Justice et guerre en Australie aborigène : une double critique
Elle vient de paraître sur Bafouilles archéologiques, le blog de François Savatier, journaliste à Pour la Science, qui parle pour sa part d'un « excellent livre ». Le billet inclut une réaction de Patrice Brun, professeur émérite de protohistoire à l'université Paris 1, que je reproduis ici.
Cet ouvrage reprend une thématique qui a fait couler beaucoup d’encre, celle de la violence organisée, c’est-à-dire la guerre dans les sociétés de chasseurs-collecteurs. Mais sa nouveauté vient de ce qu’il procède d’un rassemblement inédit des données acquises sur les Aborigènes australiens, dont on pensait à tort avoir à peu près tout dit. La synthèse qu’il en produit révèle une surprenante image de leurs pratiques sociales. Il s’avère que la guerre était largement répandue avant la colonisation de ce continent, et qu’elle était pratiquée dans un cadre judiciaire sous estimé jusqu’à présent. Il s’agit, comme le montre l’auteur, de deux informations majeures car probablement transposables à beaucoup de sociétés nomades de ce type.
Dans les sociétés de chasseurs-collecteurs où la rareté des ressources vivrières impliquait l’étroitesse des relations sociales et la croyance en la sorcellerie, toute nouveauté suscitait a priori la peur et l’hostilité. Un étranger était forcément soit un parent encore inconnu, soit un ennemi. Dans le second cas, il importait de le tuer dès que possible de façon préventive. Un tel univers mental, si différent bien sûr de celui dans lequel baignent de fait les sociétés urbaines et étatiques, impliquait l’existence d’institutions judiciaires radicalement distinctes des nôtres. Comme le souligne avec pertinence l’auteur, « le droit moderne exclut par principe de tenir les membres d’un groupe pour collectivement responsables de quoi que soit » (p. 270). Il se borne à ne punir que des individus ou des personnes morales ; ce qui reste éminemment symbolique en termes de responsabilité. Chez les aborigènes australiens en revanche, et probablement dans la plupart des sociétés pré-étatiques, tout individu pouvait être considéré comme responsable des faits et gestes de son groupe. Dans les sociétés agropastorales, où la constitution de surplus est devenue possible, des formes de dédommagement d’un meurtre par exemple ont été instaurées afin d’éviter le déclenchement de vengeances en série, de vendetta, voire de guerres mettant en danger la survie même de la familles ou de la communauté tout entière de l’assassin.
Ce livre ajoute ainsi une pièce importante au dossier de l’origine de la guerre. Cette violence organisée a bien été pratiquée par des sociétés de chasseurs-pêcheurs-collecteurs nomades qui vivaient certes le plus souvent en petits groupes, mais se rassemblaient nécessairement une fois par an pour échanger des biens, des services et des idées, atténuer les tensions, arbitrer les conflits, renforcer les alliances, organiser les mariages et faire la fête. Ces groupes qui soudaient ainsi leur cohésion au sein de coalitions lignagères ou tribales étaient donc en mesure de mobiliser quelques dizaines de combattants pour affronter, même en face-à-face, des adversaires en nombre équivalent.
Les preuves archéologiques bien datées manquent encore, mais les observations ethnographiques publiées sur des sociétés dont le mode de vie était analogue à celui de nos ancêtres du Paléolithique supérieur ne laissent guère de doutes, comme l’ont bien montré l’anthropologue social Lawrence Keeley (1996), ou l’archéologue Ian Morris (2014). Et le livre de Christophe Darmangeat révèle un cas supplémentaire qui va dans ce sens de façon parfaitement convergente.
Patrice Brun
Petite blibliographie :
- KEELEY L. H. 1996 — War Before Civilisation. The Myth of Peaceful Savage. New York, Oxford: Oxford University Press.
- MORRIS I. 2014 — War. What is it Good For ? The Role of conflict in Civilisation, from Primates to Robots. London: Profile Books LTD.
J'en profite pour modestement te dire que j'ai fait un recensement de ton livre dans les dernières Chroniques Noir et Rouge (numéro 8) qui viennent de paraître.
RépondreSupprimerCordialement
S'il y a moyen de la récupérer – voire de la publier sur ce blog –, ce sera avec plaisir !
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