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La guerre des émeus m'émeut

Les émeus australiens n'ont pas seulement fourni le titre d'un livre polémique ; ils sont également au centre d'un épisode cocasse qui permet de s'interroger sur la définition de la guerre avec un peu plus de légèreté que ce que j'ai eu l'occasion de faire dans divers billets depuis quelques mois. Merci donc à l'ami Jean-Marc Pétillon de m'avoir signalé cet épisode improbable, ainsi que l'ouvrage qui le rapporte : Les guerres stupides de l'histoire (Les Arènes, 2019, Bruno Fuligni et Bruno Léandri). J'en recopie ici le chapitre concerné avec gourmandise – on pourra aussi vérifier ces informations dans la page wikipedia idoine.

1932 : La grande guerre des Émeus

Au début des années 1930, frappés par la crise mondiale et l’effondrement des cours agricoles, les fermiers d’Australie occidentale tentent de maintenir leurs revenus en étendant leurs exploitations : ils irriguent et cultivent des terres ingrates qu’ils estiment n’appartenir à personne.

Or voici que leurs labours sont soudainement saccagés par une armée de vingt mille fantassins surgie de nulle part, qui piétine tout et pille sans vergogne, buvant l’eau chèrement amenée, croquant les juteux épis de maïs. Ni fermiers jaloux ni tribus aborigènes : ce sont d’immenses troupeaux d’émeus qui sont sortis du désert, autrement dit des nuées de ces grands oiseaux coureurs d’Australie, cousins des autruches, qui peuvent mesurer jusqu’à 2 mètres de haut. Herbivore, l’émeu est ravi de l’aubaine que lui apporte une vraie manne céréalière sur ses routes de migration, mais les fermiers ne partagent pas du tout ce point de vue et vont se plaindre aux autorités.

Ils saisissent donc du casus belli la principale figure politique d’Australie occidentale en ce temps-là, sir George Pearce : un ancien travailliste devenu nationaliste, sénateur depuis trente ans et plusieurs fois membre du gouvernement. Il est justement ministre de la Défense en 1932, comme il l’a été de 1914 à 1921, autrement dit pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale, quand les Australiens se sont couverts de gloire en Europe. Ah ! les tranchées, la Flandre, la Somme, Péronne : c’était le bon temps ! C’est en combattant aux côtés des Britanniques que les Australiens ont obtenu de nouveaux droits politiques, une large autonomie interne… Depuis 1918, la vie paraît plus morne à sir George Pearce et à ceux de ses fermiers qui ont connu la Grande Guerre. Aussi, quand les vétérans lui exposent leur problème d’émeus, la solution semble-t-elle toute trouvée : on va leur envoyer des mitrailleuses, du genre de celles qui ont montré leur efficacité sur le front. Le ministre de la Défense mobilise donc le 7e corps de batterie lourde de la Royal Australian Artillery et on y va, comme en 14 !

C’est ainsi que le major G. P. W. Meredith et ses artilleurs se retrouvent dans le district de Campion, le 2 novembre 1932, pourvus de deux mitrailleuses lourdes de type Lewis Mark I. De grosses sulfateuses surmontées d’un chargeur circulaire pour arroser copieusement l’ennemi : le détachement est d’ailleurs parti en campagne avec un stock de dix mille cartouches. Qu’ils y viennent, les Boches à plumes : on les aura !

Le carnage paraît si imminent et facile que les soldats, par jeu, procèdent à une déclaration de guerre en bonne et due forme. Ils s’en mordront les doigts, car ce faisant, ils lançaient ce que la presse allait baptiser « la grande guerre des Émeus » : la première guerre inter-espèces de l’Histoire, qui de surcroît ne se passe pas du tout comme prévu.

Les premiers jours, en embuscade, les valeureux combattants de la Royal Australian Artillery ne voient aucun émeu à portée de tir : des kangourous autant qu’on veut, un vieux dingo, mais pas le plus petit Dromaius novaehollandiae, nom latin de l’engeance à abattre. Sous la chaleur accablante de l’été austral, ils attendent, puis à bout de patience doivent déplacer mitrailleuses et munitions jusqu’à croiser enfin une colonne ennemie ; mais lorsqu’ils font feu, celle-ci se volatilise instantanément, ne laissant qu’une douzaine de corps sur le champ de bataille…

Au contraire d’une armée humaine, qui vient bien sagement se faire hacher menu en rangs par quatre en chargeant les nids de mitrailleuses, les émeus pratiquent spontanément la guérilla : si on leur tire dessus, ils s’égaient dans la nature, par petits groupes mobiles et insaisissables.

Les Australiens s’énervent, d’autant que l’une des mitrailleuses s’enraye ; et des milliers de cartouches ont été grillées pour ne tuer qu’un petit nombre d’émeus, alors qu’on a promis cent peaux à l’état-major, pour faire des plumets militaires à faire pâlir d’envie ces bêcheurs de saint-cyriens français, qui friment avec leurs casoars.

Le major Meredith, en fin tacticien, se dit que si l’ennemi est mobile, son unité doit l’être aussi : il fait donc fixer la seconde mitrailleuse sur un camion, afin de poursuivre les fuyards. Mais l’initiative se heurte à cette réalité zoologique que l’émeu peut courir jusqu’à 55 kilomètres à l’heure, vitesse qu’est loin d’atteindre une teuf-teuf des années 1930, sur sol caillouteux qui plus est. Les cahots, en outre, malmènent les servants de la mitrailleuse embarquée qui, à chaque bond du véhicule, canardent à tout-va, sans aucune précision : rétrospectivement, il faut se réjouir qu’aucune balle perdue n’ait causé de victimes humaines dans les fermes d’Australie occidentale. Mais celles-ci vont devoir essuyer, en revanche, une contre-offensive majeure qu’aucun stratège de Canberra n’avait prévue.

Furtif et tout-terrain, l’émeu se révèle aussi un diplomate hors pair, puisqu’il découvre très vite la technique des alliances. À force de courir en tous sens, pourchassées par des artilleurs fous, les meutes d’émeus émeutiers ont en effet fini par détériorer la grande barrière antilapins qui, courant du nord au sud de l’Australie, protégeait les cultures. Par les brèches ainsi ouvertes, ce sont bientôt des divisions entières de rongeurs qui déferlent sur les rangs humains, bientôt submergés par le nombre.

Ces succès des animaux sur l’homme ne grandissent guère l’armée australienne, qui, à défaut de capituler, voudrait bien arrêter l’expérience. D’autant que, chez les civils, on commence à se prendre de sympathie pour cet oiseau rusé qui, avec sa cervelle minuscule, a mis en échec les badernes du ministère de la Défense. Le Daily News de Perth titre : « Les émeus tiennent bon face à l’armée », complétant ce bulletin d’un sous-titre assassin : « Seulement vingt tués sur une population estimée entre 5 000 et 10 000 individus. » Le 8 novembre, la Chambre des représentants s’inquiète du coût de l’opération, tandis que l’ornithologue Dominic Serventy félicite « le commandement émeu » pour l’excellence de sa stratégie…

Bref, l’émeu émeut, surtout quand le major Meredith, avec un certain fair-play, reconnaît publiquement la valeur militaire de l’adversaire : « Si nous avions une division qui sache esquiver les balles comme le font ces oiseaux, celle-ci pourrait faire face à n’importe quelle armée du monde. Ils savent affronter les mitrailleuses avec l’invulnérabilité d’un tank ! Ils sont comme les Zoulous, que même les balles dum-dum ne peuvent arrêter. »

Le Premier ministre, James Mitchell, n’accepte pas l’humiliation et soutient son ministre de la Défense qui, vaincu par des oiseaux, est en train de passer pour une buse. Meredith et ses hommes doivent retourner au combat : une seconde campagne, lancée le 13 novembre, n’est guère plus glorieuse que la première, et un parlementaire des Nouvelles-Galles du Sud demande avec une suave ironie si le ministre a prévu de décerner une médaille pour cette guerre…

L’armée renonce, l’Australie dépose les armes, malgré les demandes réitérées des fermiers. Le gouvernement préfère leur accorder une prime par émeu tué, avant de débloquer un budget pour la seule solution possible : la construction d’une clôture, en 1953. Soit l’équivalent d’une frontière, délimitant les domaines respectifs des humains et des oiseaux. Les émeus ont gagné la guerre : ils ont maintenant leur territoire, où ils forment d’ailleurs une espèce protégée.

B. F.

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