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Une critique de « Justice et guerre... » dans Antiquity, et une réponse

La revue Antiquity a publié dans son numéro 95-383 (octobre 2021) un compte-rendu de la version anglaise de mon Justice et guerre en Australie aborigène, rédigé par Jürg Helbling, anthropologue de l'université de Lucerne et auteur de plusieurs travaux sur la guerre primitive. J'en profite pour remercier ici ce collègue, et pour reproduire son texte en le traduisant en français. S'il exprime quelques vraies divergences, il me semble qu'une bonne partie des remarques critiques qu'il formule résultent de malentendus. Aussi, je lui réponds ici afin de clarifier ce qui doit l'être et de faire avancer la discussion.

Les Aborigènes australiens se combattaient-ils entre eux ? Cette question intervient dans le contexte d'un débat acharné sur la question de savoir si les sociétés de chasseurs-cueilleurs pratiquaient ou non la guerre. Le livre de Darmangeat constitue une contribution importante à la réponse à cette question. La grande réussite de l'auteur est d'avoir créé une impressionnante base de données contenant des informations détaillées sur la guerre chez les Aborigènes australiens entre 1803 et 1951. Comme le déplore l'auteur, les études archéologiques fournissent généralement très peu de données sur la guerre en Australie aborigène, et la plupart des ethnographes - à quelques exceptions près, comme Lloyd Warner - n'ont commencé leur carrière qu'à une époque où les sociétés étaient déjà en train de se désintégrer et les populations de disparaître. Darmangeat parvient à exploiter de riches sources de données historiques sur la guerre, comme les récits des premiers explorateurs et colons, des fonctionnaires coloniaux et des officiers de police, ainsi que des naufragés et des bagnards évadés.

Au chapitre 3, il détaille son ensemble de données, qui consiste en 199 cas d'affrontements violents entre groupes armés. Il exclut les duels et les châtiments corporels, ainsi que les épreuves de pénalité, et se concentre en revanche sur les batailles régulées et les "assassinats judiciaires" (p. 54) visant plus d'un individu. Dans 39 cas sur 199, les affrontements armés ont pris la forme de raids et d'embuscades, et dans 124 cas, de batailles ouvertes. Dans 46 cas sur 199, la violence collective a fait 10 morts ou plus. Certains cas de guerre douteux sont écartés, notamment le massacre d'Irbmangkara rapporté par Ted Strehlow. La discussion de ce cas particulier montre à quel point Darmangeat est prudent et critique dans l'évaluation des données. Les motifs les plus fréquents des guerres dans l'échantillon de 199 cas sont les disputes concernant les femmes (69 cas) et la vengeance (35 cas). D'autre part, les guerres sont rarement menées pour des questions territoriales ou pour s'emparer (seulement 11 cas), comme on le voit au chapitre 4.

Darmangeat se concentre sur la différence importante entre la guerre et le feud dans le chapitre 6. Tandis que les feuds existent dans toute l'Australie, ce n'est pas le cas de la guerre, ni dans le désert occidental ni chez les Tiwi. Les concepts de "guerre" et de " feud " restent cependant assez flous. Au lieu de se référer aux définitions largement acceptées (c'est-à-dire la "guerre" comme un combat armé entre des communautés politiques et le " feud " comme un combat entre des individus ou des familles appartenant à des communautés politiques différentes), Darmangeat se base sur les motifs et les résultats. Il définit le "feud" comme une guerre limitée visant à équilibrer le nombre de victimes et la " guerre " comme une vengeance sans restriction qui inflige un maximum de dommages à l'ennemi. À mon avis, la vengeance est une base problématique pour bâtir une classification. L'appel à la vengeance n'est souvent pas le résultat d'un fait judiciaire (par exemple, un meurtre ou une sorcellerie), mais plutôt une raison (souvent inventée) pour déclencher une guerre et mobiliser les guerriers et les alliés du groupe contre un ennemi. En outre, les motifs tels que la vengeance varient au sein d'un groupe, ainsi qu'au fil des inimitiés.

La tentative de Darmangeat de lier les guerres à l'organisation sociale reste également quelque peu insatisfaisante. Il prétend que les guerres entre les Kurnai et les Bangerang peuvent s'expliquer par le fait que les groupes locaux des Kurnai entretenaient des relations conflictuelles mais pacifiques avec les groupes locaux voisins, mais considéraient les groupes locaux plus éloignés comme des ennemis. Cette affirmation est tout aussi discutable que la suggestion selon laquelle, chez les Murngin, les clans locaux prédominants de la même moitié patrilinaire se battaient entre eux parce qu'ils se disputaient les mêmes femmes. Elle souligne toutefois la nécessité de recueillir davantage d'informations sur les modes d'implantation, l'organisation sociale et l'économie de ces sociétés, et de les intégrer dans la base de données de Darmangeat.

Le chapitre 7 contient une discussion approfondie sur les armes : lances et massues diverses, mais aussi boucliers. Darmangeat démontre que certaines lances étaient utilisées spécifiquement pour la guerre, notamment celles dont les barbes étaient alignées dans les deux sens, les lances de mort avec des pointes de quartz et les lances à pointe cassable. La question des chefs de guerre est également abordée. Chez les Walbiri, n'importe quel homme pouvait assumer ce rôle, tandis que dans l'ouest du Queensland - chez les Wathi-Wathi et les Kurnai - les chefs de guerre étaient élus ou nommés, et chez les Murngin et les Yaraldi, le rôle était réservé aux chefs de clan.

Élargissant le champ d'investigation, Darmangeat évoque quelques études statistiques sur la guerre chez les chasseurs-cueilleurs dans de nombreuses régions du monde (chapitre 8). Bien que leurs résultats varient considérablement, toutes ces études montrent que la guerre existe également dans certaines sociétés de bandes mobiles de chasseurs-collecteurs, bien qu'à un degré bien moindre que dans les sociétés complexes de chasseurs-cueilleurs. Les preuves archéologiques (par exemple, l'art visuel, le matériel lié à la guerre et les restes humains présentant des traumatismes liés à la violence) de la guerre chez les chasseurs-cueilleurs ne sont pas nombreuses, mais "l'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence" (p. 211). La première preuve archéologique de la guerre se trouve à Jebel Sahaba, un site mésolithique datant d'environ 12 000 ans avant notre ère. Darmangeat établit une analogie avec les groupes aborigènes du fleuve Murray, avec leur nomadisme réduit, leur territorialité plus forte, leurs densités de population plus élevées et leur plus grande complexité sociale. Mais la conclusion à tirer de cette comparaison reste floue. Selon l'auteur, les conflits collectifs sont plus ou moins fréquents, mais chez les chasseurs-cueilleurs sans richesse (c'est-à-dire les sociétés de bandes de chansseurs-collecteurs mobiles), ils ont toujours pour objet les femmes et la vengeance ; on peut se demander si les données de Darmangeat soutiennent cette thèse. En revanche, dans les sociétés complexes présentant des inégalités de richesse, les guerres étaient souvent menées pour des raisons économiques (pillage, conflits territoriaux, etc.), que ces sociétés vivent de la chasse, de la pêche ou de l'agriculture.

En définitive, la question pertinente n'est pas de savoir si des guerres se produisent entre des groupes de chasseurs-cueilleurs, mais plutôt de savoir ce que sont les chasseurs-cueilleurs. Est-il judicieux de classer les "bandes mobiles de chasseurs-cueilleurs" et les "sociétés complexes de chasseurs-cueilleurs" dans un même type de société, ou non ? Quoi qu'il en soit, l'étude de Darmangeat constitue une avancée importante dans l'étude de la violence et des guerres chez les chasseurs-cueilleurs.

« Sur le sentier de la guerre »
Photographie du début du XXe siècle, Queensland du Nord  

Quelques éléments de réponse

Commençons par la fin : je suis moi-même si peu convaincu que les « chasseurs-cueilleurs » dans leur ensemble définissent un type social que le premier chapitre du livre est précisément consacré à démontrer que les groupes Australiens ignoraient la richesse. À la suite d'Alain Testart, il me semble en effet que ce critère de la richesse est à la fois plus précis et plus pertinent pour aborder ces sociétés que celui consistant à les qualifier de « simples » ou « complexes ». Mon étude sur les Aborigènes australiens, de même que le chapitre qui rappelle les données rassemblées depuis deux siècles sur les autres sociétés comparables, porte donc spécifiquement sur des sociétés sans richesse, et la discussion sur la guerre observée chez les autres peuples de chasseurs-cueilleurs (chapitre 8) souligne à plusieurs reprises l'erreur consistant à mélanger indistinctement des sociétés fort différentes les unes des autres.

Quant à me reprocher d'avoir prêté aux sociétés des buts de guerre différents selon qu'elles sont ou non structurées par la richesse sans que cette affirmation s'appuie sur mes données, il s'agit là aussi d'un malentendu. La corrélation que j'évoque entre richesse et buts de guerre est explicitement proposée comme une hypothèse de travail : pour éprouver sa pertinence, il faut d'une part vérifier que les guerres des autres chasseurs-cueilleurs posssèdent des motifs voisins de celles des Aborigènes, d'autre part que ces motifs changent chez les sociétés marquées par la richesse.

Dans un ordre d'idées similaire, loin de rapprocher Djebel Sahaba des Australiens du bassin de la Murray, j'insiste au contraire sur le fait que la présence de cimetières ne suffit pas à caractériser un type social, et que nous n'avons aucune idée de la manière dont la société de Djebel Sahaba était structurée – sans compter, même si c'est un autre aspect de la question, que ni dans un cas ni dans l'autre, les cadavres retrouvés ne constituent une preuve, ni même un indice sérieux, en faveur de la guerre proprement dite.

S'il est un point, en revanche, sur lequel je ne peux que suivre Jürg Helbling, c'est sur la difficulté à relier les différentes configurations de la guerre australienne (notamment son absence chez les Tiwi) avec l'organisation sociale spécifique des tribus qui la menaient. Je plaide à nouveau coupable – je le faisais déjà dans le livre – pour le caractère insatisfaisant des éléments de réponses proposés. Mais ceux-ci, contrairement à ce que suggère la critique, ne sont pas le fruit de mes raisonnements plus ou moins spéculatifs : j'ai simplement fait état des rares informations disponibles, en l'occurrence chez Curr, Warner, et Hart-Pilling. Si frustrantes qu'elles soient, ces informations, livrées par les ethnologues ayant étudié les trois cas que je présente, sont les seules dont nous disposons, et je ne vois guère de raison de douter de leur fiabilité.

Reste ce qui représente, je crois, notre seule vraie divergence : la définition de la guerre et sa démarcation vis-à-vis du feud. Je ne peux évidemment reprendre ici l'ensemble des arguments présentés dans le livre sur ce problème difficile. Je voudrais simplement répondre à l'argument selon lequel « l'appel à la vengeance n'est souvent pas le résultat d'un fait judiciaire (par exemple, un meurtre ou une sorcellerie), mais plutôt une raison (souvent inventée) pour déclencher une guerre et mobiliser les guerriers et les alliés du groupe contre un ennemi ». Je crois que cette objection manque sa cible : la question n'est pas de savoir si la vengeance suit une agression réelle (encore que la sorcellerie entre bien mal dans cette apppellation), mais au nom de quoi et dans quels buts avérés elle est menée. On pourrait par exemple se poser le problème d'une société qui n'appelerait jamais ouvertement au pillage, mais qui profiterait régulièrement de ses actions militaires pour s'emparer de biens ou d'esclaves. Mais en Australie, on n'observe rien de tel : la guerre a toujours pour motivation – et pour résultat principal, sinon exclusif – de châtier l'ennemi. Accuse-t-on parfois celui-ci de forfaits imaginaires ? La belle affaire ! Sur ce plan, je serais même plus radical que mon critique : les sources nous montrent que lorsque l'hostilité avait atteint un certain degré et qu'elle sétait installée durablement, on se passait même d'accusations. Selon Howitt, les Kurnai tuaient les Bangerang à vue dès qu'ils en avaient l'opportunité. Cela n'enlève rien à l'idée que ces mêmes Kurnai pouvaient parfois lancer (contre d'autres peuples) des opérations ayant pour but de tuer un nombre précis d'adversaires – et c'est bien là qu'à la suite de Bruno Boulestin, je pense qu'il faut tracer la ligne de démarcation entre guerre et feud. Quoi qu'il en soit, je suis convaincu que la communauté des anthropologues doit continuer à explorer ce sujet en détail, tout n'ayant pas été dit – loin de là – et que l'étude des formes sociales et des rapports qu'elles entretiennent avec les types de guerres qu'elles pratiquent est loin d'avoir encore livré tous ses secrets.

Pour terminer, un mot sur le massacre d'Irbmangkara, censé être survenu chez les Aranda à la fin du XIXe siècle. Au moment de la rédaction du livre, j'étais en effet très sceptique sur son authenticité. Des éléments dont j'ai eu connaissance depuis lors m'ont fait changer d'avis.

2 commentaires:

  1. Hello,
    Pour la petite histoire, le Murray est un fleuve, pas une rivière (les Anglais n'ayant que le mot "river" pour désigner les deux) ��.
    Sinon, en ce qui concerne la distinction entre guerre et feud, rien de changera tant que les anglophones (ou germanophones comme ici) n'iront pas lire la bonne littérature. À noter que la différenciation qu'il donne, soi-disant "largement acceptée", d'une part ne l'est pas tant que ça, d'autre part soulève les habituels problèmes auxquels les Anglo-saxons n'ont pas réfléchi.

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    1. Pour la Murray, ma traduction plaide coupable : je la modifie de ce pas.

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