Un compte-rendu de « Justice et guerre en Australie aborigène » par Jean-François Dortier
...publié dans le numéro 6 de la revue L'Humanologue, mai 2022, p. 95-96:
Contrairement à l'idée romantique du bon sauvage, entretenue longtemps par les études ethnologiques, les Aborigènes d'Australie n'étaient pas de paisibles chasseurs-cueilleurs ignorant les conflits guerriers. La violence organisée existait bien chez eux, elle avait simplement été ignorée ou édulcorée. Tout au plus, les ethnologues admettaient qu'elle avait pu exister, mais de façon très exceptionnelle, ou introduite en Australie après la colonisation.
Christophe Darmangeat vient de faire un sort à cette idée. Cet enseignant à l'université de Paris a entrepris un travail monumental de recueil systématique de toutes les données sur le sujet. Le résultat de son enquête est sans équivoque : oui, la guerre était présente chez les Aborigènes avant la colonisation. Elle n'était ni exceptionnelle, ni réduite à des escarmouches. ritualisées : elle faisait partie intégrante de la vie des tribus. Il en fait une démonstration magistrale dans Justice et guerre en Australie aborigène.
Pour combattre, non seulement les Aborigènes utilisaient lances ou boomerangs de chasse mais ils fabriquaient aussi des armes de guerre spécifiques : boucliers, massues, lances dentelées.
Les raisons de leurs conflits ? Il ne s'agissait ni de conquêtes territoriales, ni de s'approprier les biens d'autrui : dans une société de chasseurs-cueilleurs, il n'y a pas de richesses à s'approprier. Les deux tiers des conflits armés relevaient d'un autre sujet de convoitise : le droit sur les femmes. L'enlèvement d'une jeune fille (avec ou sans son consentement), le conflit autour d'une femme promise à l'un et donnée à un autre, l'adultère, le nombre d'épouses, etc., voilà ce qui générait les conflits la plupart du temps. Une autre raison relevait des accusations de sorcellerie : si un homme décédait de façon suspecte, on supposait qu'un sort avait été jeté. Ce qui appelait vengeance.
La justice chez les Aborigènes
Les Aborigènes ne connaissaient pas l'État de droit, et dans de telles sociétés sans État ni institution judiciaire, il n'existait pas d'autorité supérieure pour gérer les conflits. Cela ne signifie pas pour autant qu'ils n'avaient pas le sens de la justice.
La violence armée y faisait donc office de justice. Toutefois, cette violence ne se déchaînait pas de façon aveugle : elle obéissait à des règles, et leurs procédures de règlement de conflits étaient nombreuses et codifiées. Comme il n'y avait pas de richesses qui auraient permis de payer des réparations, la plupart des sanctions et règlements de compte prenaient la forme de sévices corporels. Quand un individu s'estimait lésé (par exemple si une femme lui était promise et partait avec un autre), il pouvait se venger en allant tuer son rival. Son crime aurait pu entraîner un cycle de vengeance, si ce n'est que les groupes avaient mis en place des règles que C. Darmangeat propose de classer en fonction de trois critères :
- Le degré de sévérité : du châtiment corporel à la peine de mort.
- La symétrie de la procédure : dans certains cas les parties s'affrontent à armes égales (duel aux couteaux de pierre, bataille rangée entre deux groupes), c'est une procédure symétrique ; dans d'autres cas, l'un est accusé (et puni) alors que l'autre partie inflige la punition dans le cadre d'une réparation (comme condamner un homme à recevoir une pluie de lances et de boomerangs).
- Qui subit la peine ? Ce peut être la personne accusée d'un méfait, mais aussi son groupe d'appartenance (le châtiment est alors collectif). Dans le cas d'un meurtre, un « mort de compensation » peut être désigné dans la famille du coupable.
Cette typologie, bien qu'élaborée à partir du cas aborigène, a une portée beaucoup plus générale et peut être étendue à d'autres sociétés humaines. Ce qui pose les bases d'une anthropologie comparée des principes de justice. Ce qui n'est pas un des moindres apports de ce livre destiné à faire référence.
Jean-François Dortier
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