Misères académiques
Pour un chercheur, publier le fruit de son travail dans une revue académique est essentiel : c'est le seul moyen de toucher ceux à qui il s'adresse – la communauté des autres chercheurs – et qui seront juges de sa qualité, par le fameux processus « d'examen par les pairs ». Un texte soumis à une revue est envoyé à deux ou trois experts du domaine qui sont chargés d'en valider le contenu, en suggérant au besoin des modifications plus ou moins importantes. Evidemment, toutes les revues n'ont ni le même rayonnement, ni le même crédit, et l'on cherche donc à publier dans les plus prestigieuses d'entre elles. Il arrive toutefois que celles-ci se comportent d'une manière étrange, et que ce qui devrait être un processus respectueux d'élaboration de la connaissance scientifique tourne à la mauvaise farce.
Prenons le cas d'une des plus prestigieuses revues au monde dans le domaine qui est le mien : Current Anthropology. Par le passé, je lui avais déjà soumis deux propositions qui avaient été rejetées. Rien à dire sur ces refus : même si, bien sûr, ils ne m'avaient pas particulièrement réjoui, ils avaient en tout cas été motivés par des rapports insuffisamment positifs, rédigés dans des délais tout à fait acceptables.
Ma dernière tentative en date, cependant, a connu un sort tout à fait étrange. Le site de la revue spécifiant que les articles soumis peuvent l'être en n'importe quelle langue, j'avais remis mon texte en français. Prudent, j'avais néanmoins spécifié que si cela soulevait la moindre difficulté, je pouvais en donner une traduction en anglais. C'était en juin 2019. En décembre suivant, un peu étonné d'être sans nouvelles, j'écris donc à la responsable... qui me répond qu'en effet, ils ont des difficultés à trouver des rapporteurs francophones, mais qu'ils continuent à chercher (j'en profite pour leur suggérer un nom). Un mois plus tard, en janvier donc, elle revient vers moi, et m'explique qu'entre ceux qui se sont désistés et ceux qui réclament une version anglaise, finalement, celle-ci serait la bienvenue. La version anglaise a évidemment été envoyée aussitôt. Bilan des courses, nous entamons le doux mois de novembre, et si mes relances m'ont permis de recevoir à l'occasion quelques phrases d'excuses, il ne m'a été donné aucune information précise sur l'état d'avancement du processus, sans même parler de pouvoir enfin lire les rapports. Dix-sept mois pleins se sont donc écoulés, pour en être exactement au même point que le premier jour : je viens donc de jeter l'éponge, en n'oubliant pas de les assurer de la publicité que je donnerais à cet épisode – voilà donc qui est fait.
Cherchant donc une autre issue pour publier ma prose, j'envisage une autre de ces revues américaines prestigieuses : American Anthropologist. Le dépôt du manuscrit s'effectue, comme il se doit, via une plate-forme en ligne. Et là, surprise : il me faut compléter mon profil de chercheur en indiquant la « manière dont je m'identifie » – oui, vous avez bien lu. Le choix est évidemment limité à des options ethnico-raciales (entre autres, Noir ou Afro-américain, Hispanique ou Latino, Blanc...).
Un timide espoir renaît avec l'option « Préfère ne pas répondre ». Il est vite douché : le logiciel ne valide pas ce choix. Je tente alors un « Autre », en écrivant « Être humain par la biologie, communiste par les convictions ». Là non plus, pas question de s'en tirer à si bon compte, et ma tentative est repoussée.
Alors, chers collègues d'American Anthropologist, je saisis l'occasion pour vous dire d'aller vous faire voir chez qui vous voulez (et vous aussi, vous pouvez cocher plusieurs cases). Pour ma part, je n'essaierai pas de publier chez vous : vous me faites bien trop peur.
Ce n'est, hélas, là qu'une des nombreuses manifestations du flicage idéologique que subissent les chercheurs et qui se transforme vite en auto-censure. Connaissant l'"identité" d'un auteur, on saura ce qu'il a le droit de dire et, surtout, ce qu'il n'a pas le droit de dire. Un enseignant d'UCLA va être suspendu (et peut-être viré !) parce qu'il a prononcé le mot "nègre" (en lisant un texte de M.L. King !) dans son cours sur le racisme. Triste époque, perspectives effrayantes.
RépondreSupprimerIls t'envoient un message clair : tu ne serais pas un bon « anthropologue américain ». :-S
RépondreSupprimerJe vais prendre sur moi, mais je crois que je vais m'en remettre !
SupprimerTrès révélateur de beaucoup de choses que cette épisode. Je remarque qu'une revue d'anthropologie de renom a du mal à trouver un francophone (ou simplement lisant le français académique qui n'est pas le plus dur à lire pour un anglo-saxon) pour lire un article. Ce genre de truc n'aurait pas été envisageable il y a même cinquante ans. Et cela aurait été la même chose pour l'allemand je pense. Il y a une dérive vers le monolinguisme assez consternant qui est un signe de « provincialisme impérial » (je ne sais comment qualifier cela autrement).
RépondreSupprimerPour finir, on remarquera que la classification en races selon les ineptes critères américains (les Indiens et les Chinois apprécieront être dans la même case !) semblent avoir une valeur universelle à leurs yeux.