« Une nouvelle réponse à Christophe Darmangeat » (par Jürg Helbling)
Je réponds au billet de blog de Christophe du 6 février, à propos de la complexité, du type de société et de la guerre.
Complexité
Nous sommes probablement d'accord sur le fait que la notion (imprécise et ambiguë) de complexité ne nous mène pas très loin. Selon Keeley (1988), la complexité socioculturelle se compose des éléments suivants : sédentarité, dépendance au stockage, inégalité sociale, et l'utilisation d'un moyen d'échange (« sedentism, storage dependence, social inequality, and the use of a medium of exchange ») (de dons ?). Selon Pilling (1968), le niveau d'organisation sociale (« level of social organization ») dépend :
- de chefs puissants en position de commandement (« powerful chiefs with power of command »),
- de la stratification sociale (« social stratification ») (héritabilité des positions de pouvoir) et
- de la complexité de l'organisation sociale, c'est-à-dire du nombre de groupes non résidentiels, poursuivant des fins spécifiques tels que les sodalités centrées sur les initiations, les clans totémiques et les faternités de sang (« the number of non-residential special-purpose groups such as initiation-centred sodalities, totemic clans and blood-brotherhood »). Ce dernier point ne semble pas pertinent, bien que le degré de la différenciation fonctionnelle des sous-systèmes dans un système soit la définition classique du degré de complexité d'une société. Dans tous les cas – et de manière plus pertinente pour notre propos – le terme de complexité renvoie toujours à une inégalité sociale et à une hiérarchie de pouvoir.
Pilling mentionne dans ce contexte la polygynéco-gérontocratie (Rose 1960), une constellation de pouvoir dans laquelle les hommes âgés monopolisent les jeunes femmes en tant qu'épouses, tandis que les jeunes hommes ne peuvent se marier que très tard et doivent verser des prestations de fiançailles et de mariage substantielles, ainsi que pour avoir accès aux rituels et aux connaissances secrètes sans lesquelles il est impossible de se marier. Il existe alors une inégalité structurelle du pouvoir entre les hommes âgés et les jeunes, ainsi qu'entre les hommes et les femmes. Kelly (2013) ne parle pas de sociétés complexes, mais de sociétés non égalitaires (« non-egalitarian societies »), qui pourtant présentent les mêmes caractéristiques.
Type de société
Christophe écrit que les activités de subsistance (comme la chasse, la cueillette, la pêche, l'agriculture, l'élevage) ne se prêtent pas à une corrélation avec une structure sociale. Je suis d'accord avec cela. Il faut – ajoute Christophe – chercher des facteurs économiques qui sont en corrélation avec la structure sociale. Là, je suis encore plus d'accord, d'autant plus qu'il mentionne la sédentarité. Malheureusement, cela ne va pas plus loin. Par contre, nous sommes invités à croire (croyons-nous !) ce que Testart a dit à ce sujet : il s'agit de la richesse, une catégorie assez vague. Christophe pense pouvoir résoudre la plupart des problèmes à l'aide des « bons concepts ». Bien que la clarification des concepts soit importante, il me semble néanmoins qu’on obtiendrait probablement de meilleurs résultats dans les discussions avec des non-croyants si l'on ne se dispute pas trop sur les concepts, mais que l'on se réfère davantage à l'ethnographie.
Ma thèse est que la sédentarité est effectivement cette variable centrale qui est « en corrélation avec la structure sociale » et qui peut expliquer à la fois la guerre et la structure inégalitaire des unités belligérantes. Je pense en outre que les Yolngu en sont un bon exemple. Christophe affirme de manière apodictique : « les Murngin (Yolngu) n'ont rien de complexe, de hiérarchique ni de mésolithique ». Je suis cependant convaincu que, contrairement à l'opinion de Christophe, non seulement les Yolngu, mais aussi d'autres sociétés de la Terre d'Arnhem et du Cape York ainsi que du sud-est de l'Australie, sont des sociétés complexes, hiérarchiques et non-égalitaires. En se fondant sur les données ethnographiques de Warner (1937), Thomson (1949), Hiatt (1986, 1996) et Keen (1997, 2004, 2006), la société Yolngu peut être caractérisée par les éléments suivants :
- une (semi) sédentarité des groupes locaux, qui sont (plus ou moins) des patriclans patrilocaux;
- une dépendance des groupes locaux à des ressources spatialement concentrées et prévisibles (principalement la pêche et l'igname);
- une économie à retours différés (« economy of delayed returns ») (due aux investissements en aquaculture);
- une hiérarchie locale de l'autorité (polygynéco-gérontocratie, domination religieuse et rituelle des hommes âgés) avec d'importants flux de dons des jeunes vers les vieux dans le cadre des fiançailles, du mariage et de l'accès aux rituels et aux connaissances ésotériques;
- les dons circulants également comme compensation pour des délits (adultère, meurtre), ainsi que comme offrandes funéraires dans le cadre des cérémonies d'enterrement;
- des guerres, mais aussi et des alliances renforcées par l'échange de dons et des relations matrimoniales entre les patriclans locaux.
Que l'on qualifie ces deux types de sociétés – mH&G et sF/F – de paléolithique et de mésolithique me semble que secondaire (c'est aux archéologues d'en décider.) Ce qui est plus important, c'est que des sociétés de types différents ont existé simultanément en Europe postglaciaire. Les groupes locaux sédentaires de la culture d'Ertebølle sur les côtes et les rivières dans l'Europe du Nord, avec une grande importance de la pêche et de la chasse aux mammifères marins (y compris les infrastructures de pêche) et (probablement) aussi de la guerre, devaient être très différents des groupes mobiles de chasseurs-cueilleurs, qui vivaient de la chasse au gibier stationnaire, de la cueillette et d'un peu de pêche dans l'arrière-pays.
De toute façon, il ne sert à rien de classer dans un même type de société des sociétés dont les structures économiques (sédentarité et « economy of delayed returns ») versus mobilité et « economy of imediate returns ») et politiques (hiérarchie locale de l'autorité et guerre versus relations égalitaires et paix) sont très différentes les unes des autres ; et il ne sert à rien non plus de classer des sociétés qui ne se distinguent les unes des autres que par des éléments manifestement moins pertinents (comme la combinaison des activités de subsistance), comme différents types de sociétés.
Guerre
Christophe critique les tableaux de mortalité liée à la violence que j'ai compilés. Bien que j'aie déjà reconnu à plusieurs reprises les faiblesses de tels chiffres, la répartition bimodale des chiffres est néanmoins distincte et intéressante : valeurs faibles pour les chasseurs-cueilleurs mobiles, valeurs élevées pour les agriculteurs/éleveurs/pêcheurs sédentaires. Christophe n'a malheureusement jamais fourni une interprétation alternative de ces chiffres.
Si chaque groupe dispose des options de réaction alternatives en cas de conflit : a) éviter/se déplacer, b) négocier, c) se battre ou d) se soumettre, alors les chasseurs-cueilleurs mobiles devraient non seulement ne pas avoir de guerre (ils peuvent éviter une guerre en se déplaçant grâce à un faible coût d'opportunité), mais aussi avoir un niveau de violence interpersonelle généralement plus faible (résolution des conflits interpersonnels par l'un des protagonistes joignant un autre groupe). Christophe a raison de faire remarquer qu'il faudrait en outre indiquer si la valeur respective de la mortalité par violence (voir mes tableaux) est due à l'homicide ou à la guerre. De telles données ethnographiques supplémentaires pourraient être apportées sans problème.
Cependant Christophe a tort de prétendre que ma théorie de la guerre (sédentarité des groupes locaux dans des macroconditions acéphales) ne peut être prouvée empiriquement que si les guerres sont effectivement menées pour des territoires. Or, j'ai déjà souligné à plusieurs reprises dans nos débats (et démontré dans mon livre, je l'espère) que ce n'est pas du tout le cas. Donc, encore une fois, je ne prétends pas que les groupes locaux se battent pour des territoires, que ce soit pour les défendre ou pour les approprier (BB 2020: 269). Ne pas pouvoir éviter un conflit â cause de la dépendance de ressources concentrées localement ne signifie pas que l'on mène des guerres pour des territoires. Même si un groupe voisin attaque pour se venger d'un méfait, on ne peut pas l'éviter en se déplaçant, mais on doit se battre !
Christophe critique le fait que je n'ai pas utilisé dans mon tableau des formes de conflits armés chez les Yolngu le terme de « guerre ». J'aurais également dû éviter celui de « faide » compte tenu de son ambiguïté 1) en tant que vengeance juridique et 2) en tant que guerre (Boulestin 2020: 267). Christophe, dans l'un de ses blogs, a posé avec force les équations : miringu = feud et gaingar = guerre. Mais qu'en est-il des autres formes de conflits armés chez les Yolngu ? Nous n'avons toujours pas reçu de réponse de Christophe à ce sujet.
Il me semble raisonnable de partir d'abord des critères de distinction (individu ou famille versus groupe local ou local kin group et violence restreinte versus violence non restreinte) et de présenter les formes de conflits armés de manière ethnographiquement plus précise et exhaustive, pour ne revenir qu'après ce détour, le cas échéant, aux grandes notions de « guerre » et de « feud ».
Niveau | Intention | |
Equilibrage (restreint) |
Destruction (non restreint) |
|
Individuel (famille) | makarada |
meurtres mutuels |
Groupe local (de parenté) | milwerangel |
gaingar, mirringu, narrup |
Christophe a surtout critiqué trois entrées de mon tableau : 1) meurtres mutuels (mutual killing) qui ne sont rien d'autre que des vengeances et des contre-vengeances; 2) l'absence du feud dans mon tableau (car selon Christophe le makarada n’est pas un feud) et; 3) la classification de mirringu comme guerre (tandis que selon Christophe c’est un feud) :
- Les meurtres mutuels diffèrent de la vengeance. Ils indiquent qu'on tue une personne que l'on rencontre parce qu'elle appartient à un groupe hostile, et non pour venger un homicide spécifique, qu'il soit physique ou dû à la sorcellerie. Warner (1937: 166-179) décrit cela en détail.
- Le makarada serait un affrontement entre deux clans, comme l'atteste prétendument la photo pris du film Dix canoës..., suggère Christophe. Dans mon schéma, il n'y aurait donc pas de forme de violence correspondant à un feud. Il est dommage que Christophe n'ait pas montré une capture d'écran qui représente toute la scène. Une telle photo aurait en effet montré d'un côté le clan de la victime, comme dans le cadrage choisi par Christophe ; mais de l'autre côté, il n'y a pas le clan de l'agresseur, comme dans le cas de milwerangel, mais un individu – l'agresseur avec un assistant !!! CQFD. Il ne s'agit pas ici d'une pédanterie classificatoire, comme le démontre de manière impressionnante l'ensemble des événements racontés dans le film. Après que le chef local, Ridjimiraril, a tué accidentellement un étranger, une guerre menace d'éclater avec le clan de la victime (une attaque de type miringu ou narrup). Les hommes du clan de R sont sceptiques quant à leur capacité à vaincre et au nombre de pertes auxquelles ils doivent s'attendre. Au grand soulagement de ses proches, Ridjimiraril propose un makarada, ce qui est également accepté par le clan du victime. Le jeune frère de R est prêt à le seconder. R pourrait mourir ou être au moins blessé, tout comme son frère. Le clan de R choisit donc entre deux options: guerre ou feud. Le makarada est un moyen d'éviter une guerre entre deux clans. On limite le conflit au coupable, qui accepte bon gré mal gré un makarada, car sinon il entraîne son clan dans une guerre inopportune et risquée. Lors du makarada, les hommes du clan de R sont assis dans l'ombre et suivent le cours des événements sans intervenir.
- Le miringu (ou marengo) n'est pas un feud, pas même selon la définition de Christophe. Il désigne une attaque surprise de jeunes guerriers d'un clan et des clans alliés avec l'autorisation des aînés du clan en vue d'une vengeance compensatoire (Warner 1937: 159). Jusqu'ici, tout va bien pour Christophe, mais Warner ajoute : de telles actions de vengeance dégénèrent généralement en guerres en raison de la responsabilité du clan (1937: 145). Ainsi un miringu typique se termine souvent par la mort de tous les ennemis : « They killed all men and left them » (1937: 161).
" Il me semble néanmoins qu’on obtiendrait probablement de meilleurs résultats dans les discussions avec des non-croyants « voilà une assertion qui me laisse pantois. La croyance est à la base de toute connaissance même en science. Donc, penser que l'on peut avoir une discussion entre non-croyants est une croyance.
RépondreSupprimerMais, je voudrais faire remarquer que penser que l'état d'égalité est l'état naturel, anthropologique, de l'homme et que, donc, l'inégalité est une construction strictement sociale est aussi une croyance. Non, nous ne naissons pas égaux, pas plus que les animaux, et nos origines ne sont pas égalitaires. C'est l'égalité qui est une aspiration humaine culturelle (que l'on ne peut atteindre que part l'équité).
La violence, l'inégalité, le conflit, la guerre sont ontologiquement anthropologiques (inscrites dans la nature de l'Homme). Et, comme Homo sapiens reste le même Homo sapiens qu'à ses origines, ces archétypes (parmi d'autres) restent immuables. Seule la culture peut les modérer.
Tous les individus et chaque groupe disposent des options de réaction alternatives en cas de conflit : a) éviter/se déplacer, b) négocier, c) se battre ou d) se soumettre. Chacune de ces options fait évidemment partie du programme biologique de l'homo sapiens ; sinon, elles ne seraient pas possibles. Mais le fait est que ce sont les circonstances sociales (les acteurs impliqués et leurs intérêts, les rapports de force, l'objet du conflit) qui déterminent quelle option est choisie.
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