Pourquoi se prendre la tête ?
Un crâne ennemi conservé et décoré Peuple Marind-Anim (Nouvelle-Guinée) |
Mes interrogations sur la guerre m'ayant conduit à entreprendre un tour du monde des conflits armés parmi les peuples pas ou peu marqués par la richesse, je n'ai pas mis longtemps à rencontrer le cas de ces guerres conduites dans le but de ramener des têtes ennemies, comme chez les célèbres Jivaro.
Une telle coutume constitue sans doute, avec l'anthropophagie, un des marqueurs les plus traditionnels de la « sauvagerie » des peuples que les Occidentaux rencontraient et qu'ils voulaient (entre autres) catéchiser. Et je pense qu'un inventaire des livres et des films dans le titre desquels l'expression « chasseurs de têtes » apparaît donnerait une moisson fort riche. Il est donc d'autant plus étonnant que, tout comme l'anthrophagie, la pratique consistant à se procurer des têtes ennemies aient si peu retenu l'attention des anthropologues, en tout cas dans une perspective comparatiste. S'il existe de nombreuses et précises ethnographies locales, les tentatives de synthèse, en tout cas à ma connaissance, ont été fort rares, de sorte qu'il est bien difficile de savoir à quelle logique (ou à quelles diverses logiques) cette pratique correspond.
Une des rares exceptions sont les quelques paragraphes qu'Alain Testart avait consacrées au sujet dans son intervention lors d'une table ronde tenue il y a dix ans en compagnie de chercheurs tels que Bruno Boulestin, Dominique Henry-Gambier, Christian Jeunesse et plusieurs autres. L'analyse est très courte – pour Testart, elle constituait probablement un point de départ méthodologique devant être affiné et développé – mais comme toujours chez cet auteur, elle a le mérite de la rigueur et de la clarté. Parmi les coutumes consistant à s'emparer de la tête d'un ennemi mort (ou à le mettre à mort par décapitation, et non par exemple par simple égorgement), elle distingue trois niveaux.
Le premier, le « niveau zéro », est celui de la tête prise dans le seul but de témoigner de la mort de son propriétaire. La tête ne fait alors l'objet d'aucun traitement particulier, ni esthétique ni aux fins d'être conservée. Elle n'est pas non plus appropriée ou transmise. Une fois qu'elle a joué son rôle, elle ne possède plus aucune utilité et l'on s'en débarrasse.
Le second niveau est celui de la tête trophée - exactement dans le même sens que celle de l'animal que le chasseur exhibe fièrement. La tête est alors travaillée afin de perdurer dans le temps, de même que le souvenir de l'exploit dont elle témoigne. Les trophées sont une possession, qu'on cèdera éventuellement contre paiement dans certaines sociétés.
Reste enfin le troisième niveau, celui de têtes censées posséder quelque puissance magique ou religieuse, et qui, seules, motiveront qu'on fasse la guerre pour se les procurer, c'est-à-dire qu'on procède, au sens strict, à une « chasse aux têtes ».
Selon Testart, ces trois niveaux possédaient la particularité d'être emboités, autrement dit de former des sous-ensembles de plus restreints. Tout trophée est en effet, par définition, une attestation de la mort de la victime - mais une attestation qui joue un rôle particulier de glorification sociale. Quant à la chasse aux têtes, son butin, en plus de son action surnaturelle, assurait systématiquement à son propriétaire une reconnaissance et un prestige social, au point, parfois, de constituer la principale distinction entre les individus masculins.
Il me semble que cette approche, si elle fournit un excellent point de départ, mérite tout de même d'être un peu amendée, dans la mesure où elle mélange deux critères de nature différente ou, ce qui revient finalement au même, où elle suppose implicitement résolues des questions qui mériteraient d'être posées et discutées.
En effet, les trois niveaux proposés par Testart sont distingués à la fois en fonction de l'usage de la tête ennemie et par le fait qu'elle constitue ou non le but principal d'une opération militaire. Or, je ne vois aucune raison de postuler que ces deux dimensions iraient forcément de pair : on ne voit pas pourquoi des expéditions ne pourraient avoir pour but de simples trophées – tel est bien le cas, à la chasse, dans nombre de safaris modernes. Inversement, on ne voit pas pourquoi il faudrait exclure la possibilité qu'existent des sociétés dans lesquelles les têtes ennemies, bien que réputées posséder quelque vertu magique, ne constitueraient qu'un sous-produit des conflits armés et non leur objectif principal. Encore une fois, l'équivalence admise dans la classification de Testart, et qui conduit à l'emboîtement de la catégorie des trophées dans celle de la chasse aux têtes, est peut-être vérifiée empiriquement ; mais alors, elle représente une question qu'il faut résoudre.
Sur un autre plan, on peut aussi penser qu'il n'existe pas de raison particulière – si ce n'est, peut-être, la configuration de notre propre imaginaire – de traiter la prise de la tête de manière indépendante de l'appropriation de toute substance corporelle ennemie qui suppose de le mettre à mort. En d'autres termes, le fait de se focaliser sur la chasse aux têtes a peut-être – je dis bien « peut-être » – contribué à obscurcir la compréhension d'un phénomène plus général. Je pense par exemple au fait que les Aborigènes australiens s'emparaient à l'occasion de la graisse rénale (le kidney-fat de la littérature anglophone), dont ils oignaient ensuite leur corps et leurs armes pour décupler leurs capacités martiales. Pourquoi l'acquisition de la graisse rénale des ennemis ne pourrait-elle, ou ne devrait-elle pas, être analysée comme une manifestation spécifique du même phénomène général que celui conduisant à acquérir leur tête ?
Un recensement et une classification de ces pratiques pourrait ainsi s'effectuer selon un triple critère :
- celui de la partie du corps appropriée (tête, graisse rénale, mais aussi scalp, mains, pieds, etc.)
- celui de l'usage social de cette substance, en conservant les trois possibilités identifiées par Testart, que l'on pourrait nommer attestation (ou témoin), trophée et fétiche (i.e., objet chargé de pouvoirs magiques)
- celui de sa place dans les opérations militaires, à savoir but principal ou secondaire (sous-produit).
Naturellement, cette approche formelle ne constituerait qu'une première étape dans la problématique plus fondamentale, consistant à comprendre s'il s'agit d'un phénomène unique, dont les différentes manifestations ne seraient que des variantes, ou si les apparences regroupent sous un même nom des coutumes qui n'ont rien à voir les unes avec les autres. Et, quelle que soit la réponse à cette question, tenter de déterminer à quelles autres dimensions de la vie sociale elles peuvent être reliées - par exemple, la chasse aux têtes a-t-elle un quelconque rapport avec la richesse ? avec le mode de subsistance ? Est-elle, ansi que le suggère Hutton dans son article de 1928, incompatible avec certaines autres institutions telles que l'État ou les morts d'accompagnement ?
Bref, de quoi occuper un anthropologue social pendant quelques temps...
Ma mère m'a préparé un pot-au-feu pour ce midi, miam ! Je vous raconterai ce qu'il y a dedans. Tony
RépondreSupprimerChez les Jaqaj de Nouvelle-Guinée, à propos des têtes ennemies rapportées après un raid victorieux : "Then the lower jaw was cut off and given to someone who had requested it. (...) Finally a hole was made at the base of the skull, and the brains were taken out and mixed with sago to be made into sago cakes. These sago cakes were given to the children." (Boelaars, Head-hunters about themselves, p.167)
SupprimerHello Christophe,
RépondreSupprimer« on ne voit pas pourquoi des expéditions ne pourraient avoir pour but de simples trophées – tel est bien le cas, à la chasse, dans nombre de safaris modernes »
Peut-être parce que, au contraire (j'imagine) des safaris modernes, la chasse aux têtes d'une autre population humaine est extrêmement risquée pour les chasseurs ? En d'autres termes, si les safaris modernes présenteraient un fort taux de mortalité pour les humains qui s'y adonnent, existeraient-ils vraiment ?
Hello
SupprimerJ'ai pensé à cette explication. Mais ne peut-on pas la renverser ? Le trophée ne serait-il pas d'autant plus valorisé et donc recherché par les plus intrépides, s'il était dangereux à acquérir ? En fait, je me demande si la question ne serait pas que la recherche de la gloire ne constitue jamais un motif suffisant pour expliquer la guerre - ce qui est très différent de dire que quand elle existe, il se trouve des gens pour y chercher la gloire.
C'est un peu le même problème qui fait que, par exemple, on ne peut expliquer le capitalisme par le désir d'enrichissement des individus (ou en tout cas, pas uniquement, ni même principalement, par ce facteur) : le capitalisme est aussi le fruit de conditions macro-sociologiques, et le désir d'enrichissement qui, à l'échelle individuelle, paraît être le moteur de rapports sociaux, en est en réalité bien davantage le produit.
« En fait, je me demande si la question ne serait pas que la recherche de la gloire ne constitue jamais un motif suffisant pour expliquer la guerre - ce qui est très différent de dire que quand elle existe, il se trouve des gens pour y chercher la gloire. »
SupprimerOui, ça semble se généraliser en cette question. Déjà, y a-t-il des sociétés où le contraire est vrai (la recherche de la gloire constitue un motif suffisant pour expliquer la guerre) ?
Hello,
SupprimerPour répondre à Antoine, la chasse aux têtes stricto sensu est souvent tout le contraire d'une pratique glorieuse. L'essentiel est de se procurer une tête, et pour ce faire tous les moyens sont bons. Il y a effectivement des raids organisés, mais souvent c'est individuel et on tend une embuscade au premier venu, et au bout du bout si on rentre bredouille on coupera la tête de son voisin.
BB, à quels cas penses-tu ? Les Naga ou les Ifugao ? Parce que pour l'instant, de ce que j'ai lu en Amazonie et en Nouvelle Guinée, ce n'est pas du tout cela l'ambiance : on fait des expéditions collectives et assez lointaines, et on ne cambriole pas son voisin à la dérobée.
SupprimerHello,
SupprimerTout à fait d'accord avec BB. La chasse aux têtes ne concerne pas que des têtes de guerriers. Dans beaucoup de cas, en Asie du sud-est le chasseur rentre avec la tête d'une femme (et, éventuellement, celles de ses jeunes enfants), et, pourquoi pas une main ou un pied ? C'est peut-être (?) moins glorieux mais c'est quand même bon.