus du front et de l'occiput, ils coupent en couronne à deux doigts d'épaisseur, à la manière du ruban qui entoure les bonnets ; aussitôt (si seulement ils en ont le temps) ils font un trou dans la terre et y allument un feu qu'ils obtiennent avec de la mousse, et qu'ils ne cessent d'entretenir en agitant les pans de la peau de bête qui leur sert de ceinture ; sur le feu allumé, ils font sécher le scalp et le font durcir comme une membrane. Au cours même du combat, à l'aide de leurs couteaux de roseaux, ils coupent les bras des tués au-dessous des épaules et leurs jambes au-dessous des cuisses, et brisent au moyen d'une massue les os mis à nu, puis déssèchent les morceaux brisés et sanguinolents en les cuisant au même feu : alors ils suspendent ces pièces de chair et ces scalps au bout de leurs piques et les rapportent chez eux en triomphe. Une chose m'a surpris (car j'étais du nombre de ceux qui furent envoyés par Laudonnière sous le commandement d'Ottigny) : c'est que jamais ils ne quittent le champ de bataille sans que, les cadavres des ennemis une fois équarris, ils ne les transpercent d'une flèche par l'anus jusqu'au haut du corps : ce qui ne pourrait se faire du tout sans grand danger, si ceux qui sont affectés à cette tâche ne disposaient en permanence pendant tout ce temps d'une troupe pour les protéger. (Lestringant, p. 165)
On retrouve tous ces détails (dont l'étrange empalage post-mortem, au premier plan, et les scalps, représentés un peu maladroitement au-dessus du feu et dans la main gauche du personnage au second plan) sur la planche XV :
Bien que ces témoignages soient fort convaincants, on pourrait évidemment trouver quelque argument pour les contester. Toutefois, les preuves archéologiques, qui se sont accumulées depuis les années 1940, ont depuis longtemps levé tout doute à ce sujet. Je m'appuierai ici sur la synthèse proposée en ligne par Troy Case (2010)
Cet auteur a constitué une base de données de 23 sites précolombiens pour l'Amérique du Nord, qui se concentrent dans le sud-est, le sud-ouest et les Plaines. Cette dernière zone est surreprésentée du fait de l'existence du site de Crow Creek, sur le Missouri, qui a livré les restes scalpés d'environ 500 individus massacrés autour de l'an 1300. Ces victimes avaient par ailleurs été consciencieusement démembrées ; on avait découpé leurs mains et leurs pieds, et pour la plupart, elles avaient été décapitées.
De manière plus globale, dans la base de données, la détermination du sexe, lorsqu'elle est possible, montre un quasi-équilibre ; ainsi que l'attestent les sources historiques, on recherchait le scalp des femmes autant que celui des hommes : contrairement à ce que l'on pourrait supposer à tort, il témoignait d'une grande bravoure car il signifiait que celui qui l'avait pris avait réussi à s'infiltrer au cœur du campement ou du village ennemi. L'analyse des restes humains montre également qu'une proportion non négligeable de victimes de cette pratique y avaient survécu – une donnée elle aussi confirmée par les sources historiques, tant du côté des Blancs que des Indiens eux-mêmes.
La conclusion de tout cela est que dans cette affaire comme dans bien d'autres, il est tentant de vouloir plier le passé à des visions qui sont plaisantes parce qu'elles semblent légitimer des causes actuelles. Dans les années 1960, le sentiment se diffusait que l'État issu de la conquête coloniale avait commis d'innombrables exactions à l'encontre d'autres peuples, et qu'il en commettait encore, au Viet-Nam ou ailleurs. En sens inverse, il était donc tentant de ne voir dans ces peuples que des victimes dont l'ancestrale droiture soulignait avec d'autant plus de vigueur l'injustice qui les frappait. L'indignation légitime vis-à-vis de leur sort présent ne pouvait cependant justifier une réécriture de l'Histoire qui faisait des peuples amérindiens des paragons de douceur et de bienveillance ; et un tel mouvement, déjà problématique lorsqu'il concerne des œuvres de fiction, devient franchement intolérable lorsqu'il prétend énoncer une vérité factuelle. De ce point de vue, plus d'un demi-siècle plus tard, les leçons de la polémique américaine sur le scalp n'ont pas pris une ride.
Il y a une imprécion. D'après Le Moigne de Morgues, les bras et cuisses étaient découpés sur les tués. La planche montre plutôt une « mise à mort » d'une victime consciente portant déjà des traces de boucherie. Et quid des scalps ? Étaient-ils prélevés exclusivement sur les vivants, sur les morts, ou les deux ?
RépondreSupprimerA mon avis, il ne faut pas prendre l'illustration pour argent comptant. On ne démembrait que les morts. Pour les scalps, en revanche, c'est un peu différent : on pouvait les découper sur des gens qui n'étaient qu'estourbis, et qui finissaient par revenir à eux – et éventuellement survivre.
SupprimerTrès intéressant travail de démythification/démystification. Dans le même ordre d'idées, certains anthropologues niaient, paraît-il, toute pratique de cannibalisme en Amérique. Peut-être avez-vous écrit sur ce sujet?
RépondreSupprimerMoi, non, mais le défunt Georges Guille-Escuret fait justice de cette théorie dans la somme qu'il a consacrée au sujet. Sauf erreur, son promoteur était un certain William Arens (https://en.wikipedia.org/wiki/The_Man-Eating_Myth). Cependant, ne connaissant ni l'auteur, ni le lvre en question, je ne suis pas sûr que cela s'inscrivait dans la même démarche que celle que je relevais dans ce billet.
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