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Une anatomie comparée des sociétés

Hier est paru dans L'Humanité mon compte-rendu du livre d'Alain Testart, Principes de sociologie générale (CNRS éditions, 616 p., 29 €), que je reproduis ci-après.

Une anatomie comparée des sociétés

Cet ouvrage posthume constitue le premier volume d'une série dans laquelle l'anthropologue Alain Testart, décédé en 2013, voyait le couronnement de son œuvre. Avec ces Principes de sociologie générale, il entendait montrer que les différents types sociaux procèdent au bout du compte d'un « rapport social fondamental » spécifique qu'il est possible de caractériser de manière rigoureuse et formelle. C'est ce rapport fondamental qui est censé se situer au coeur du social et organiser l'ensemble de ses dimensions. Trois autres volumes étaient prévus pour démontrer cette proposition, respectivement consacrés au droit et au politique, à l'économie et à l'idéologie. Seul le premier fut rédigé, dont la parution est annoncée d'ici quelques mois chez le même éditeur.

D'une manière générale, on ne peut qu'être impressionné par l'érudition et la puissance de raisonnement qui irriguent un texte certes volumineux et parfois difficile, mais jamais obscur ni ennuyeux. Testart y renoue avec l'ambition qui était celle des fondateurs de l'anthropologie sociale, à savoir parvenir à une authentique science des sociétés. À cette fin, il allie à sa profondeur de vues coutumière une rigueur toute mathématique ; l'ample étude comparative qui en résulte possède bien peu d'équivalents, y compris en langue anglaise.

Pour comprendre le capitalisme, Marx avait privilégié l'étude de l'Angleterre, pays où cette forme sociale se manifestait de la manière la plus achevée. De la même manière, Alain Testart mène ses analyses à partir de cas considérés comme représentatifs. Après avoir pris soin d'exposer en détail ses objectifs, sa méthode, et de s'être situé par rapport à quelques grandes traditions sociologiques, il focalise son attention sur les trois types que sont l'Australie aborigène, la société féodale – avec une captivante discussion sur la nature du servage, qui bouscule bien des idées reçues – et la société moderne. S'ajoutent à cela de tout aussi passionnants développements sur, entre autres, la cité antique (avec l'esclavage et la clientèle), la Chine et le Japon traditionnels, l'Afrique lignagère et les sociétés indiennes d'Amérique du Nord.

Bien évidemment, nombreuses sont les thèses, défendues dans cette somme, susceptibles de soulever des questions, voire des objections. Fondamentalement, on pourra rejeter l'idée que le marxisme, en particulier dans son analyse du rapport féodal, achopperait sur une contradiction insoluble. De même, on pourra ne pas se satisfaire d'une conception selon laquelle les rapports sociaux, libres de toute détermination par la production de vie matérielle, formeraient en quelque sorte un point ultime de l'analyse. Quoi qu'il en soit, ces réserves ne doivent en aucun cas dissuader ceux qui veulent comprendre les sociétés humaines – en particulier lorsqu'ils se réclament du marxisme – de s'instruire par la lecture attentive de cet incontournable monument.

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