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La « guerre fleurie » des Aztèques : une fake news ?

Pour la connaissance des sociétés humaines, les Aztèques sont un cas du plus haut intérêt. Société étatique, qui comptait à l'arrivée des Espagnols plusieurs millions d'individus, le royaume de la « Triple Alliance » frappe à la fois par le monumentalisme de son architecture, par la richesse et la complexité de sa vie sociale et culturelle et par diverses coutumes « exotiques » qui ont frappé les esprits – la plus emblématique d'entre elles étant ses sacrifices humains, pratiqués sur une échelle parfois littéralement industrielle : selon des chiffres qui ne paraissent guère contestés, l'inauguration du grand temple de Huitzilopochtli et de Tlaloc donna lieu, en l'espace de quatre jours, à l'exécution de plus de 80 000 personnes ! Si bien des aspects de la société aztèque nous échappent en totalité ou en partie, elle fait néanmoins partie de ce groupe très restreint d'États précolombiens que nous pouvons appréhender non seulement par l'archéologie, mais aussi par des témoignages directs et écrits, la plupart rédigés dans les années qui suivirent la conquête par des membres des classes dirigeantes de l'empire vaincu.

Parmi les traits culturels aztèques qui frappent l'imagination, il en est un qui a déjà été évoqué sur ce blog, et qui représente un élément incontournable dans la quête d'une classification générale des affrontements armés. Je veux parler de la guerre dite « fleurie », que tout ouvrage un peu détaillé sur ce peuple ne manque pas de mentionner. À en croire divers auteurs, en particulier les principaux spécialistes français, la guerre fleurie est une forme qui présente des spécificités tout à fait étonnantes, et qui représente donc une énigme pour une théorie générale. Le hic, c'est que quelques voix discordantes – en l'occurrence américaines – font entendre sur cette guerre fleurie un tout autre son de cloche.

Tirée du codex Mendoza, cette suite d'image montre l'ascension sociale d'un roturier par la capture d'ennemis au combat. Un des éléments sur lesquel se fonde la théorie de la guerre fleurie ?

Dans ce billet, je tenterai de présenter au mieux les termes du débat, sachant que je n'ai pas poussé l'investigation jusqu'à examiner directement les sources primaires à partir duquel il a été mené. D'une part, faute des compétences linguistiques nécessaires, je ne pourrais lire que celle qui ont été traduites en anglais ; d'autre part, cette enquête représenterait un investement d'énergie déraisonnable étant donné mon projet et le temps dont je dispose pour le mener à bien. Il est donc possible que je sois handicapé, voire trompé, par une connaisance insuffisante du matériel de base sur la question ; je compte sur mes lecteurs compétents pour me signaler ces erreurs – inutile d'aller jusqu'à m'arracher le cœur pour étancher la soif des dieux de la science...

1. La version commune

Dans la version que l'on peut lire couramment sous la plume des spécialistes francophones contemporains, la guerre fleurie se distingue à la fois par ses buts et par ses modalités. Loin d'avoir pour objectif une quelconque victoire politique ou économique, la guerre fleurie vise uniquement à faire (de part et d'autre) des prisonniers que l'on pourra ensuite sacrifier. Pour ce faire, elle résulte d'un accord explicite avec l'adversaire, et se déroule dans des conditions qui tiennent beaucoup moins de la guerre proprement dite que d'un duel hautement codifié.

Jacqueline de Durand-Forest, dans son livre Les Aztèques paru dans la collection « Guide des civilisations » (Belles-Lettres), ne s'attarde guère sur le sujet. Elle écrit simplement :

Quand il n'y a pas d'hostilités en cours, un conflit rituel appelé Xochiyaoyotl, « guerre des fleurs », opposait les meilleurs guerriers de Tenochtitlan, Tezcoco, Tlacopan [villes de la Triple alliance] à ceux de Cholula, Huexotzinco et Tlaxcala, pour faire des prisonniers à sacrifier. (p. 82)

Michel Graulich, dans Le sacrifice humain chez les Aztèques, est un peu plus précis :

Quelques enclaves indépendantes subsistent cependant, en particulier dans la vallée de Puebla, densément peuplée et puissante, où se trouve notamment la millénaire cité sainte de Cholula consacrée au dieu Serpent à Plumes, Quetzalcoatl. C'est là que les souverains nouvellement élus étaient censés se faire confirmer leur pouvoir. D'autres cités puissantes dans la vallée de Puebla sont Tlaxcala et Huexotzinco. Or, avec ces trois cités et quelques autres, la Triple Alliance conclut un pacte, selon certaines versions à la suite d'une grande famine qui aurait désolé le Mexique central de 1450 à 1454 et qui aurait été envoyée par les dieux, irrités d'être insuffisamment alimentés en nourriture humaine. Plutôt que de chercher à vaincre, on organise à intervalles réguliers des batailles « fleuries » de manière à disposer d'un approvisionnement ininterrompu de prisonniers à sacrifier. Ce pacte de la guerre fleurie est pour les Mexicas un bon moyen de neutraliser un dangereux ennemi potentiel tandis qu'ils se lancent à la conquête du monde. Ils s'empressent d'ailleurs d'encercler leurs « alliés » de la vallée de Puebla, les privant ainsi de toute possibilité d'expansion. Les Tlaxcaltèques finissent cependant par se lasser de cet arrangement et deviennent finalement les plus fermes alliés de Cortés…

Mais le compte-rendu le plus détaillé est donné par Christian Duverger, qui consacre à ce sujet un chapitre entier du recueil Guerre et religion dirigé par Jean Baechler. Tout en donnant des informations similaires aux précédentes quant au cadre général de ces affrontements, il en précise les surprenantes modalités :

C’est cette guerre fort originale que les Aztèques ont appelé dans leur langue – le nahuatl – xochiyaoyotl, c’est-à-dire littéralement la « guerre fleurie », ce qui en français pourrait se traduire par « guerre-jeu », la fleur étant le signe du jeu. Cette dimension ludique, qui, dans le monde méso-américain, n’exclut nullement la sacralité, est indéniablement perceptible dans le rituel des affrontements. En pratique, ceux-ci s’organisent sous la forme de combats singuliers se déroulant simultanément : la guerre est fondamentalement une addition de duels. (…) les guerriers se rendent au combat en tenue d’apparat. (p. 73)

Dans la main gauche, chaque guerrier tient un bouclier circulaire, le chimalli, qui est un peu le pendant de l’écu médiéval : il figure les « armes » du soldat. Le dessin qu’il arbore indique le titre du combattant, son rang, son corps d’appartenance, sa divinité tutélaire, etc. (…) La main droite demeurait libre : les guerriers vont en effet au combat sans armes ! La capture se faisait à main nue. Chacun s’efforçait d’attraper un ennemi... par les cheveux. À cet effet, tous les guerriers impliqués dans la mêlée combattaient tête nue ; ils portaient une mèche distinctive qu’ils relevaient en toupet lors des affrontements. Attraper un combattant par sa mèche de cheveux (piochtli) suffisait à le transformer en captif : le vaincu se rendait immédiatement, sans se débattre, et s’agenouillait au pied de son vainqueur qui lui liait les mains dans le dos. (p. 74)

Lorsqu’on analyse les modalités de la guerre fleurie, on découvre que sa dynamique profonde est celle de la réciprocité. Les combats se soldent toujours par un échange de captifs. Il est frappant de constater que les batailles s’arrêtent toujours brusquement, sur un coup de sifflet ou un battement de tambour. Elles paraissent être suspendues d’un commun accord entre les deux parties, sans qu’il soit possible de distinguer clairement le vainqueur du vaincu. Bien sûr, les chroniques aztèques ont tendance à présenter systématiquement les Mexica comme victorieux de tous leurs adversaires. Mais l’on fait des captifs des deux côtés. Et l’on peut penser que l’on met fin aux combats lorsque, de part et d’autre, le quota de captifs est atteint. Dans la guerre de Mexico contre Chalco par exemple, la dimension sacrificielle et réciproque s’impose à l’évidence. Voici le discours que le souverain de Chalco adresse aux émissaires mexicains : « Frères mexica, vous devez savoir que dans cinq jours nous allons célébrer la fête de notre dieu Camaxtli et nous voudrions la célébrer avec la plus grande solennité en faisant couler sur son temple le sang des Mexica. Aussi, nous vous demandons instamment que le jour de notre fête, vous vous présentiez en armes, sur ce champ de bataille, car nous voulons honorer notre dieu avec vos chairs. Nous vous demandons de nous laisser faire nos sacrifices pour la satisfaction de notre dieu. » Les Mexica acceptèrent le combat et, symétriquement, décidèrent d’honorer leur dieu du feu avec les Chalca qu’ils feraient captifs. (p. 75)

Une représentation d'époque de sacrifice humain chez les Aztèques

2. Des voix dissonantes

Sur cette base apparemment solide, on pourrait donc légitimement tenter d'expliquer une configuration aussi étrange, qui ne se retrouve semble-t-il nulle part ailleurs. Mais avant d'entrerprendre une telle enquête, on peut aussi se demander si les données exposées ci-dessus sont aussi fiables qu'elles en ont l'air. Autrement dit, si en cherchant les raisons de la « guerre fleurie », on ne s'exposerait pas à la leçon d'épistémologie donnée il y a déjà quatre siècles par Fontenelle, dans sa célèbre dent d'or.

Le doute est en tout cas permis, car deux chercheurs américains (au moins) ont très sérieusement remis en question, il y a une quarantaine d'années, la teneur de la guerre fleurie... voire sa réalité elle-même.

Frederic Hicks et la guerre d'entraînement

Le premier est Frederic Hicks, dans un article très court (quatre pages et demi !) mais fort percutant, paru en 1979 dans la prestigieuse revue American Ethnologist (vol. 6(1), p. 87-92). Si quelques rares sources font bel et bien état de guerres dites « fleuries », écrit Hicks en substance, rien ne valide en revanche l'idée que ces guerres auraient eu pour principal objectif la capture de prisonniers destinés au sacrifice.

Le principal rédacteur autochtone qui évoque ce concept est Chimalpahin Quauhtlehuanitzin, un descendant de la famille régnante d'Amecameca (une ville conquise par les Aztèques en 1465). Il évoque pour commencer une guerre fleurie qui aurait opposé à partir de 1376 les Mexica de Tenochtitlan aux Chalca of Chalco Atenco. Durant cette guerre :

Les nobles Mexica qui capturaient des Chalca les laissaient partir, et les nobles Chalca qui capturaient des Mexica les laissaient aussi partir, et seuls quelques roturiers furent tués.

Quelques années plus tard cette guerre fleurie se changea en guerre « de colère » car :

à présent les nobles capturés par chaque camp n'étaient pas libérés et rendus aux leurs, mais sacrifiés.

On notera que cette description prend le strict contrepied des définitions rencontrées plus haut, où le sacrifice des prisonniers était censé constituer l'essence même de la guerre fleurie. À propos des mêmes événements, on lit dans les annales de Cuauhtitlan que :

En cette année [1376] les Mexica et les Chalca commencèrent à faire la guerre. Elle n'était pas encore intense, les gens ne se tuaient pas encore. C'était comme un jeu, et on l'appella guerre fleurie.

Toujours selon Hicks, Chimalpahin parle également de guerre fleurie à propos de deux autres conflits survenus dans la même région. L'un, daté de 1324, avait pour origine un combat régulé qui avait dégénéré, faisant quelques morts et ouvrant plusieurs années d'hostilités limitées. L'autre, sur lequel on ne dispose d'aucune information particulière, avait eu lieu en 1381. Dans les deux cas, les opérations semblent avoir été peu létales, et n'étaient apparemment pas menées pour subjuguer ou conquérir l'adversaire. Dans aucun des deux cas, toutefois, ne sont évoqués prisonniers ou sacrifices.

Mais dans la plupart des cas, l'événement considéré comme l'exemple princeps de la guerre fleurie est le conflit entre la Triple Alliance et les États de la vallée de Puebla, commencé probablement au milieu du XVe siècle. Une idée domine les commentaires : celle selon laquelle les Aztèques, s'ils l'avaient souhaité, auraient facilement remporté la victoire. La prolongation des hostilités ne pouvait donc résulter que d'un choix de leur part. Cette thèse s'appuie sur le témoignage direct de Montezuma II, le souverain qui régnait à l'arrivée des Espagnols, à qui l'un des capitaines de Cortès avait demandé pourquoi les Aztèques n'avaient pas triomphé de leurs ennemis :

Eh bien, nous aurions pu, mais alors, il n'y aurait plus eu d'endroit où nos jeunes gens auraient pu s'entraîner, hormis fort loin d'ici, et nous voulions aussi qu'il y ait toujours des gens à sacrifier à nos dieux

Un autre chroniqueur, Alva Ixtlilxochitl, indique que cette guerre fut initiée en raison de la famine des années 1454-1456. Mais, contrairement à ce que de nombreux commentateurs écrivent aujourd'hui, cette source n'évoque ni la prolongation de la guerre au-delà de cet événement, ni davantage de sacrifices humains – elle n'emploie au demeurant même pas le terme de guerre « fleurie ». Enfin, le texte connu sous le nom de Chronique X mentionnerait la volonté de Montezuma I, qui déclencha les hostilités, de consacrer un temple. Comme il manquait d'individus à sacrifier, il aurait imaginé ces guerres à la fois pour récupérer prisonniers et entraîner les jeunes.

Hicks insiste sur le caractère tardif et fragile de cette source et, quoi qu'il en soit, ne voit pas pourquoi des deux motifs qu'elle invoque, il faudrait en privilégier un (la capture des prisonniers) sur l'autre (l'entraînement militaire). Il résume sa position :

Au bout de compte, les données sur les guerres fleuries sont fragmentaires, mais elles n'autorisent certainement pas à procéder à la généralisation selon laquelle elles auraient été conduites afin d'obtenir des victimes sacrificielles. Je conclus qu'une guerre fleurie était toute guerre qui n'était pas menée à des fins de conquête, et que la fonction la plus commune de telles guerres était de fournir un entraînement et un exercice militaire pratique. De plus, à en juger par le seul cas où les motivations sont exprimées, cette fonction était apparemment bien comprise par les dirigeants aztèques eux-mêmes. (p. 91)

Barry Isaac et l'illusion d'optique

Un autre chercheur, cependant, va encore plus loin. Il s'agit de Barry Isaac, dans son article paru en 1983 dans le Journal of Anthropological Research.

Isaac reproche aux chercheurs qui défendent l'idée d'une guerre fleurie entre la Triple Alliance et la vallée de Puebla d'une part d'avoir pris les justifications de la première pour argent comptant, d'autre part d'avoir ignoré le point de vue de la seconde, ainsi qu'un certain nombre de faits.

Les sources originaires de Tlaxcala (vallée de Puebla) donnent en effet une tout autre version des événements. Le principal informateur, Diego Munoz Camargo, exprime de vives réserves sur l'idée que les Aztèques aient volontairement restreint les opérations, souhaitant conserver leurs ennemis :

comme des cailles en cage afin de ne pas manquer d'entraînement pour la guerre, et parce qu'ils devaient occuper les fils des seigneurs, et également pour disposer de gens à sacrifier et servir leurs idoles. (...) Si tel était le cas, les seigneurs de cette province [Tlaxcala] n'auraient pas accepté avec autant d'empressement la demande des Espagnols de marcher contre les Mexicains (...) l'hostilité entre eux était mortelle et terrible, et jamais ils ne tissèrent de liens de parenté, que ce soit par le mariage ou d'autres voies (...) car il est bien connu que dans toutes les autres provinces, ils se marient entre eux.

Mais aussi – et surtout ? – les sources indiquent qu'entre les deux camps, d'imposantes et sanglantes batailles survenaient à intervalles réguliers, qui paraissent fort peu compatibles avec l'idée d'une guerre menée d'un commun accord à fleurets mouchetés.

L'une d'elles, survenue à Atlixco vers 1503, aurait impliqué une armée de 100 000 soldats du côté de la Triple Alliance. Bien qu'elle ait infligé de lourdes pertes à son adversaire, elle subit « un grand massacre » et fut mise en déroute. En apprenant la nouvelle, Montezuma II aurait « pleuré amèrement », et tout son entourage aurait « sangloté de tristesse et de désespoir ». Un chroniqueur estime le nombre de tués lors de cette bataille à 40 000.

L'affrontement suivant eut lieu sans doute en 1506, cette fois à l'initiative des États de la vallée, et se solda par la perte de plus de 8 000 combattants du côté de la Triple Alliance. Le même chiffre est de nouveau avancé pour un combat légèrement postérieur.

Soutenue cette fois par les troupes de Huexotzinco, la Triple Alliance attaqua ensuite Tlaxcala. La bataille permit la capture d'un fameux général de cette ville, mais celle-ci fut payée d'un prix très lourd : pour remporter ce succès relatf après 20 jours de combats, il fallut recourir à des renforts d'urgence. À cette occasion ou peu après, selon le chroniqueur Ixtlilxochitl, « la fine fleur des capitaines et des soldats » de Tetzcoco périt dans un engagement avec Tlaxcala.

En 1517 probablement, le Triple Alliance lança une nouvelle offensive, à présent contre les forces coalisées de Huexotzinco et de Tlaxcala. Selon Duran, la défaite des Aztèques fut complète, et tous leurs officiers furent faits prisonniers. L'année suivante, l'armée aztèque prit toutefois sa revanche et cette fois, remporta la victoire.

Isaac conclut :

Une lecture attentive des rapports ethnohistoriques sur le comportement sur le champ de bataille et les résultats des combats pour la période 1503-18 révèle une profusion d'expressions telles que « un grand massacre », « les corps des morts gênaient les vivants », « les champs étaient couverts de cadavres », « un massacre cruel », « tant de sang qu'on aurait dit une rivière qui coulait », et d'autres indications de batailles âprement disputées avec un taux de pertes élevé. En bref, les sources offrent un témoignage fort contre l'affirmation de Soustelle (1970:101) [et d'autres, comme on l'a vu !] selon laquelle « sur le champ de bataille, les guerriers faisaient tout leur possible pour tuer le moins d'hommes possible ». (p. 423)

La thèse d'Isaac est exposée dans cette video didactique (en anglais), qui cite les diverses sources et fournit de surcroît quelques cartes fort utiles :

3. Pour conclure

Encore une fois, pour tenter d'avoir véritablement le cœur net sur ce point, il faudrait creuser en détail les sources primaires, tâche que pour diverses raisons je ne suis pas en état d'accomplir. En l'état actuel de mes connaissances, deux points points au moins me paraissent importants. Le premier procède du principe bien connu en sciences, selon lequel pour être validé, un fait nécessite des preuves d'autant plus solides qu'il paraît exeptionnel ou improbable. En l'occurrence, les éléments sur lesquels est censé se fonder la réalité de la « guerre fleurie », en particulier dans les modalités qu'en donne Christian Duverger, ne semblent pas être à la hauteur de son étrangeté. Ensuite, il est étonnant qu'aucun des auteurs français que j'ai consultés et évoqués dans ce billet ne mentionne les critiques de Hicks et Isaac, fut-ce pour les réfuter, alors même qu'ils écrivent largement après eux.

Par conséquent et, une fois encore, sauf élément nouveau qui m'inciterait à changer d'avis, la prudence me fait pencher pour l'hypothèse la plus économique : peut-être a-t-il existé dans l'histoire aztèque des traditions de batailles régulées, sous forme de duels plus ou moins collectifs, et peut-être ces formes possédaient-elles un caractère religieux, qui les reliaient à la nécessité (pour sa part, très bien établie) de disposer de victimes sacrificielles. Les sources, en tout cas écrites, ne semblent guère explicites sur ce point. Mais quoi qu'il en soit, l'idée que l'État aztèque ait volontairement pratiqué des formes de guerre atténuées, voire ritualisées, à des fins de capture sacrificielle, doit être considérée avec la plus grande méfiance. Tout suggère que le cas le moins mal connu, celui de l'opposition entre la Triple Alliance et les cités-États de la vallée de Puebla, procédait en réalité d'une guerre on ne peut plus ordinaire. En quelques occasions, les dirigeants aztèques et leurs porte-parole dissimulèrent leur incapacité à l'emporter en faisant de nécessité vertu et en proclamant que tout cela n'était qu'un jeu, tout comme quelques siècles plus tard, d'autres guerres allaient être présentées comme de simples opérations de pacification (« faut pas s'y fier » !) ou des « opérations militaires spéciales ».

5 commentaires:

  1. > En bref, les sources offrent un témoignage fort contre l'affirmation de Soustelle (1970:101) [et d'autres, comme on l'a vu !] selon laquelle « sur le champ de bataille, les guerriers faisaient tout leur possible pour tuer le moins d'hommes possible ».

    Peut-être qu'ils étaient simplement très maladroits !

    Et c'est pour la même raison qu'ils arrachaient malencontreusement le coeur de ceux qui étaient venus consulter pour un simple détartrage...

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  2. Hello,
    Ce qui est effectivement assez curieux, c'est que les auteurs français ne se concentrent que sur une seule face de la médaille. Bon, Soustelle c'est bien, mais maintenant un peu dépassé, et Graulich ne traite que le sacrifice. Mais quand même. Même du côté de la Triple Alliance, il y a des textes qui parlent indubitablement de vraies guerres, bien sanglantes (ce qui n'empêchait pas de faire également des prisonniers à cette occasion). Et puis quand on voit l'armement aztèque, notamment le fameux macuahuitl qui ne servait certainement pas qu'à trancher le saucisson, il y a assez peu de doute sur la question. Mon opinion personnelle est faite depuis longtemps : il y avait plusieurs formes de "guerres". La "vraie", de conquête ou de vengeance (les deux sont décrites), et une forme très ritualisée à la limite du genre, décrite sous le terme de "guerre fleurie", qui constitue pour nous une curiosité, ce qui explique que ce soit la forme la plus évoquée, et même parfois la seule. À partir du moment où l'on prends en compte l'existence de plusieurs formes, il n'y a plus de problème.
    Cela étant dit, il n'en demeure pas moins que la guerre fleurie est une bizarrerie, même en la considérant comme une forme de bataille régulée. Ce n'est pas la seule bizarrerie chez les Aztèques, l'esclavage, par exemple, en est une autre, mais il y a des explications possibles à ça. Après, si on prend un peu de recul et que l'on se place dans le contexte américain global, ce n'est peut-être pas si unique que ça. Par exemple, la parenté entre la guerre fleurie et la guerre de capture des Tupi a été soulignée à plusieurs reprises, et personnellement elle me semble évidente. Il y a probablement un modèle général à construire sur ces formes de conflits intergroupes américaines.

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    1. Qu'il ait existé de « vraies » guerres chez les Aztèques, fort sanglantes et menées à des fins de conquête ou de domination, je crois que cela ne fait de doute pour personne. Qu'à l'occasion de telles guerres, on ait fait des prisonniers qu'on sacrifiait selon des rites élaborés, et que ce complexe de sacrifice et de rites puisse être rapproché d'autres pratiques américaines, cela non plus ne paraît pas douteux. Là où en revanche le bât blesse, c'est justement sur l'existence de batailles régulées, spécifiquement destinées à capturer des sacrifiés. J'ai quand même l'impression (c'est le sens de ce billet) que les sources sur lesquelles s'appuie cette théorie sont pour le moins fragiles, et qu'on a beaucoup extrapolé à partir de pas grand chose.

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  3. Merci pour le billet, très instructif ! Christian Duverger cite-t-il les sources sur lesquelles il s'appuie pour identifier les modalités de la guerre fleurie ? Si elles sont solides, cela change pas mal de choses...
    (J’ai noté deux coquilles : 1) « L'un, daté de 1324, avait pour origine un combat régulé avait dégénéré » : le deuxième *avait* devrait être *ayant* – 2) plus loin, *justications* au lieu de *justifications*/)

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    1. Merci pour le signalement des coquilles ! C. Duverger ne cite aucune source, ni solide ni fragile, et c'est bien le problème. Je continue de mener l'enquête, avec l'aide de quelques âmes charitables (et surtout, compétentes).

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