Un entretien dans Les Lettres françaises
...à propos de Justice et guerre en Australie aborigène, où j'ai répondu avec plaisir aux questions de Baptiste Eychart. Voici donc cet échange, que je reproduis avec son aimable autorisation :
1. Tes recherches jusqu’alors tournaient autour de la question de la naissance des inégalités et notamment des inégalités entre hommes et femmes dans les sociétés primitives. Qu’est-ce qui t’a dirigé vers la question a priori très différente de la guerre chez les Aborigènes d’Australie ?
Peut-être le plaisir de découvrir que certaines idées admises, en particulier dans les milieux marxistes, ne sont pas aussi justes que ce que l’on croit ! Comme beaucoup, j’ai longtemps cru que la guerre remontait tout au plus au Néolithique, et que des chasseurs-cueilleurs mobiles et dépourvus de richesses comme les Australiens ne pouvaient la connaître. Or, certains témoignages sur lesquels j’étais tombé au cours de mes lectures suggéraient l’existence d’affrontements très violents… J’ai donc décidé d’en avoir le cœur net, et de recenser de manière systématique tous les récits de violences collectives sur ce continent. Je les ai rassemblés en une base de données , et le moins qu’on puisse dire, c’est que je n’ai pas été déçu par la moisson réalisée. J’en profite pour ajouter qu’une lecture (ou une relecture) des textes originels du marxisme sur cette question montre qu’ils étaient très loin de défendre l’idée d’un « pacifisme primitif ».
2. À quels obstacles se heurte-t-on quand on travaille sur les Aborigènes d’Australie ?
Pour commencer, si l’on veut étudier des pratiques qui existaient avant la colonisation et que celle-ci a très rapidement fait disparaître, on est obligé de faire un travail d’historien. Or, les sociétés aborigènes n’écrivaient pas : dans sa presque totalité, la documentation émane donc d’observateurs extérieurs : des anthropologues, bien sûr, mais pour les périodes les plus anciennes (et les plus informatives), des fonctionnaires, des fermiers, des voyageurs, voire des naufragés ou des bagnards évadés. Et puis, il existe aussi quelques témoignages plus récents qui proviennent d’Aborigènes ayant vécu dans des communautés affectées plus tardivement par le contact avec les Occidentaux.
Par ailleurs, il faut avoir en tête que l’Australie est vaste comme les actuels États-Unis, et qu’elle était à la fin du XVIIIe siècle entièrement peuplée de chasseurs-cueilleurs. Sur cet ensemble unique au monde, on dispose de milliers de textes, de bon nombre d’images et d’objets. Même si depuis la France, un chercheur est loin d’avoir accès à l’ensemble des archives et qu’il ne peut discuter avec les descendants de ces communautés, la masse de données accessible est tout de même considérable. Alors, bien sûr, plus on creuse et plus l’on se pose des questions précises, plus on se finit par se heurter aux lacunes des sources. Celles-ci sont néanmoins suffisamment riches pour révéler sans ambiguïté non seulement les tendances générales, mais aussi de nombreux détails.
3. La question de la guerre, notamment dans les sociétés dites primitives est aussi une question de définition. Est-ce que l’on peut dire que la notion de « guerre » est pertinente pour évoquer les violences dans les sociétés aborigènes ?
Oui, elle est absolument pertinente. Il faut bien entendu se garder d’employer le terme à tort à travers : un combat collectif régulé, dans lequel les deux troupes se font face et où l’on s’arrête aux premiers dégâts sérieux, ne constitue pas une guerre. Il en va de même, par exemple, d’une expédition de vendetta, dans laquelle on cherche à tuer un nombre déterminé d’individus afin d’équilibrer de précédents meurtres. De telles formes de violence existaient en Australie, comme dans bien d’autres parties du monde, et c’est ce qui a souvent fait dire que ces peuples connaissaient uniquement des simulacres de guerre. Mais c’est une erreur profonde, car c’est oublier qu’à côté de cela, il existait aussi des circonstances dans lesquelles des troupes fortes parfois de dizaines de combattants s’affrontaient avec la volonté d’infliger un maximum de pertes à l’adversaire. J’ai ainsi trouvé des témoignages sur plus de 50 batailles qui auraient entraîné plus de dix morts – et j’ai pris soin d’être très prudent sur les chiffres, en retenant toujours l’estimation la plus basse. Dans plusieurs cas, les sources affirment que le groupe vaincu a été totalement exterminé.
Donc, même si la définition de la guerre est effectivement une question difficile – ce n’est pas pour rien qu’elle fait débat dans l’anthropologie sociale depuis si longtemps – le phénomène existait sans l’ombre d’un doute sinon chez tous les chasseurs-cueilleurs d’Australie précoloniaux, du moins chez une bonne partie d’entre eux.
4. La place de la justice semble essentielle pour comprendre l’émergence de séquences guerrières. Comment les deux pratiques sociales s’articulent-elles ?
Je dois faire un aveu : en entreprenant cette recherche sur la guerre, je ne m’attendais pas du tout à être confronté à la question de la justice. Mais celle-ci s’est avérée incontournable, pour une raison simple : les Aborigènes ne faisaient la guerre ni pour piller des biens, ni pour capturer des êtres humains, ni pour imposer une domination politique ou religieuse. Certains conflits ont peut-être eu pour enjeu l’usage d’une ressource territoriale, mais cela semble avoir été très rare. En fait, la totalité, ou la presque totalité, de leurs guerres, sont une affaire de droits bafoués et qu’il faut rétablir. On entend châtier, et châtier sans limites, ceux qui ont causé du tort, à commencer par ceux qui ont commis des assassinats réels ou supposés – l’Australie aborigène ignore l’idée de mort naturelle, et attribue tout décès par accident ou maladie à un acte de sorcellerie.
Cependant, tout grief n’aboutit pas à une guerre, loin de là. Pour vider les querelles, il existait une vaste panoplie de procédures judiciaires ; j’ai évoqué précédemment les batailles régulées ou la vendetta, mais les Aborigènes avaient élaboré bien d’autres coutumes, dont certaines fort imaginatives et raffinées ! Si ces procédures avaient parfois été plus ou moins recensées et décrites, elles n’avaient jamais été étudiées de manière systématique, avec la préoccupation de découvrir à quelle logique elles obéissaient.
Or, cette logique fournit également la clé pour comprendre la guerre dans ces sociétés. Elle combine deux grands principes. Le premier est bien connu : c’est celui de la loi du talion, qui exige qu’on compense un dommage par un dommage similaire. Les sociétés aborigènes ignorent la richesse ; on n’y paye donc ni amendes, ni dommages et intérêts. En revanche, on solde des torts par des dégâts physiques plus ou moins importants, selon la règle banale du « œil pour œil, dent pour dent » – à laquelle il faudrait ajouter « mort pour mort ».
Mais c’est là qu’intervient un second principe, que j’appelle de principe de modulation : la réplique dépend également des relations sociales qu’entretiennent les deux groupes impliqués dans le différend. Si celles-ci sont amicales ou plus encore, si le problème survient au sein même d’un groupe, la rétorsion sera allégée par rapport au talion : par exemple, pour un meurtre, on se contentera d’une forme ou d’une autre de châtiment corporel qui fera couler le sang sans prendre la vie du coupable. Lorsque les groupes impliqués ont des relations qu’on pourrait dire neutres, alors la loi du talion s’applique dans toute sa rigueur. Et c’est lorsque les deux groupes sont dans des relations de distance sociale ou d’hostilité (les deux termes tendent à être synonymes) que s’accroît la probabilité d’une escalade. Le talion se change alors en rétorsion sans limites, et la vendetta devient une guerre.
5. Finalement qu’est-ce que le cas de la guerre dans les sociétés aborigènes nous apprend sur les sociétés humaines en général ?
Je ne sais pas si, sur les sociétés humaines « en général », on peut dire autre chose que quelques banalités. Les sociétés sont diverses, et c’est cette diversité qui est intéressante. L’Australie montre en tout cas que la guerre peut exister pour de tout autres motifs que ceux qui la suscitent dans des sociétés pourvues d’Etats et de classes sociales. Et elle nous incite également, si j’ose dire, en bons marxistes, à nous demander en quoi cette guerre judiciaire constitue une conséquence plus ou moins directe ou nécessaire des structures économiques de ce qu’on peut appeler le communisme primitif.
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