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Un amendement au Communisme primitif...

Ce qu'il y a d'irritant (ou, au contraire, de profondément stimulant, allez savoir...) dans un travail de recherche, c'est qu'on n'a jamais fini de trouver des problèmes, même aux questions qu'on pensait avoir à peu près résolues. Il y a à peine quelque mois, mon Communisme primitif n'est plus ce qu'il était... connaissait sa troisième édition, pour laquelle j'avais dûment relu et corrigé le texte (pour la centième fois au moins, et sans doute beaucoup plus). Eh bien, à la préparation de la traduction anglaise, que croyez-vous qu'il arrivât ? J'ai encore trouvé des maladresses, quelques menues mais franches erreurs - comme cet « actuel Zaïre » qui avait échappé à tous les relecteurs depuis des années. Mais j'ai aussi mis le doigt sur au moins une idée qui m'est apparue après-coup comme franchement fausse, et qui méritait une nouvelle rédaction – le plus vexant étant de se demander comment je ne m'en étais pas rendu compte plus tôt, alors même que plusieurs interlocuteurs avaient été gênés par ce passage et avaient pris la peine d'en discuter avec moi.

La division sexuelle du travail chez les Baruya, lors de la construction d'une tsimia (maison rituelle). Les femmes, regard baissé, apportent la chaume constituant la « peau » de la construction, que les hommes disposent sur sa charpente. Photographie P. Lemonnier, 1985.

Les pages incriminées sont celles où je discute des possibles origines de la division sexuelle du travail. Outre le fait que je n'écrivais pas assez clairement que l'absence cruelle de données archéologiques rend les raisonnements sur ce point extrêmement fragiles et spéculatifs – cet oubli est dorénavant réparé – je polémiquais contre Maurice Godelier, qui écrivait que la domination masculine ne pouvait découler de la division sexuelle du travail, puisque celle-ci découlait de celle-là. Je continue à penser que j'avais tout à fait raison de réfuter cette implication, et que la domination masculine peut fort bien avoir été le sous-produit involontaire d'une division sexuelle du travail apparue pour d'autres raisons. Mais là où j'avais tort, c'est en éliminant l'éventualité d'une domination masculine préexistante soulevée par Godelier et en commettant ainsi une erreur symétrique à la sienne.

Voici donc la rédaction correspondant à la future édition anglaise (et à une possible quatrième édition française !), de la partie intitulée « Division sexuelle du travail et domination masculine : la cause et la conséquence », qui clôt le chapitre 5 :

À tout cela, il faut ajouter encore une chose. Le cas des Achuar montre qu'une division sexuelle du travail inéquitable, plaçant les femmes en position de subordonnées, sous la coupe directe ou indirecte des hommes, les privant dans une certaine mesure du contrôle sur leurs moyens de production et sur leurs produits, n'est pas un élément indispensable à la domination masculine. De là à dire que la division du travail ne constitue pas la cause de la domination masculine, mais bien plutôt sa conséquence, il n'y a qu'un pas. C'est très exactement celui que franchissait Maurice Godelier lorsqu'il écrivait dans une formule souvent citée : « La division du travail chez les Baruya ne peut donc expliquer la domination sociale des hommes puisqu'elle la présuppose. »

Le rapport entre domination masculine et division sexuelle du travail ressemble fort à un problème de poule et d’œuf, face auquel on est une fois encore contraint, faute d’éléments, de se reposer sur le seul raisonnement, avec les limites qu’imposent un tel exercice.

La domination masculine, quelle que soit son origine, a-t-elle comme l’affirme Godelier précédé, et façonné, la division sexuelle du travail ? Une telle hypothèse ne peut être écartée, pour une raison très simple : la domination masculine se rencontre dans le monde animal. Du point de vue de l’organisation sociale et des rapports entre les sexes, le groupe des primates fait preuve d’une impressionnante diversité. Toutefois, chez les espèces les plus proches de la nôtre, celles des grands singes, on observe une nette tendance à la présence d’une coercition et d’une violence masculines. C’est en particulier le cas chez le chimpanzé dit robuste (Pan troglodytes), caractérisé notamment par un fort dimorphisme sexuel et la patrilocalité. Dans cette espèce, les rapports entre mâles sont volontiers conflictuels et peuvent aller jusqu’au meurtre – des groupes de mâles patrouillant leur territoire et s’en prenant aux mâles « étrangers » isolés. De même, les mâles sont globalement dominants vis-à-vis des femelles, et leur imposent parfois des copulations collectives. On ne peut donc exclure qu’homo sapiens, tout comme son espèce cousine, soit issu d’un ancêtre partageant ces traits, et que la division sexuelle du travail édifiée à une époque ultérieure se soit construite de manière à préserver et consolider la position dominante des mâles.

Un autre scénario doit toutefois être envisagé, du fait qu’une autre espèce se situe à égale distance génétique et évolutive de la nôtre : il s’agit des chimpanzés graciles, ou bonobos (pan paniscus). En ce qui concerne tant leurs caractères biologiques que leurs relations sociales, ils présentent un visage fort différent des chimpanzés robustes. Marqués par un très faible dimorphisme sexuel, ils sont également exempts de toute forme d’exclusivité sexuelle ou de domination masculine – les quelques situations observées de harcèlement sexuel y sont plutôt le fait des femelles. Or, nous n’avons pour l’heure aucun moyen de déterminer si le dernier ancêtre commun des humains avec les chimpanzés robustes et graciles ressemblait davantage aux premiers ou aux seconds. Autrement dit, nous ne savons pas si la domination masculine observée dans l’espèce humaine est un caractère très ancien, partagé avec les chimpanzés robustes ou si, au contraire, il a été acquis tardivement – et dans ce cas, à quelle époque de l’hominisation. Dans cette seconde hypothèse, on peut tout à fait imaginer que la division sexuelle du travail se soit mise en place sans que la domination masculine lui préexiste ; qu’elle se soit diffusée en raison des avantages qu’elle procurait en termes de productivité ; que l’une de ses modalités – le monopole masculin des armes les plus létales - ait secrété, à titre de sous-produit, une position dominante pour les hommes ; et que cette position dominante ait par la suite agi en retour sur les modalités secondaires de la division sexuelle du travail, le plus souvent en systématisant et en amplifiant la domination masculine.

Répétons-le, nous n’avons aujourd’hui aucun moyen de départager ces deux grands scénarios. Une saine attitude scientifique doit donc consister à avouer notre ignorance et à laisser ouverts les deux termes de l’alternative.

10 commentaires:

  1. Très cher Christophe, je suis toujours enthousiasmé par la profondeur et la pertinence des débats sur ce blog. Je veux simplement rappeler qu' avant de parler de "primitifs", puis de "premiers", on usait du terme de "sauvages"..., ou de " barbares" ( et à ce compte-là , tous ceux qui parlent de Berbères en place de Amzigh, Tmazight ou Tamachek en toute bonne foi sont dans le même cas.). Il y a un déplacement des termes, mais l'intention implicite (et inconsciente?) reste la même.
    Autre chose: je viens de retrouver dans mes cartons le bouquin "Akhan: contes oraux de la forêt indochinoise" de Jacques Dournes chez Payot ( ISBN 2-228-27260-4) avec un long prologue dialogué entre l'auteur et (je suppose, ce n'est pas dit , une des directrices de collection) -Danièle Guilbert. C'est ce prologue qui peut être intéressant dans le débat actuel sur les rapports de domination (ou pas) entre les sexes. Je suis allé me renseigner sur les Jraï (ou Jorai): Peuples des montagnes de langues Cham( Ancien royaume Champa du sud du Viet-Nam dont ils n'ont jamais fait partie) , une des divisions de l' austronésien: Cela pourrait-il autoriser des comparaisons ou des mises en relation de faits culturels avec d'autres Austronésiens, dont la répartition géographique est extrêmement étendue ?

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    1. Attention, le terme de "sauvages" ou "barbares" n'a pas toujours eu une connotation péjorative - Morgan, par exemple, ne tarit pas d'élogies sur les vertus de ces derniers (à partir du cas Iroquois). Et l'idée de "primitivité", elle non plus, n'est pas nécessairement péjorative : est "primitif" ce qui est avant, ce qui relève d'une forme antérieure - quoi qu'on pense cette forme antérieure. Et dire qu'une structure sociale est primitive, ce n'est pas dire que les gens qui vivent avec ces rapports sciaux sont des demeurés !
      Pour le livre que vous mentionnez, je ne connais pas du tout ni ce peuple, ni même cette région ethnographique, et je suis bien embêté pour en penser quoi que ce soit !

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    2. ...et quoi qu'il en soit, merci our votre intérêt et vos compliments !

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    3. Bonjour, l' aveuglement (ou le refoulement) des Français au sujet de leur histoire coloniale ne cesse de me questionner... Comment expliquer que d'éminents ethnologues,anthropologues et autres -logues aient fait état de thèses ( sans préjuger de leur qualité), de commentaires,etc, sur plein de peuples divers, très souvent sur le même terrain que leurs collègues internationaux, et que rarement les travaux menés sur les terres colonisées ou anciennement colonisées par la France n'émergent un tant soit peu de la masse, ne serait-ce qu'en tant que descriptions, relations ou immersions( telle celle de J. Dournes, qui malgré son état de missionnaire , subjugué par son sujet, a l'air de l'avoir oublié au vestiaire...)? A part Lévy-Strauss , que vous ne portez pas dans votre coeur, si j'ai bien compris( et que je ne devrais pas citer ici, sa réputation s'étant forgée sur un terrain hors colonies françaises) , Marcel Griaule, et quelques autres ( je ne sais pas si Testard était un homme de terrain), je ne vois pas beaucoup de choses faire référence dans ce milieu. Dans ce que je peux percevoir des débats sur ces sujets ( mais la vulgarisation en France de l'ethnologie/anthropologie est folklorique...), je me sens très myope, et je ne comprends pas si les travaux anthropologiques menés dans les anciennes colonies françaises sont occultés (Il doit tout de même y en avoir d'intéressants, non?) du fait de la culpabilité honteuse ressentie par la communauté, ou s'ils sont soupçonnés d'avoir fait partie de l'entreprise de colonisation, ou encore s'ils sont disqualifiés par leur amateurisme ou je ne sais quoi d'autre? le fait est que j'en sais maintenant beaucoup plus sur les papous, amérindiens , inuïts et autres que sur les kabyles (et encore heureux que j'aie des sources personnelles sur ce sujet précis!), mnong gar, peuples de Guyane française,etc...
      Je manque certainement de perspectives, mais je m'estime difficilement pardonnable de ne pas avoir plus d' informations sur mes compatriotes( provisoires?) kanaks, tupi-guarani ou arawaks . Mais je crains de vous faire perdre votre temps par mes récriminations de boomer...En tout cas, continuez de me passionner,vous et vos collègues! D'ailleurs on entend de plus en plus vos voix dans la presse ( je suis un lecteur accro de PLS et de SetA- la Recherche- coup de chapeau à Dominique Leglu-) en plus de celles des grands anciens comme J-J Hublin et autres .

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  2. Il y a quand même un truc qui continue de me gêner avec l'hypothèse 2 (division sexuelle du travail apparue avant la domination masculine). Admettons : (a) que les premiers cas de division du travail apparus dans l'humanité aient, partout, spontanément suivi les contours de la division sexuelle entre hommes et femmes, et aient donc pris les contours d'une division sexuelle du travail ; et (b) que cette DST se soit ensuite généralisée en raison des avantages de productivité qu'elle procurait. Cela explique l'universalité de la DST, mais cela n'explique pas les récurrences, les permanences même, dans le contenu de cette division. Dit autrement : si cette hypothèse 2 était vraie, à mon sens, on devrait observer autant de cas où les femmes ont le monopole des armes que de cas où ce sont les hommes qui le détiennent. Sauf à supposer que cette DST aie une origine unique, et se soit ensuite répandue partout. Mais ça commence à faire beaucoup de présupposés… Il me semble en revanche que cette difficulté disparaît avec l'hypothèse 1 (domination masculine antérieure à la DST, et DST apparue comme une "culturalisation" de celle-ci).

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    1. Bah, il est encore une fois très difficile (ou trop facile !) de raisonner quand on n'a pas de données, et que tout cela est un pur exercice de logique. Mais je crois quand même qu'on ne peut pas sauter de l'autre côté du cheval (sauvage) et écarter tout facteur physiologique dans la mise en place de la DST. La plus forte musculature des hommes, les contraintes de la grossesse, la volonté de mettre à l'écart des activités les plus dangereuses les femmes et les jeunes enfants, tout cela a quand même pu contribuer à initier la DST hors de toute question de domination – même si, répétons-le une fois encore, la DST a en quelque sorte largement débordé, et sûrement très tôt, les nécessités induites par ces contraintes initiales.

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  3. "Les pages incriminées" sont en effet celles que je critique dans un article à paraître dans la revue Smala du Cercle d'études toddiennes, je pense effectivement que l'éthologie des grands singes, en particulier chimpanzés et bonobos, nous aide à repenser cette question de l'inégalité de genre - j'ai malheureusement finalisé ce texte (ainsi qu'un autre à paraître dans la Revue du Mauss) avant la publication en français du dernier livre de Frans de Waal. La démarche anthropologique, me semble-t-il, gagne à être élargie le plus possible. L'un de mes guides fut l'ouvrage, traduit de l'anglais en 2017, écrit par le primatologue canadien Bernard Chapais: Aux origines de la société humaine. Parenté et évolution. L'erreur de l'anthropologie sociale française est de s'être enfermée dans un structuralisme qui a fini de porter ses fruits. Bien cordialement. ch.lemardele

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    1. Je dois avouer que j'ai eu connaissance de la version préliminaire de cet article, et qu'elle n'a pas été pour rien dans cette nécessaire mise au point.

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    2. Ah... Très bien alors. Mes deux articles partent de l'éthologie des primates pour aller jusqu'à l'anthropologie familiale de Todd, tout en passant par vous, Godelier, Testart.

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  4. Je découvre avec intérêt votre blog, venu par les articles concernant la guerre.
    Sur la division sexuelle du travail j'ai une hypothèse qui a certainement été travaillée.
    Si l'on part des différences incontestables entre mâles et femelles dans notre espèce évacuant ainsi la notion de genre; nous pouvons sans contestation observer un dimorphisme, comment a-t-il évolué, dû à quoi ? Mais surtout ce qui est incontestable reste la maternité comme exclusivité des femmes et la naissance d'enfants "prématurés" dû entre autre la position debout, chez les mammifères les femmes seules produise la nourriture des bébés.

    Dans ce cas la maternité occupe et handicape physiquement la femme pendant une période non négligeable. Le rayon d'action de la femme limité par son état physique et le soin aux enfants qui ne sont pas autonomes et dépendent du lait a forcément joué sur la travail social des clans. Les mâles ayant toute disponibilité physique pour continuer à chasser chercher hors du "foyer" la nourriture, manier plus souvent les armes, tuer plus souvent des animaux, peut être rencontrer plus de conflits avec d'autres clans,...

    Cette division du travail me semble la plus répandue, les marins sont des hommes leurs épouses cultivent la terre, prennent soin des animaux et des enfants. Aujourd'hui il y a plus d'infirmières et d'enseignantes que d'infirmier et d'enseignants. La spécialisation dans le soin me semble avoir des origines bien matérielles.

    Les hommes sont surreprésentés dans les métiers dangereux. Si on perd un homme ce n'est finalement pour le groupe pas aussi grave que de perdre une femme qui va porter et nourrir les descendants.

    Dans la maison ont y apporte ce qui a de la valeur n'est ce pas à l'origine pour finalement protéger ce qui a le plus de valeur pour l'espèce humaine les enfants et donc dans notre cas la femme ?

    Bien sûr ceci ne justifie pas les inégalités dans notre division moderne du travail, dans un monde ou le déterminisme biologique n'est plus aussi contraignant grâce à notre progrès historique dans la production de notre existence. Mon hypothèse et mes questions concerne l'origine de cette spécialisation sexuelle du travail.

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