Des dégâts chez les Mae Enga (3)
Comme une bonne ethnographie peut en cacher une autre, quelques années après le travail de Meggitt, dont je rendais compte dans deux billets récents, les Mae Enga des hautes-terres de Nouvelle-Guinée ont fait l'objet d'une passionnante enquête de la part de Polly Wiessner et Akii Tumu. Sous le titre Historical Vines, cette remarquable enquête possède une dimension diachronique très rare en ethnologie. Là où, le plus souvent, on ne dispose qu'une photographie (plus ou moins réussie) révélant un instantané, ces deux chercheurs ont recueilli des récits d'une inhabituelle profondeur temporelle, permettant de reconstituer des événements sur huit générations, soit environ deux siècles.
Ces éléments sont d’autant plus précieux que cette période récente correspondit à de rapides et très importants changements techniques et sociaux. L’introduction de la patate douce bouleversa le système agricole et permit une augmentation très significative de la population (et de l’élevage des porcs). Parallèlement s’établissait (ou s’affirmait) le rôle central de la richesse dans la structuration des sociétés, avec notamment cette immense chaîne d’échanges et de financement connue sous le nom de Tee.
L’intérêt global de ces développements ne peut faire oublier l’absence presque totale de distinction entre les différents phénomènes regroupés dans le livre sous le nom général de « guerre ». Il est significatif que le terme de « feud » apparaisse en tout et pour tout deux fois en plus de 500 pages, et à chaque fois pour être opposé, conjointement aux escarmouches, aux guerres « organisées » (ce mélange de catégories se plaçant sur des plans différents fait penser à un livre de biologie qui parlerait des oiseaux et des carnivores, par opposition aux animaux terrestres).
Ce billet traitera de deux points.
1. Les buts de guerre et la place de la terre
On s'en souvient, Meggitt affirmait que les conflits des dernières décennies, ceux à partir desquels il fondait son exposé, procédaient dans leur très grande majorité de différends autour de la propriété, principalement celle de la terre. Les données apportées par Wiessner et Tumu nuancent cette proposition de deux manières : d’une part, en soulignant que le motif foncier pouvait facilement en cacher un autre ; d’autre part, en montrant que les motifs (ou les objectifs) des guerres ont considérablement évolué sur la période étudiée. Si leurs données intègrent celles de Meggitt, celles qu’ils ajoutent dans leur enquête sont de leur propre aveu moins précises – elles proviennent de souvenirs lointains, transmis oralement, et donc dépouillés de nombreux détails. En revanche, ces données possèdent l’avantage de ne pas se rapporter qu’aux seuls Enga du centre, mais de couvrir l’ensemble de cette aire culturelle.
Quand la dimension temporelle des données, elle ne permet pas de trancher sur l’évolution du nombre de guerres, que ce soit en termes absolus ou relatifs : les témoignages passés ne font état que des conflits les plus mémorables, ceux dont le résultat a changé l’histoire de ces groupes humains. En tout état de cause, on ne peut pas savoir combien ont été oubliés.
Cette mémoire montre en tout cas que pour une large part, la gamme des types de conflits est restée constante : « dans toutes les générations, on trouve aussi bien de petites guerres restreintes entre groupes ‘frères’ que de vastes guerres mettant en œuvre des stratégies complexes, l’engagement d’alliés, la perte de nombreux combattants et l’expulsion pure et simple des vaincus (153) ». Seule exception probable à ce tableau : les « Grandes guerres cérémonielles », absentes de l’ethnographie de Meggitt, et qui semblent s’être développées (puis évanouies) à certaines périodes précises.
En ce qui concerne les motifs de guerre, la dimension temporelle fait apparaître des évolutions spectaculaires. Une tendance majeure se dégage : les conflits sur la terre (et, dans une moindre mesure, sur les porcs) émergent et se développent dans la période récente. Pour les périodes les plus anciennes, les motifs qui dominent sont ceux qui concernent le partage de la viande (en fait, de la viande de choix) ou du travail.
On sait à quel point il est toujours difficile de cerner les causes d’un affrontement militaire : le prétexte allégué peut très bien différer de la cause réelle, et le résultat de la guerre peut différer de son but (explicite ou implicite). Wiessner et Tumu défendent ici l’idée que derrière une bonne partie de ces motifs – y compris ceux liés à des différends fonciers - se dissimulent en réalité des contentieux d’une nature directement sociale, et qui trouvent là des voies (ou des prétextes) pour s’exprimer. De mon côté, j’avais été confronté à cette difficulté avec mes données australiennes : la violation d’un territoire de chasse, ou l’invasion d’un territoire étranger, devaient-elles être comptées comme des causes de guerre à part entière, ou ne faisaient-elles qu’exprimer la volonté d’en découdre, qui procédait de tout autres raisons, souvent absentes des sources ?
Cette zone des hautes terres aurait ainsi évolué à partir d’une situation initiale où la population était peu dense et la terre abondante. Les conflits, essentiellement internes aux phratries et aux clans, éclatent pour diverses raisons liées à la mauvaise entente, et qui se manifestent sous différents prétextes. Au passage, les quelques occurrences ayant pour cause un événement lié aux femmes relèvent semble-t-il de la même catégorie : on rapte ou on viole une femme afin de déclencher les hostilités.
Certains de ces conflits connaissaient une escalade qui se soldait par le fractionnement de l’unité concernée, l’exil d'une des parties et son installation sur de nouvelles terres. L’accroissement de la population suite à l’introduction de la patate douce aurait rendu ce mécanisme de moins en moins opératoire. Il aurait donc fallu trouver des moyens de continuer à vivre aux côtés d’adversaires qu’il devenait de plus en plus aléatoire de parvenir à expulser au loin. C’est ainsi que seraient nées, entre autres, les compensations versées aux ennemis – cette originalité néo-guinéenne dont les récits les plus anciens ne font pas mention. Au demeurant, cette ethnographie confirme le sentiment que donnait celle de Meggitt : chez les Enga tout au moins, les paiements effectués aux ennemis ne sont pas à proprement parler un wergild. Ils ne sont censés ni racheter les morts, ni éteindre le droit de leurs parents de se venger. Il s’agirait plutôt d’un geste de bonne volonté, destiné à montrer que l’on veut restaurer les bonnes relations. Evidemment, il y a un peu d’ambiguité (ou d’hypocrisie ?) dans tout cela : même si dans l’esprit de participants, et sur le plan symbolique, ces porcs donnés aux parents des victimes n’effacent pas la dette de sang, en pratique, ils sont censés avoir le même effet.
Selon les auteurs, l’instauration de ces paiements de guerre ont contribué au rôle croissant de la richesse mobilière. L’indemnisation des alliés, autrefois composée pour l’essentiel d’une partie des terres confisquées, s’est effectuée de plus en plus sous forme de porcs – cela dit, à moins qu'un élément important m’ait échappé, on a un peu de mal à comprendre comment, dans un environnement marqué par l’abondance des terres disponibles, le don d’une partie de celles prises à l’ennemi aurait pu constituer la forme préférentielle de l’indemnisation.
Toujours est-il que s’ils ne la jugent pas dénuée de fondement, les auteurs relativisent donc sérieusement la thèse de Meggit sur le rôle des pénuries de terres dans les conflits armés. Ils soulignent que même à l'époque la plus récente, avec à la fois l’accroissement de la population et le développement des cultures de rapport :
les familles, dans la plupart des zones (mais pas toutes) avaient à leur disposition davantage de terre qu’elles n’avaient de bras pour la cultiver.
Ainsi, même l’expulsion des terres d’un vaincu et l’occupation de celles-ci par le vainqueur peuvent être non le but de la guerre mais son sous-produit, le but réel des affrontements étant de mettre hors d’état de nuire le voisin détesté, et de l’obliger à s’établir au loin :
L’objectif de la guerre n’était clairement pas d’accaparer de la terre, mais de se débarrasser de concurrents et de voisins déplaisants (…) Pour que la guerre aboutisse effectivement à placer de la distance entre voisins querelleurs, il fallait que de la terre soit perdue. Le déplacement de l’ennemi était la solution au problème, et non la ‘cause’ de la guerre. C’est dans ce contexte, et non dans celui d’une pénurie de terre, que se développa le lien entre la guerre et la terre. A mesure que les populations s’accroissaient et que la terre se remplissait, la guerre devenait une solution moins efficace aux problèmes, car les gens devaient rester sur place après s’être combattus. C’est peut-être dans ce fait que réside la source des ‘inimitiés traditionnelles’ si communes chez les Enga, car lorsqu’aucun des deux camps n’était expulsé, bien des problèmes n’étaient jamais résolus. (p. 151-152)
2. Les « Grandes guerres cérémonielles »
Sous cette dénomination, les auteurs désignent un type d’affrontements qui évoque les « grands combats » décrits par Meggitt tout en s’en démarquant sous certains aspects – l’occasion de regretter une fois encore le manque de préoccupations concernant les définitions et les classifications : on ne trouve nulle part, sous forme de liste ou tableau, un récapitulatif des différents types d’affrontements, qui lèverait les ambiguités sur leur dénomination et leurs caractéristiques.
Quoi qu’il en soit, ces « grandes guerres cérémonielles » (yanda andake) consistaient en des affrontements prolongés entre tribus, ou paires de tribus, qui s’étalaient sur des semaines ou des mois, et qui étaient reconduits de génération en génération. Ces affrontements sont dits « semi-ritualisés » par Wiessner et Tumu - dans mon étude du cas australien, j’avais préféré le terme de « régulé ». Ce point en tout cas ne fait aucune discussion : malgré les effectifs mobilisés, souvent très nombreux (plusieurs centaines d’hommes de chaque côté), l’effet de surprise n’est jamais utilisé, le combat se déroule exclusivement sur un champ de bataille déterminé à l’avance et le nombre de morts reste très faible – de l’ordre de quelques unités.
Si l’on en croit la description fournie, la principale différence avec la bataille régulée australienne (et avec celle d’autres peuples de Nouvelle-Guinée) tient aux relations sociales qui sont restaurées, ou renforcées, à l’occasion du combat. En Australie, ces combats ont pour objectif essentiel de rétablir la bonne entente entre les deux camps : le combat est censé vider la querelle, et ouvrir la voie d’une fête (le coroboree) qui scelle l’amitié retrouvée – cette proposition générale était sans doute sujette à des variations notables selon l’état des relations entre les groupes concernés, mais elle fixe le cadre général de cette pratique.
Or, chez les Enga, la « Grande guerre cérémonielle » ne semble jouer aucun rôle particulier quant aux relations entre les camps en présence. C’est même l’inverse : la description donne le sentiment que les combats, tout en étant contenus au sein de limites bien définies, ont pour fonction de réaffirmer publiquement l’hostilité entre les belligérants. En revanche, ces mobilisations sont l’occasion de réaffirmer les solidarités au sein de chaque camp, en particulier autour des nombreux transferts de richesse qui interviennent lors de diverses cérémonies organisées autour du contexte militaire.
Le témoignage d’un des informateurs Enga, mis en exergue du chapitre concerné, exprime cette idée avec une netteté remarquable :
« Les Grandes guerres étaient menées dans le seul but de produire de la nourriture. En d’autres termes, elles étaient planifiées ou semées comme un jardin, afin de produire une récolte »
Il est donc notable qu’une même forme (la bataille régulée) pouvait donc correspondre à des objectifs et à des stratégies sociales notablement différentes et, au moins pour partie, inverses.
Aucun commentaire