La guerre des neurones
Après une assez longue interruption due à divers impératifs éditoriaux qui ont occupé mes dernières semaines, je reviens sur le chantier de la guerre, sur lequel je m'étais engagé dans ce billet et qui a suscité d'abondantes (mais fort amicales) réactions.
Pour commencer, je remercie chaleureusement tous ceux qui ont pris le temps de commenter et de critiquer mon article ; comme d'habitude, ces réactions ne sont pas seulement précieuses : elles sont indispensables si je veux espérer parvenir à une solution satisfaisante sur cette question difficile. Au passage, j'en profite pour m'autoféliciter des quelques points qui semblent à peu près acquis, comme la nécessité de relier la chasse aux têtes à un phénomène plus général, ou de distinguer entre des conflits à visée limitée ou plus large.
Je reviens ici sur les deux points qui, me semble-t-il, ont concentré l'essentiel des contributions.
1. Complexité des buts
Le premier est celui de la complexité (mot un peu galvaudé, mais je n'en trouve pas de meilleur) des buts et/ou des causes des conflits. Plusieurs intervenants ont rappelé, à juste titre, les distorsions qu'il pouvait exister entre les buts avoués et les buts réels, ou entre les buts poursuivis par les initiateurs du conflits et par ceux qui leur prêtent main-forte – cette distorsion étant d'autant plus importante socialement que la conscription n'existe pas, et que la seule base sur laquelle des individus accepteront de se joindre à un camp est celle du volontariat. On a également souligné que dans les conflits, comme dans toute entreprise humaine, il pouvait exister des buts multiples, le but principal se doublant d'un certain nombre du buts secondaires.
Tout cela est absolument vrai, et si j'ai pu donner l'impression de balayer cette complexité d'un revers de main, c'est une maladresse de ma part. En revanche, et c'est une question de méthode, je suis convaincu qu'on ne pourra produire une analyse satisfaisante qu'en prenant les choses dans le bon ordre, c'est-à-dire en écartant, dans un premier temps, les questions liées à la complexité, pour se concentrer sur la tâche consistant à identifier les motivations qu'on pourrait à l'inverse dire élémentaires. C'est exactement cette voie qu'avait suivi Marx dans Le Capital, c'est aussi celle de Testart sur les transferts de biens : il ne s'agit pas de nier les situations d'indétermination, de combinaison, etc. Mais on ne peut les comprendre qu'après avoir identifié correctement les éléments constitutifs fondamentaux. Pour faire un parallèle avec la chimie, avant d'étudier les molécules, il faut inventorier les atomes.
2. Classification
Un point qui fait débat est celui de la richesse. Faut-il l'introduire dans la classification, et comment ? En réalité, je n'en suis pas si sûr. Bien sûr, dans une société, les buts de guerre sont quelque chose de significatif, et la présence de la richesse aussi. Spontanément, on se dit qu'il doit bien exister un rapport entre les deux, et que la classification doit le faire apparaître d'une manière ou d'une autre. En réalité, je suis loin d'en être aussi sûr. Prenons le cas d'un conflit ayant pour objet de s'emparer de la terre. Doit-on distinguer le cas où cette terre ne peut être vendue, et où elle est donc une simple ressource, de celui où elle est susceptible d'être vendue, et donc de fonctionner comme richesse ? Une telle distinction ne serait pas forcément absurde, mais elle est à coup sûr secondaire : ce qui compte avant tout en l'occurrence, c'est le motif d'appropriation - et très probablement, la nature de la ressource concernée.
J'en viens au point qui concentre une bonne partie des débats : celui de la chasse aux têtes - en réalité, de la chasse aux substances corporelles humaines. La question que je me posais, et qui est encore pendante, c'est de savoir sur quelle base l'appropriation de ces têtes, de ces dents, de ces corps destinés au sacrifice, etc., doit être distinguée du pillage de biens meubles, de la conquête territoriale ou de la capture d'être humains vivants afin de les assimiler et/ou de les exploiter économiquement.
La piste que j'envisageais était que cette distinction se fondait sur une opposition entre ressources imaginaires et ressources réelles. Le problème de cette manière de poser le problème, c'est que du point de vue subjectif de ceux qui veulent s'en emparer, toutes ces ressources sont aussi réelles les unes que les autres. Il y aurait donc une certaine contrdiction à vouloir d'un côté classifier les opérations militaires selon leurs buts (c'est-à-dire leurs causes subjectives), et de l'autre introduire un critère totalement étranger à ces causes subjectives. Pour autant, on sent tout de même qu'en rester à l'angle général de l'appropriation et qu'à vouloir mettre dans le même sac (si j'ose dire) les têtes servant à nommer les adolescents, les esclaves et les pièces d'or, on passe à quelque chose.
C'est pourquoi je me demande si un bon critère ne serait pas plutôt celui qui porterait sur le fait que les buts de guerre incluent par nature l'homicide ou non. Dans un conflit d'appropriation, tuer l'ennemi n'est pas un objectif en lui-même : c'est le moyen de briser sa résistance à titre collectif, pour pouvoir lui arracher ses biens ou sa terre. Dans le cas d'un conflit de capture (si l'on exclut évidemment la capture à des fins sacrificielles), l'homicide est même contradictoire avec l'objectif : il doit intervenir a minima, uniquement dans la mesure où il permet d'atteindre le résultat voulu. Pour formuler la même idée en d'autres termes : dans un conflit dont l'enjeu est une forme ou une autre de pillage, si la cible se rend, l'objectif de l'agresseur est atteint sans qu'il y ait aucun mort. Dans le cas d'un conflit visant à s'approprier des substances humaines - de même que dans un conflit de vengeance - la mort de l'ennemi ne dépend pas de son attitude et de sa résistance : elle est inscrite dans les buts mêmes des opérations.
Si cette piste devait être suivie (et pourquoi pas ?), le tableau que je proposais dans le billet précédent serait reconfiguré d'une manière un peu inattendue, puisque la chasse aux têtes et ses formes voisines y seraient dorénavant rangés dans le même ensemble (celui des conflits par essence homicides) que les conflits de vengeance, les conflits d'appropriation formant l'autre grand ensemble.
Quant aux conflits politiques et/ou de d'influence, je ne sais toujours pas qu'en faire, dans la mesure où j'ai tout de même le sentiment que la domination politique (ou l'hégémonie religieuse) n'est jamais un but en soi, mais un moyen d'assurer l'extension ou la perpétuation de flux économiques. L'exemple de l'Ukraine, donné par BB, ne me semble pas contredire cette généralité : pour la Russie, reconquérir tout ou partie de l'Ukraine ne procure certes aucun avantage économique en soi. Mais la laisser filer, c'est affaiblir la situation internationale de l'Etat russe, et compromettre ainsi l'avenir des juteux revenus des affairistes dont il entend défendre les intérêts collectifs.
Et pour finir, une question à deux euros : connaît-on des exemples de conflits qui, comme la chasse aux têtes, ont pour objectif principal des ressources imaginaires ? J'ai l'impression (fausse ?) que ces ressources, lorsqu'elles sont désirables au point de motiver à elles seules des expéditions armées, sont toujours des éléments corporels humains. Des contre-exemples pour me faire mentir ?
Je reviens dessus (je ne veux pas avoir l'air d'insister lourdement) :
RépondreSupprimerLa remarque qu'on te faisait Bruno (si j'ai bon souvenir) et moi, était plus de l'ordre du vocabulaire employé que d'un principe de méthode.
Il est tout à fait légitime - et défendable d'un point de vu de méthode - de ne s'intéresser qu'aux motifs "premiers" ou "élémentaires" dans un premier temps. La remarque portait sur l'appellation choisit. Puisque l'on peut supposer, à une guerre, un motif cachée qui soit plus important que le motif officiel, ce serait plus clair de parler de "buts explicites" ou "buts officiels" (pour les buts élémentaires) histoire de clarifier ce qu'on cherche à identifier. ça permet aussi de mettre en avant le fait que ces buts de guerre sont socialement accepté.
L'exemple de l'ukraine est pas si bête : l'oligarchie russe avait-elle réellement l'ambition première de "dénazifier l'ukraine" ? C'est un but explicite, mais clairement c'est pas le fond de cette guerre.
La remarque sur les "guerres politiques" est du même ordre. ça ne me semble effectivement pas très pertinent de les définir comme une catégorie à part, il n'empêche que si tu veux être cohérent avec ta démarche de classifier d'abord les "buts explicites", tu dois peut-être en passer par une classification de tous ces motifs politiques plus ou moins authentiques et fondamentaux : rétablir la démocratie, lutter contre le terrorisme au Sahel, dénazifier l'ukraine, etc.
Les affrontements juridiques (qui pouvaient dégénérer en affrontements physiques) auxquels se livraient les abbayes ou les villes qui revendiquaient des reliques, ne vont pas être un contre-exemple... Ni même les croisades, quoique la couronne d'épines ou les clous de la Vraie Croix trouvés en Orient ne soient pas exactement des "éléments corporels humains"... Mais ils tiennent leur caractère sacré de leur contact supposé avec le corps du Christ.
RépondreSupprimerMais alors, par extension de proche en proche, ne va-t-on pas s'autoriser à penser que la conquête des "lieux saints" est dans le même cas ? C'est la quête d'une "ressource imaginaire" (combattre l'Infidèle pour mériter une gratification dans l'Au-delà) et cette terre n'a de valeur que parce qu'elle a été foulée, supposément, par le Christ et ses apôtres. Donc, en rapport avec leur corps.
On va loin, comme ça...
Je mets à part le désir de pillage et la volonté de maîtriser les lieux saints pour exploiter les ressources procurées par les flux de pèlerins, volonté qui était pourtant claire, au moins chez certains chefs croisés. En effet, je comprends le problème méthodologique que tu énonces au début ("complexité des buts").
Mais qu'est-ce qui permet de décider que tel but, et non tel autre, est un "élément constitutif fondamental" ? Pour reprendre ta métaphore : qu'est-ce qui permet de dire que tel élément est un atome, tel autre une molécule ? Je ne cherche pas à pinailler pour le plaisir, mais je crois que ça pose un problème. Je trouve (sans être spécialiste) que le rapport au corps est un critère très intéressant, mais lui aussi est loin d'être simple.
Bon courage !
Marc Guillaumie.
Attention, la Russie ne cherche pas à « reconquérir » l'Ukraine mais à la conquérir tout court (l'URSS était a priori « autre chose » que la Russie, non une simple version agrandie de cette dernière).
RépondreSupprimerEnsuite, on voit que cette affaire ne tourne pas du tout à l'avantage de la Russie économiquement, mais on pourrait certes rétorquer que Poutine ne l'avait pas prévu.
Mais le problème, comme tu l'expliques très bien, est la multiplicité des objectifs et le fait que certains objectifs puissent être « cachés » : l'attaquant n'a pas forcément envie de dire la vérité sur ses motivations ni leur hiérarchie. Du coup difficile d'en tirer la moindre certitude... et difficile de même de réponse à la question « y a-t-il des conflits qui aient comme objectif principal la conquête de ressources imaginaires » ? (comment décider ce qui est l'objectif principal ?)