Mon compte-rendu de « La caverne originelle » (J.-L. Le Quellec), publié dans L'Homme n°245
Mon compte-rendu du maître-ouvrage de Jean-Loïc Le Quellec, publié aux éditions La Découverte, vient de paraître dans L'Homme. Le texte sera accessible en ligne dans quelques jours ; d'ici là, le voici, en avant-première mondiale :
L’art paléolithique, en particulier ses œuvres pariétales, a déjà fait couler beaucoup d’encre. Depuis des décennies, les meilleurs spécialistes ont tenté d’en déchiffrer le sens et, si certaines interprétations un temps privilégiées sont aujourd’hui écartées, aucun consensus ne s’est jamais dégagé. Avec cette somme aux proportions monumentales (plus de 2 millions de caractères, environ 3000 références bibliographiques et près de 400 illustrations), l’anthropologue, mythologue et préhistorien Jean-Loïc Le Quellec entend relever le double défi de dresser un bilan critique du débat et d’y apporter des éléments nouveaux.
À cette fin, l’auteur n’hésite pas à ouvrir sa démonstration par un examen détaillé des problèmes que soulèvent les données elles-mêmes, à commencer par ceux, souvent sous-estimés, qui concernent leur datation. Il inventorie ensuite ce que l’on voit dans les œuvres pariétales, mais aussi ce que l’on a parfois cru y voir à tort, en soulignant notamment les biais qui grèvent des raisonnements établis à partir de relevés plus ou moins fidèles et non des réalisations originales. Une volumineuse base de données permet d’effectuer plusieurs mises au point, par exemple en rappelant qu’une moitié des graphismes est formée de ce qu’il est convenu d’appeler des « signes » et que, faute de savoir s’ils symbolisent quelque chose, il vaudrait probablement mieux les désigner sous le nom de « motifs ». Quoi qu’il en soit, leur possible signification restera à jamais inaccessible. Cette revue méticuleuse remet également en question la rareté communément admise des humains dans l’art pariétal. Si, argumente Jean-Loïc Le Quellec, on en comptabilise les figurations partielles (principalement les mains ou les sexes) comme on a coutume de le faire pour les animaux, l’espèce humaine devient alors la troisième la plus représentée, après les chevaux et les aurochs.
Un exposé critique des diverses interprétations de l’art des cavernes proposées par le passé occupe la plus grande part de l’ouvrage. L’auteur se livre à un recensement méthodique, déployant une impressionnante érudition pour restituer l’histoire parfois méconnue de ces théories. Il signale, par exemple, qu’en dépit de la fascination qu’elles exercent encore sur certains milieux féministes, les thèses de Marija Gimbutas, soutenant l’existence à la fois de sociétés néolithiques dites « matristiques » et d’une « proto-écriture» paléolithique [1], se rattachent à une tradition située très à droite sur l’échiquier politique. D’une manière plus générale, les diverses interprétations de l’art des grottes sont passées au crible, qu’il s’agisse (entre nombreuses autres) de l’art pour l’art, de la magie de la chasse, ou encore du chamanisme, dont Jean-Loïc Le Quellec rappelle qu’il avait déjà été envisagé plusieurs décennies avant que Jean Clottes et David Lewis-Williams ne l’invoquent à nouveau [2].
Le livre se clôt sur une proposition qui, si elle n’est pas à proprement parler inédite (on la trouve notamment chez Alain Testart [3] ou Michel Lorblanchet [4]), s’appuie sur des arguments nouveaux issus de l’autre domaine de spécialité de l’auteur, à savoir la mythologie.
Jean-Loïc Le Quellec insiste tout au long de son ouvrage sur ce qui constitue, à ses yeux, une faiblesse majeure, sinon rédhibitoire, des interprétations défendues jusqu’ici : ceux qui les ont avancées n’apportent pas la preuve que le phénomène censé expliquer l’art des cavernes (l’explicans), par exemple le chamanisme ou le totémisme, existait bel et bien au moment où ces œuvres furent réalisées. Aussi habiles ou vraisemblables que ces interprétations puissent paraître, elles s’exposent ainsi à une faute d’anachronisme, que les méthodes élaborées par la mythologie comparée permettent d’éviter.
Cette discipline a en effet établi avec un degré de certitude élevé que le récit des origines le plus ancien, et qui prévalait en Europe à l’époque des grottes ornées, est le mythe d’émergence, selon lequel les espèces animales et les humains peuplant aujourd’hui la terre ont d’abord vécu dans ses profondeurs avant d’accéder à la surface par une ouverture dans le sol – un processus qui, dans certaines variantes, se poursuivrait dans le présent. L’existence de ce mythe au Paléolithique, conjuguée à l’étonnante caractéristique de l’art pariétal d’avoir placé des représentations jusque dans des lieux très difficiles d’accès, là où elles ne pouvaient virtuellement pas être vues, constitue un argument très sérieux en faveur de l’idée que cet art, s’il ne dépeint pas nécessairement le récit de l’émergence stricto sensu, lui est néanmoins étroitement lié.
On ne saurait trop louer l’intérêt d’un tel travail, qui deviendra sans nul doute une référence incontournable pour de nombreuses années. Sa taille et son exhaustivité ne l’empêchent pas bien sûr de soulever divers problèmes qui appellent une poursuite de la réflexion – n’est-ce pas à cela que l’on reconnaît les ouvrages féconds ?
Par exemple, si le propos se focalise ici sur l’art des cavernes et en particulier sur le caractère discret, pour ne pas dire secret, de certaines œuvres, il n’en reste pas moins que l’art paléolithique se manifestait également dans des réalisations qui échappaient à ce qualificatif, voire dont la dimension ostentatoire le contredisait franchement : c’était le cas notamment, plus encore que pour certaines salles de Lascaux, d’abris sous roche, sculptés ou peints, qui étaient visibles loin à la ronde.
Dans un autre ordre d’idées, on doit envisager la possibilité que certaines explications intervenant à des niveaux différents ne soient pas nécessairement incompatibles entre elles. L’art des cavernes peut fort bien se rapporter à un mythe d’émergence tout en remplissant certaines fonctions sociales – par exemple, l’ostentation au service d’une élite, comme le propose Emmanuel Guy [5] –, et tout en s’articulant à une conception générale du monde – une « ontologie » spécifique. Au demeurant, la conviction de Jean-Loïc Le Quellec qui privilégie un art « animiste » plutôt que « totémique » interroge : indépendamment même des difficultés bien connues que présente la définition de ces concepts, se pose la question des critères qui permettraient de les repérer dans les formes artistiques.
Ajoutons pour conclure qu’une analyse d’une telle ampleur souligne en creux l’intérêt d’une étude comparatiste qui, par la force des choses, est ici seulement esquissée. Une mise en regard systématique, révélant points communs et différences avec l’art d’autres chasseurs-cueilleurs, comme les Aborigènes d’Australie ou les San, et s’efforçant de les relier aux mythologies, aux pratiques religieuses et aux structures sociales, constituerait sans nul doute un nouveau et formidable chantier. De quoi fournir la matière d’un deuxième volume? On ne peut que le souhaiter.
Christophe Darmangeat
1. Cf. Marija Gimbutas, The Civilization of the Goddess. Ed. by Joan Marler. San Francisco, Harper, 1991.
2. Cf. Jean Clottes & David Lewis-Williams, Les Chamanes de la préhistoire. Transe et magie dans les grottes ornées, Paris, Le Seuil, 1996 (« Arts rupestres »).
3. Cf. Alain Testart, Art et religion de Chauvet à Lascaux. Éd. par Valérie Lécrivain. Paris, Gallimard, 2017 (« Bibliothèque illustrée des histoires »).
4. Cf. Michel Lorblanchet, Naissance de la vie. Une lecture de l’art pariétal, Rodez, Le Rouergue, 2020.
5. Cf. Emmanuel Guy, Ce que l’art préhistorique dit de nos origines, Paris, Flammarion, 2017 (« Au fil de l’histoire »).
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