Homo domesticus (James Scott)
Avertissement : ayant travaillé à partir d'une édition électronique de ce livre, je ne peux indiquer les pages des citations, et me bornerai donc à en donner les chapitres. Le lecteur curieux (ou soupçonneux) pourra néanmoins aisément vérifier leur authenticité.
Ce compte-rendu est long, pour diverses raisons. Il se termine en particulier par quelques rappels d'ordre général sur la manière dont on peut comprendre la marche des sociétés humaines, dont j'espère qu'il pourra intéresser même ceux qui n'ont pas lu le livre de Scott.
Ce compte-rendu est long, pour diverses raisons. Il se termine en particulier par quelques rappels d'ordre général sur la manière dont on peut comprendre la marche des sociétés humaines, dont j'espère qu'il pourra intéresser même ceux qui n'ont pas lu le livre de Scott.
Ce livre copieux, paru en 2019 aux éditions La Découverte, a connu un certain retentissement, au moins en France. Cet écho doit être attribué moins à la notoriété de son auteur (sans être un inconnu, l'anthropologue James Scott n'est pas particulièrement une célébrité) qu'à ses thèses un peu provocatrices et qui, ainsi que le souligne Jean-Paul Demoule dans sa préface, sont « dans l'air du temps ». Par sa lecture alternative du « grand récit civilisationnel » à propos de la révolution néolithique et de l'émergence de l'État, James Scott se place, au moins implicitement, dans une perspective à la fois anarchiste et décroissante. Pour le dire en un mot, cette évolution n'aurait pas été un progrès et son texte, ainsi que le proclame l'un de ses sous-titres, constitue un « plaidoyer pour l’effondrement ». Au demeurant, le titre anglais de l'ouvrage complète vigoureusement ce plaidoyer par un acte d'accusation, puisqu'il se proclame « Contre le grain » (Against the grain). Précisons que James Scott situe d'emblée son propos : il ne s'agit pas, pour lui, de « produire de nouvelles connaissances, mais [de] ‘relier les points’ des savoirs existants de manière éclairante ou suggestive ». Un tel projet, en lui-même, est tout à fait légitime. La question est de savoir si l'éclairage proposé apporte effectivement davantage de lumière que ceux qu'il entend remplacer.
« Contre le grain »... mais pour l'homme de paille ?
On l'a dit, James Scott utilise un repoussoir : le « grand récit civilisationnel », contre lequel il ne cesse de ferrailler tout au long de l'ouvrage, et dont il entend entreprendre de démontrer toutes les erreurs. Soit. Le problème, toutefois, c'est que cet adversaire n'est jamais clairement identifié. À aucun moment, on ne sait quels penseurs sont concernés – la seule exception est celle où apparaissent pèle-mêle les noms de Hobbes, Locke, Vico, Morgan, Engels, Spencer et Spengler. Leur tort ? Avoir soutenu « la séquence qui va des chasseurs-cueilleurs aux nomades puis aux agriculteurs (et de la horde primitive au village puis à la ville) », séquence qui « constitue la doctrine établie » (Introduction). Bien qu'il y aurait certainement bien des choses à critiquer dans les affirmations de ces différents penseurs, j'avoue avoir du mal à voir en quoi cette séquence est autre chose qu'une évidence banale. L'antériorité des pasteurs nomades sur les cultivateurs est certes erronée, mais cette idée est abandonnée depuis longtemps, et ce n'est manifestement pas elle que vise ici Scott. Le problème serait-il alors que selon cette « doctrine établie », chaque peuple aurait nécessairement suivi ces différentes étapes dans cet ordre, et qu'aucun d'eux n'en aurait sauté, ou n'aurait connu d'involution vers une forme passée ? Qu'elle perçoit « le passage d’un mode de subsistance au suivant (...) comme net et définitif » (deux idées au demeurant très différentes l'une de l'autre) ? Je reviendrai sur le fonds de cette discussion plus loin ; mais il faut d'ores et déjà noter que ni Morgan, ni Engels, en tout cas, n'ont jamais prôné un tel schématisme.
Cette phrase est toutefois à peu près la seule où l'ennemi est identifié. Dans tout le reste du livre, les multiples évocations du « grand récit civilisationnel » ne s'accompagnent ni de noms, ni même de dates, qui auraient au moins situé les idées dans le temps. Quant aux citations qui auraient permis de repérer qui a dit précisément quoi, et ce qu'il convient de lui reprocher, elles sont a fortiori absentes. D'une manière plus générale, et même pour les simples faits évoqués, les références elles-mêmes ne sont fournies qu'avec parcimonie ce qui, pour un livre académique, est assez surprenant – on lit par exemple que l'arc et la flèche remontent à 20 000 ans, une date qui est pourtant loin de faire l'unanimité (Ch. 1). Scott dresse donc un réquisitoire dans lequel les accusés ne sont évoqués qu'à titre collectif, et où les pièces censées fonder leur culpabilité ne sont pas produites. Le « grand récit civilisationnel » contre lequel s'insurge le livre a tout de l'homme de paille.
Les reproches qu'adresse Scott à ce récit relèvent au demeurant de deux catégories assez différentes. Il y a, pour commencer, des aspects factuels : par exemple, l'agriculture a-t-elle été une condition de la sédentarité ? Scott, à juste titre, rappelle que cette idée est démentie par les faits, et que certains chasseurs-cueilleurs ont vécu en villages, parfois durant des millénaires. J'ai un peu du mal à percevoir ce que ce constat possède de subversif, quand bien même il prendrait à rebours des convictions longtemps admises. Mais surtout, on reste un peu surpris de la manière dont Scott insiste pour constater :
à quel point cet exposé contredit obstinément ce que j’ai appelé le « récit civilisationnel standard », dont l’axe central est la domestication des céréales en tant que précondition fondamentale de la sédentarisation permanente, et donc des agglomérations urbaines et de la civilisation. (Ch. 1)
Quoi qu'il en soit, une fois encore, on ne saura pas de quel « récit civilisationnel standard » il est ici question : l'existence de chasseurs-cueilleurs sédentaires est un phénomène reconnu par l'ensemble du monde académique depuis des décennies. Même si les discussions se poursuivent pour en apprécier la portée, faute d'informations plus précises, on se dit que Scott pourfend soit un adversaire imaginaire, soit des cadavres depuis longtemps morts et enterrés.
Dans le même ordre d'idées, on lit également que :
Le point de vue dominant selon lequel le processus consistant à « faire fleurir le désert » par le biais de l’agriculture irriguée est au fondement des premières communautés sédentaires de grande taille s’avère en réalité presque entièrement erroné. (Ch. 1)
Mais ce point de vue, qui reste attaché au nom de Wittfogel, qui le défend encore aujourd'hui ? Cela fait belle lurette que l'archéologie en a démontré la fausseté – la seule référence produite par Scott provient d'ailleurs d'un autre auteur des années 1930.
Mais selon Scott, c'est aussi (et surtout ?) la lecture de la marche générale de l'Histoire qui doit être reconsidérée en profondeur, à au moins deux titres. Le premier concerne les apports, réels ou supposés, de l'agriculture ou de l'État. Il convient ainsi de remettre en question :
l’hypothèse fondamentale de la supériorité et de la plus grande attractivité de l’agriculture sédentaire par rapport à toutes les formes de subsistance antérieures (Introduction)
Notons que là encore, il conviendrait de faire un distinguo entre ces deux idées que Scott traite d'un seul tenant, en les attribuant à ses adversaires. La supériorité et l'attractivité sont deux choses tout à fait différentes. Elles peuvent aller de pair, mais la supériorité d'une technique ou d'une organisation sociale ne signifie nullement son attractivité. Et il n'est pas bien difficile d'imaginer que des populations les aient adoptées non par enthousiasme mais, tout bêtement, parce que d'une manière ou d'une autre, elles n'ont guère eu le choix. Et une fois de plus, au passage, lorsque Scott écrit que :
nous n’avons aucune preuve que les « présupposés » sédentaires de la vie moderne puissent être interprétés a posteriori comme une aspiration universelle s’étant manifestée tout au long de l’histoire humaine. (Introduction)
On se demande bien qui a pu ainsi mettre en avant une telle aspiration supposée – certainement pas Engels ni les marxistes, en tout cas.
L'autre remise en question, qui découle de la précédente, est celle du rôle de la contingence et de la nécessité dans le cours de l'Histoire humaine. Scott plaide vigoureusement pour une réévaluation en faveur de la première :
Au meilleur de ses capacités, l’histoire est à mon avis la discipline la plus subversive parce qu’elle nous révèle comment les choses que nous tenons pour évidentes sont réellement advenues. En mettant en lumière les nombreux facteurs contingents qui ont convergé pour produire, par exemple, la révolution industrielle, l’extension maximum de la dernière période glaciaire ou la dynastie Qin, la notion d’histoire profonde répond aux aspirations de la génération d’historiens français liés à l’École des Annales, qui prônaient une histoire de la longue durée plutôt qu’une chronique des événements publics. (Introduction)
Sans être spécialiste des courants de pensée historiques, j'ai le sentiment que Scott plaque bien vite ses propres conceptions sur celles de l'école des Annales qui, à ma (superficielle) connaissance, mettait au contraire l'accent sur les déterminismes profonds plutôt que sur la contingence. Toujours est-il que Scott, tout au long de son livre, s'emploie à souligner ce qu'il y avait de provisoire, de fragile et de précaire dans le cheminement qui a vu s'installer peu à peu l'agriculture et l'État. Le problème, c'est qu'on ne comprend guère ce qu'il en conclut au juste. À aucun endroit, me semble-t-il, il n'écrit noir sur blanc que l'apparition de l'agriculture ou de l'État ne fut que le résultat d'un hasard improbable et que, finalement, le cours de l'Histoire humaine aurait pu être fondamentalement différent. Mais, par son insistance sur le rôle de la contingence et sur les fragilités des États archaïques, il ne cesse de le suggérer... jusqu'au moment où, parlant des Barbares, il relève que ceux-ci, de plusieurs manières, ont participé à l'édification des États. Dès lors, plus la lecture avance, plus on se demande, au bout du compte, quelle est la thèse défendue. J'attendais donc avec une impatience croissante la conclusion du livre afin de pouvoir remettre, selon l'expression consacrée, l'église au milieu du village et pour savoir pour de bon à quoi m'en tenir. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que le livre n'en comportait pas, et que je resterai condamné à la perplexité.
Des définitions problématiques
Un autre aspect gênant d'Homo domesticus est la légèreté avec laquelle il se préoccupe des définitions, ce qui lui permet de se livrer à des développements dont on se demande s'ils sont de véritables raisonnements ou de simples effets rhétoriques.
La domestication
C'est particulièrement sensible en ce qui concerne la domestication, un thème majeur du livre. L'idée défendue (et qui inspire le titre en français) est le passage à l'agriculture, puis à l'État, a constitué une domestication des êtres humains au même titre que des plantes ou des animaux. Une telle perspective n'est pas à proprement parler inédite : elle a par exemple été avancée par Helen Leach (« Human domestication reconsidered », Current Anthropology, 44(3), 2003), ou par Guillermo Algaze, dont Scott reprend une formule-choc :
Les premiers villages du Proche-Orient ont domestiqué les plantes et les animaux, tandis que les institutions urbaines d’Uruk ont domestiqué les humains.
Au demeurant, insistant à juste titre sur les nombreuses manières dont les humains, bien avant l'agriculture, avaient déjà commencé à interagir avec leur environnement et à le façonner, Scott va beaucoup plus loin et interroge de manière provocatrice :
Est-ce nous qui avons domestiqué le chien ou est-ce le chien qui nous a domestiqués ? Ce n’est pas si clair.
L'agriculture aurait donc renforcé et aggravé des contraintes déjà préexistantes :
Qu’en est-il enfin du « domesticateur en chef », Homo sapiens ? N’a-t-il pas lui-même été domestiqué, attelé au cycle interminable du labourage, du plantage, du désherbage, de la récolte, du battage, du broyage, tout cela au nom de ses céréales préférées et des besoins quotidiens de son cheptel ? La question de savoir qui est au service de qui est presque métaphysique, du moins jusqu’à l’heure du déjeuner.
Je confesse la perplexité que m'inspire le trait d'humour qui marque la chute de ce passage. Scott ne serait-il pas lui-même en train de nous dire que tout cela, ce ne sont que des mots et qu'il ne faut pas le prendre trop au sérieux ? Car enfin, il n'est pas bien difficile de voir que si l'on peut bien sûr discuter des contraintes entraînées par certaines mutations techniques ou sociales, choisir de les qualifier de « domestication » implique tout de même d'élargir singulièrement le sens de ce mot, sans qu'on voie bien ce que cet élargissement permet de comprendre. Comme le faisait déjà remarquer une commentatrice d'Helen Leach, il y a une différence majeure entre un processus effectué de manière volontaire et consciente, de l'homme sur les autres espèces, et qui impacte celles-ci dans leur biologie même, et des processus pour une part au moins non volontaires, non dirigés par une espèce extérieure, et qui n'affectent notre patrimoine génétique que de manière marginale. Au bout du compte, étant donné l'obsession que possède Scott pour l'État, on se demande si cet accent mis sur la domestication n'est pas tout bonnement le moyen de tracer une continuité vers cette « domestication » suprême qu'est le pouvoir politique d'État. Le problème, si c'est bien le cas, est que les contours et les enjeux de la discussion ne sont pas clairement posés, et qu'on se contente d'un discours cursif sur une évolution technique et sociale qui, en fin de compte, n'aurait amené que des contraintes supplémentaires, dont la nature précise importe finalement peu.
Ce faisant, on remarquera aussi que Scott ne s'embarrasse jamais de détails concernant les structures sociales qui précédèrent les périodes qu'il étudie. Fût-ce en creux, et par contraste avec les cultivateurs, a fortiori étatiques, les chasseurs-cueilleurs apparaissent uniformément comme des sociétés de liberté, tant vis-à-vis de leur subsistance que de leurs rapports sociaux. Un tel portrait est pourtant aussi borgne que celui qu'il entend dénoncer, qui se bornerait à voir dans l'agriculture et l'État des instruments de libération. Pourtant, s'ils n'étaient certes pas astreints à la monotonie des travaux des champs, les chasseurs-cueilleurs étaient loin de vivre dans un confort douillet – en témoigne l'ahurissante résistance à la douleur et aux privations de toutes les populations observées en ethnologie. Et si les agriculteurs, comme le souligne longuement Scott, étaient effectivement à la merci de pénuries, de calamités et d'épidémies, les chasseurs-cueilleurs, eux aussi, subissaient de plein fouet les caprices de la nature, qui prélevaient périodiquement leur lot de victimes dans leurs effectifs. Quant aux rapports sociaux, s'ils étaient certes exempts de hiérarchies politiques formelles, il s'en faut de beaucoup pour qu'on puisse les décrire sous l'unique angle de la liberté et de l'égalité.
L'État
Concernant l'État, qui constitue son thème central, Scott admet que la question des définitions se pose. Il la résout toutefois en quelques phrases et d'une manière assez surprenante. Il commence par écarter le critère classique proposé par Weber – celui du monopole de la violence légitime –, pourtant largement admis, au motif que cette définition « présuppose la présence d’une série d’autres caractéristiques que Weber n’explicite pas » - le problème est que Scott ne les explicite pas davantage. Quoi qu'il en soit, celui-ci propose donc l'approche suivante :
Nous pensons l’État comme une institution dotée d’une couche de fonctionnaires spécialisés dans le calcul et la collecte de l’impôt (...) et qui sont responsables devant un dirigeant ou des dirigeants. Nous lui attribuons l’exercice du pouvoir exécutif dans le cadre d’une société relativement complexe, stratifiée et hiérarchisée, avec une division du travail relativement poussée (...). On pourrait aussi appliquer des critères plus stricts : un État doit posséder une armée, des murailles protectrices, un centre rituel monumental ou un palais, et peut-être même un roi ou une reine (...). Parmi ces caractéristiques, je propose de privilégier celles qui relèvent de la territorialité et d’un appareil étatique spécialisé : murailles, fiscalité et existence d’une couche de fonctionnaires.
On ne sait que retenir d'un tel passage, qui jette pèle-mêle des éléments de nature très différente. Je n'ai pas réfléchi outre mesure aux critères de la fiscalité et des fonctionnaires ; je ne suis pas certain qu'ils soient d'une robustesse à toute épreuve. Celui des murailles, en revanche, ne peut manquer d'étonner. Il procède à l'évidence de l'étroite myopie consistant à retenir un trait immédiatement visible sur le plan archéologique pour la période et la région concernée - en écartant ainsi, par principe, la possibilité qu'aient pu y exister des États sans murailles. Si la muraille, dans certaines limites de temps et d'espace, caractérise éventuellement l'État, elle ne le définit en aucune manière.
Concédons cependant que même si elle est assez révélatrice, cette erreur est en l'occurrence de peu de conséquences, tant Scott n'utilise pour ainsi dire jamais cette définition, et tant les carences de ses raisonnements sur l'État reviennent à faire de celui-ci le deus ex machina de l'Antiquité.
L'État, ce grand mystère
L'État est le personnage central du propos de Scott. Bien davantage encore que l'agriculture céréalière, il incarne la forme suprême de la domestication, c'est-à-dire de l'oppression et de l'exploitation. Les chapitres qui lui sont consacrés occupent une place majeure dans l'ouvrage. Ils appellent deux remarques principales.
L'absence des classes sociales
La première est qu'à partir du moment où l'État existe, Scott n'a en quelque sorte d'yeux que pour lui : tout en insistant, sans doute à juste titre, sur la fragilité des premiers États et sur leur caractère largement parasitaire, il présente l'État comme le démiurge des phénomènes sociaux, celui par qui tout arrive et qui représenterait l'alpha et l'oméga des transferts de travail et de richesse. La fiscalité, voilà le mal absolu. Quant à l'esclavage, si Scott admet qu'il existait préalablement à l'État, et s'il concède aussi qu'il existait d'autres formes de dépendance, il est entièrement rabattu sur le pouvoir étatique :
Comme ce fut le cas de la sédentarité et de la domestication des céréales, qui ont précédé l’émergence de la forme-État, les États archaïques n’ont fait que développer et consolider l’institution de l’esclavage en tant que moyen essentiel d’augmenter leur population productive et de maximiser l’excédent appropriable.
Les premiers États n’ont certainement pas inventé l’institution de l’esclavage, mais ils l’ont codifiée et organisée en tant que projet étatique.
On peut pourtant douter de telles généralités. Pour commencer, l'esclavage était très loin de jouer dans tous les États de l'Antiquité le rôle majeur qui était le sien dans les exemples emblématiques de Rome ou d'Athènes. Il existait – Scott le rappelle lui-même par moments, mais sans jamais en tenir réellement compte – une gamme extrêmement diverses de statuts de dépendance. À ce qu'il me semble, l'esclavage n'a notamment jamais représenté qu'un phénomène assez marginal dans une puissance telle que l'Égypte, qui n'est tout de même pas anecdotique. Contrairement à une idée tenace, les pyramides n'ont pas été construites par des esclaves, mais par des salariés et, sans doute, par des citoyens (libres !) qui fournissaient là un impôt en travail.
Mais ensuite, et peut-être surtout, Scott n'entrevoit l'esclavage qu'à travers la fente étroite de l'État. Jamais, pour ainsi dire, l'existence d'une classe de propriétaires s'appropriant le surtravail de ces esclaves à des fins privées n'est évoquée – tout au plus apprend-on que les armées romaines étaient suivies de marchands d'esclaves. Mais à qui ceux-ci étaient-il vendus ? Le lecteur devra le deviner seul. On en vient ainsi à soupçonner (car les choses ne sont jamais dites de manière nettes) que le rapport esclavagiste ne constitue en fin de compte qu'une variante, la plus éclatante sans doute, du rapport politique, et que l'exploitation des esclaves n'est en fin de compte qu'une forme de fiscalité. Il est tout de même extrêmement significatif que pas une seule fois, au cours des centaines de pages que compte le livre, les mots de « classe sociale » ou de « propriétaire foncier » ne soient employés. L'État, chez Scott, plane au-dessus d'une société indifférenciée, soumise d'un seul tenant à son autorité et à ses déprédations. Il n'impose son autorité que pour ses fins propres, et les seuls transferts de travail gratuit qui méritent d'être évoqués sont ceux qu'il impose pour son propre compte.
Un État surgi de nulle part
Ne représentant aucun autre intérêt social que le sien, c'est donc en toute logique que l'État tombe littéralement du ciel, et intervient dans le cours des sociétés tel un Deus ex machina. Dans son introduction, Scott soulève une question fort intéressante, même si elle ne possède pas la portée subversive qu'il lui prête : comment se fait-il qu'entre l'arrivée de l'agriculture et la formation de l'État, plusieurs millénaires se soient écoulés ? Pourtant, c'est en vain que son lecteur cherchera la réponse à cette question. Les processus sociaux qui ont pu permettre à certains puissants de concentrer la force armée pour, au bout du compte, s'en arroger le monopole, les rapports entre cette concentration du pouvoir politique et celle de la richesse, ne sont évoqués à aucun moment. À l'État s'opposent des Barbares qui sont censés incarner le « mode de production domestique » décrit par Alexander Chayanov, puis par Marshall Sahlins... tout en pratiquant l'esclavage. Comment cette contradiction est elle censée se résoudre ? Le développement de l'esclavage sur la base du mode de production domestique pourrait-il expliquer l'émergence de l'État ? Autant de questions qui n'intéressent pas Scott, pour qui n'État n'est qu'une verrue accidentelle sur le corps social. Que cette verrue, pour une raison ou un autre, en vienne à disparaître, et celui-ci en ressortira indemne.
Cette indifférence sidérante aux causes sociales de l'État trouve son pendant dans des développements sur des déterminismes techniques ; une partie importante du livre est en effet consacrée à démontrer l'idée que les céréales fournissent la seule base matérielle sur laquelle l'État puisse être édifié. J'avais rencontré cette idée sous la plume d'autres chercheurs, dont j'apprends ici qu'ils n'étaient pas les premiers à la formuler - Scott y avait déjà consacré plusieurs travaux. La raison de la causalité, selon Scott, tient aux propriétés « fiscales », si l'on peut dire, que les céréales seraient les seules à détenir. Les pages que Scott consacre à cette question sont sans doute parmi les plus intéressantes de son livre. Je ne sais pas si elles sont justes – tout au moins, je ne sais pas jusqu'à quel point elles le sont. Je pressens en effet qu'il a existé des États nomades, de pasteurs cavaliers, chez qui les céréales jouaient un rôle mineur. Et il serait également intéressant de voir, là où l'on cultivait autre chose que des céréales, dans quelle mesure la marche à l'État s'était enclenchée, jusqu'où elle était allée, et pour quelle raison elle s'était interrompue.
Quoi qu'il en soit, quand bien même elle se révélerait intégralement juste, la thèse de Scott n'en resterait pas moins incomplète. En admettant donc qu'il ait raison (ce qui, encore une fois, est bien possible, au moins pour une grande majorité de cas), son raisonnement expose une condition qui est nécessaire, mais en aucun cas suffisante : si les céréales représentent la seule base susceptible d'être prélevée par la fiscalité, cela ne dit pas pourquoi ce qui était possible s'est réalisé. De ce point de vue, la théorie du grain présente pour la fiscalité étatique la même insuffisance que la théorie du surplus pour l'exploitation en général : quand bien même on cerne les conditions techno-économiques de l'apparition d'un prélèvement régulier, il reste à expliquer pourquoi et comment ce prélèvement est effectivement advenu. On pourrait certes répondre que la nature étatique a horreur du vide et que dès qu'un pillage (en l'occurrence, légalisé) est possible, il devient réalité. Outre qu'une telle réponse laisserait dans l'ombre les mécanismes sociaux qu'il s'agit précisément d'éclairer, elle contredirait frontalement le constat par lequel Scott avait lui-même ouvert son questionnement : celui de l'immense décalage temporel entre l'avènement des céréales et celui de l'État.
Hasard et nécessité dans l'Histoire
Pour terminer cette longue recension, il me semble indispensable de dire quelques mots de la vision générale de l'Histoire promue par Homo domesticus. Celle-ci s'inscrit, me semble-t-il, dans un vaste mouvement de balancier qui, depuis plusieurs décennies, a entrepris de réhabiliter le rôle de la contingence dans l'évolution sociale. Indépendamment du thème et de l'époque abordés, c'est là que gît, au fond, l'opposition au « grand récit civilisationnel ». Là où celui-ci est censé proclamer l'inéluctabilité de la séquence historique telle qu'elle s'est déroulée, divers auteurs ont entrepris d'insister sur le caractère aléatoire des transformations, sur l'importance des bifurcations imprévisibles, bref, sur tout ce qui est apte à relativiser les déterminismes qui auraient pesé sur la trajectoire générale. Dans ses versions extrêmes, cette démarche conduit d'ailleurs à nier tout déterminisme, voire l'idée d'évolution sociale elle-même – le plus célèbre anthropologue français n'avait-il pas écrit, dans un texte fameux :
la notion d’évolution sociale ou culturelle n’apporte, tout au plus, qu’un procédé séduisant, mais dangereusement commode, de présentation des faits. (C. Lévi-Strauss, « Race et Histoire » in Le racisme devant la science, Unesco 1973, p. 17)
Au demeurant, ce mouvement de balancier n'a pas concerné que les sciences sociales, et nombre d'éminents spécialistes de l'évolution biologique se sont eux aussi employés à poursuivre un programme similaire dans leur discipline. Toujours est-il, pour en revenir à Scott, que celui-ci insiste longuement sur la fragilité sociale et économique des premiers États, sur leur dépendance par rapport aux Barbares, sur leur absence d'impact positif sur des sociétés qui se portaient plutôt mieux lorsqu'elles en étaient débarrassées, etc. Indépendamment même de la pertinence variable de ces différentes affirmations, on a bien du mal à comprendre comment, malgré tout cela, l'État (et l'ensemble des autres transformations sociales auxquelles il était lié) a pu finir par s'imposer. La question n'est pas réellement posée par Scott ; la seule hypothèse plausible que suggère son texte est qu'il s'agit en quelque sorte d'un accident malheureux, et que rien ne condamnait la société humaine à une telle destinée. Ferions-nous tourner à nouveau la roue de l'Histoire cent fois, que cent fois, nous obtiendrions un résultat très différent – et, croit-on deviner, le plus souvent dépourvu de cet État que le « grand récit civilisationnel » s'obstine à tort à présenter comme un aboutissement nécessaire.
Il faut donc rappeler quelques idées qui, pour leur part, ne sont certes pas dans l'air du temps, mais qui permettent, je crois, d'appréhender cette matière avec un peu plus de cohérence.
On a tendance à opposer ce qui est contingent (dû au hasard) à ce qui est nécessaire. Pourtant, il est bien des situations où les deux aspects sont bien davantage complémentaires que contradictoires. Mieux : plus les hasards sont nombreux, moins la résultante de ces hasards est aléatoire, et plus la nécessité s'impose.
Un exemple classique, mais éloquent, est celui d'un casino. Tous les soirs, des clients jouent. Certains perdent, d'autres gagnent. Le fait que ce soir, M. Machin ait remporté le jackpot tandis que Mme Untel a perdu son dernier sou est un hasard. Certes, derrière les mouvements de la bille de la roulette, les frottements des roues du bandit manchot ou les tirages du croupier au blackjack, il y a des lois physiques parfaitement déterministes. Et finalement, le fait que ce soit le numéro 24 qui soit sorti à la roulette et qui ait ainsi assuré la fortune de M. Machin est un processus parfaitement déterminé par l'ensemble de ses conditions initiales. Cependant, personne, ni M. Machin, ni le croupier, ni le patron du casino, ne connait suffisamment ces conditions initiales pour être à même de faire des prédictions : c'est ce qui autorise à parler de hasard (un hasard « subjectif », en quelque sorte).
Le casino est donc le lieu où se déroulent des jeux de hasard. Pourtant, chaque soir ou à peu près, lorsque le propriétaire compte sa recette, il est bénéficiaire, pour une raison simple : les gains de joueurs sont calculés en fonction de leurs probabilités et, pour chaque jeu, ils sont un peu inférieurs à la probabilité de leurs pertes. Trouver le bon numéro à la roulette rapporte 36 fois la mise... mais la roulette comporte 37 numéros. C'est sur la base de ce 1/37e des mises non restituées aux joueurs sous forme de gains que le propriétaire du casino touche son bénéfice.
C'est là que se situe un apparent paradoxe : si le casino organise un événement unique, n'autorisant qu'un seul joueur à miser une seule fois à la roulette, il n'est pas du tout impossible que le joueur gagne et que le propriétaire ressorte perdant. Et si l'on répète cet événement exceptionnel, disons, chaque mois, on constatera effectivement que d'une fois sur l'autre, l'issue en est totalement différente, tant pour le joueur que pour le propriétaire. Si, en revanche, le Casino accueille chaque soir durant des mois des milliers de joueurs, la probabilité que le patron ressorte perdant lors d'une soirée devient très faible et au bout de l'exercice, infinitésimale. De la même manière, du point de vue du joueur, si le résultat d'une partie unique est effectivement extrêmement contingent, en revanche plus il joue souvent et beaucoup et plus, au bout du compte, il est vraisemblable qu'il soit perdant. Qu'on déroule cent fois le film des événements à partir des mêmes conditions initiales, dans le détail de leur déroulement, il se passera cent fois des choses différentes ; untel, qui dans un scénario était ruiné, pourra dans un autre rentrer chez lui avec son argent, voire remporter le jackpot. Mais à une échelle plus globale, le profit du propriétaire sera toujours à peu de choses près le même, et il le sera d'autant plus que le nombre d'événements aura été grand.
Ce que montre cet exemple, c'est que non seulement le hasard n'est pas forcément l'ennemi de la nécessité, mais que d'une certaine manière, il peut en être l'agent actif : dans certaines circonstances, c'est le grand nombre de hasards qui rend la nécessité d'autant plus impérieuse. En quelque sorte, plus il y a de hasards dans le détail des trajectoires élémentaires, moins il y a de hasard dans le profil de la trajectoire globale. Et ce qui est vrai des casinos l'est tout autant des gaz, dont les propriétés résultent du mouvement erratique des molécules ou, pour prendre un exemple hélas actuel, de l'évolution d'une épidémie en fonction des millions d'interactions contingentes des individus qui en sont les vecteurs.
L'histoire des sociétés, qui est faite de l'action de millions d'individus, est certes, d'une certaine manière, l'empire du hasard. Ces actions individuelles sont fondamentalement imprévisibles ; elles peuvent se renforcer mutuellement, tout comme elles peuvent se contrecarrer. Mais c'est justement parce que ces décisions et ses interactions sont très nombreuses que leur résultante obéit à une logique dont on peut tenter de dégager les lois.
Le raisonnement sur l'évolution sociale passée est – c'est même un pléonasme – un raisonnement rétrospectif : on tire en quelque sorte le bilan de l'activité du casino de l'Histoire au bout de plusieurs années, et on se demande si ce que l'on observe est le résultat d'un coup de dés ou de dizaines de millions, et s'il faut donc privilégier les explications en termes de contingence ou de nécessité. Ainsi, si l'on observe une forme sociale isolée, dans le temps et dans l'espace, il faut évidemment tenter d'identifier les causes de ce cas d'espèce. Mais on pourra justement arguer qu'il s'agit d'un cas d'espèce et donc, d'une certaine manière, que la conjonction de ces causes a constitué un hasard (ou, si l'on préfère, une nécessité peu probable). Autrement dit : plus on considère un phénomène annexe, ou marginal, et plus le rôle de la contingence peut être évoqué. Mais plus le phénomène est au contraire massif, plus il a connu de développements et de succès indépendants les uns des autres, plus on doit y voir l'action de la nécessité.
« Mais, protestera-t-on peut-être, n'y a-t-il pas là le danger de percevoir a posteriori une nécessité dans une séquence qui, après tout, a été marquée par la contingence, et de plaquer un “grand récit civilisationnel” là où il n'y a eu qu'une suite de bifurcations qui auraient tout aussi bien pu survenir de manière très différente ? »
Une telle crainte est aujourd'hui largement partagée, au point que toute volonté de percevoir une tendance générale dans l'enchevêtrement des accidents historiques est immédiatement entachée de suspicion. Mais encore une fois, la question n'est pas de savoir si les contingences existent. Elle est de savoir s'il est plus raisonnable d'attribuer les mouvements majeurs et convergents des sociétés à leur action ou, au contraire, à une nécessité qui les sous-tend et contraint in fine leur résultat. S'agissant de l'État, puisque c'est le thème principal d'Homo domesticus, nous sommes en présence d'un trait social qui a été inventé à maintes reprises dans divers endroits du monde depuis cinq millénaires. Ce trait, ainsi que le rappelle Scott, était-il mal assuré, et a-t-il souvent disparu ? Assurément. Mais au bout du compte, force est de constater que les innombrables déterminations qui ont œuvré à la construction et à la pérennité de l'État ont triomphé, à l'échelle mondiale et à de multiples reprises, des innombrables forces qui ont pesé en sens contraire, au point que de nos jours, il n'existe plus aucune société non étatique. Scott, d'ailleurs, est bien obligé de reconnaître que les relations entre États et Barbares, quand bien même elles auraient permis à ces derniers de vivre un « Âge d'or », ne les ont pas moins conduits à contribuer à la puissance étatique, que ce soit en adoptant eux-mêmes l'État, ou en renforçant les États étrangers, par le commerce des esclaves ou le mercenariat. Mais s'il déplore que les Barbares aient ainsi creusé leur propre tombe, il ne semble jamais envisager qu'il s'agissait pour ces sociétés d'une issue fatale.
L'arbre des contingences ne peut donc pas cacher la forêt de la nécessité : si de multiples facteurs minaient les États archaïques, les fragilisaient et rendaient leur survie improbable, la conservation à l'identique de la situation sociale antérieure était encore plus improbable. Au bout du compte, au travers d'une multitude de processus historiques qui, pris un par un, étaient certes contingents, la nécessité globale du basculement du monde vers l'État s'est accomplie. On peut célébrer ou la déplorer. On peut penser qu'il s'agit là du stade ultime de l'évolution sociale ou, au contraire, que celle-ci n'est pas terminée. Mais dans tous les cas, un raisonnement solide doit commencer par prendre conscience des raisons qui sont au fondement de tendances extrêmement lourdes de l'évolution sociale – dont l'émergence de l'État –, et ne pas refuser de les admettre en clamant que si depuis des siècles, les patrons de casinos s'enrichissent, c'est uniquement parce qu'ils ont de la chance.
Annexe : sur la conception matérialiste de l'Histoire
(extrait d'une lettre de F. Engels à J. Bloch, 1890)
D'après la conception matérialiste de l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu'un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d'événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l'application de la théorie à n'importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d'une simple équation du premier degré.Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, tout d'abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées. Entre toutes, ce sont les conditions économiques qui sont finalement déterminantes. Mais les conditions politiques, etc., voire même la tradition qui hante les cerveaux des hommes, jouent également un rôle, bien que non décisif. Ce sont des causes historiques et, en dernière instance, économiques, qui ont formé également l'Etat prussien et qui ont continué à le développer. Mais on pourra difficilement prétendre sans pédanterie que, parmi les nombreux petits Etats de l'Allemagne du Nord, c'était précisément le Brandebourg qui était destiné par la nécessité économique et non par d'autres facteurs encore (avant tout par cette circonstance que, grâce à la possession de la Prusse, le Brandebourg était entraîné dans les affaires polonaises et par elles impliqué dans les relations politiques internationales qui sont décisives également dans la formation de la puissance de la Maison d'Autriche) à devenir la grande puissance où s'est incarnée la différence dans l'économie, dans la langue et aussi, depuis la Réforme, dans la religion entre le Nord et le Sud. On parviendra difficilement à expliquer économiquement, sans se rendre ridicule, l'existence de chaque petit Etat allemand du passé et du présent ou encore l'origine de la mutation consonnantique du haut allemand qui a élargi la ligne de partage géographique constituée par les chaînes de montagnes des Sudètes jusqu'au Taunus, jusqu'à en faire une véritable faille traversant toute l'Allemagne.Mais, deuxièmement, l'histoire se fait de telle façon que le résultat final se dégage toujours des conflits d'un grand nombre de volontés individuelles, dont chacune à son tour est faite telle qu'elle est par une foule de conditions particulières d'existence; il y a donc là d'innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d'où ressort une résultante – l'événement historique – qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d'une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s'en dégage est quelque chose que personne n'a voulu. C'est ainsi que l'histoire jusqu'à nos jours se déroule à la façon d'un processus de la nature et est soumise aussi, en substance, aux mêmes lois de mouvement qu'elle. Mais de ce que les diverses volontés – dont chacune veut ce à quoi la poussent sa constitution physique et les circonstances extérieures, économiques en dernière instance (ou ses propres circonstances personnelles ou les circonstances sociales générales) – n'arrivent pas à ce qu'elles veulent, mais se fondent en une moyenne générale, en une résultante commune, on n'a pas le droit de conclure qu'elles sont égales à zéro. Au contraire, chacune contribue à la résultante et, à ce titre, est incluse en elle.
Brillante analyse, merci
RépondreSupprimerdisons que la citation à la fin était plus qu'appropriée...aux commentaires sur le livre de Scott.
RépondreSupprimerJe ne comprends pas. Voulez-vous dire que la citation contredit les critiques que j'adresse aux raisonnements de Scott ? Si c'est ce que vous pensez, pouvez-vous dire en quoi ?
SupprimerCette critique me paraît pertinente, en revanche, j'ai des désaccords : En fait il existe des cas dans l'histoire, la tyrannie au sens historique étant le parfait exemple, où l'État se constitue à son seul profit. Et en Europe, beaucoup d'États primitifs se sont constitués pour le profit de pillards et de brutes épaisses. Qu'ils aient eu besoin tactiquement de justifier leur pouvoir ne change pas grand-chose. Ensuite, l'État défend toujours ses propres intérêts à divers degrés et d'une façon plus où moins complexe, sans que ce soit nécessairement organisé intentionnellement, mais je ne crois pas que ce soit une spécificité de l'État, ça me paraît être valable pour tous les groupes sociaux institutionnalisés, formalisés ou non.
RépondreSupprimerIl y a plusieurs points dans ces remarques.
SupprimerLe premier concerne la possible existence d'un « État-classe », où donc la classe économiquement exploiteuse se confondrait entièrement avec le pouvoir politique. Sauf erreur, ce cas de figure n'est d'ailleurs pas désigné, traditionnellement, comme la tyrannie (qui désignait dans le monde grec un simple pouvoir politique personnel et illégitime) mais comme le despotisme. Au-delà des querelles de mots, il y a la question de savoir si ce despotisme a correspondu à une réalité. Le concept a été forgé (sauf erreur, au siècle des Lumières) à propos de certains Etats asiatiques ; il semble bien, néanmoins, qu’il relève largement du fantasme (ou de la mésinformation) et que des États non adossés à une classe économiquement dominante par ailleurs n’ont en réalité que très rarement existé.
Cela dit, même dans ce cas, ce qui est intéressant, c’est qu’on se dit spontanément que la conquête fonde l’État, que ceux qui imposent leur force imposent aussi un prélèvement (un tribut qui se confond avec un impôt), et qu’une fois qu’on a dit cela, on tient une explication solide, même si non universelle, de l’origine de l’État. En réalité, je crois que c’est presque le contraire, et que quand on a dit cela, on ne fait que commencer à poser les bonnes questions (en croyant souvent les avoir résolues).
Les guerres n’ont pas existé partout et en tout lieu et, surtout, les victoires n’ont pas amené les vainqueurs à devenir des classes dirigeantes. Dans l’Australie aborigène, les guerres n’avaient aucun but économique. On ne faisait pas de prisonniers, on ne prenait pas de butin. On ne s’emparait qu’exceptionnellement du territoire ennemi, et c’était en en ayant chassé (ou exterminé) les occupants. Dans d’autres sociétés, la guerre servait à piller, mais pas à imposer une domination politique. Alors, pourquoi la victoire militaire conduit-elle dans certains cas à la formation d’une couche dirigeante (et économiquement exploiteuse, parce que dans ces cas-là, elle ne s’empare pas seulement du pouvoir, mais aussi des hommes et des terres) et pas dans d’autres ? Poser cette question, c’est comprendre que la victoire militaire, en elle-même, n’explique pas les conséquences sociales. Et que celles-ci dépendent avant tout des rapports sociaux qui existaient préalablement au sein des vainqueurs eux-mêmes.
Après, que l’Etat, comme tout ensemble social, possède une certaine autonomie par rapport aux intérêts sociaux qu’il défend fondamentalement, c’est bien évident. Mais quand on étudie le trajet effectué par un chien tenu en laisse, le chemin parcouru par le maître compte nettement plus que les zigzags que le chien a pu se permettre autour de lui (et même si, parfois, il lui arrive de tirer un peu fort au goût du maître !)
Bonjour,
RépondreSupprimerLe propos de Scott n'est pas un écho, plus ou moins appuyé, aux théories de l'écologie profonde ? Je pense à la nébuleuse suivante: A Deep Green Resistance https://fr.wikipedia.org/wiki/Deep_Green_Resistance , aux écrit de Derrick Jensen (https://fr.wikipedia.org/wiki/Derrick_Jensen ), Vandana Shiva ou de Daniel Quinn ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel_Quinn ) notamment et aux collapsologues qui font un tabac dans les librairies et sur YouTube. Les références “against the grain”, et à “l’effondrement” sont-ils éditoriaux, ou porté par l’auteur ?
Bonne journée, cordialement.
Bonjour
SupprimerJe connais mal toute cette littérature. Mon sentiment est que Scott fournit des armes pour ceux qui s'inscriraient dans cette perspective, mais qu'il ne s'y aventure pas lui-même explicitement. Le titre "Against the grain" est bien le sien, dans la version anglaise du livre (j'ai du mal à croire que son éditeur ait pu lui imposer contre sa volonté). Mais il ne prononce pas, je crois, le mot d'effondrement. Et s'il suggère que tout aurait été mieux sans céréales ni États, il ne l'écrit pas noir sur blanc, pas plus qu'il ne propose de se débarrasser de ces innovations maintenant qu'elles existent (mais il fait un livre sur le passé, et non en soi un livre politique).
Amitiés
Merci pour les précisions,
RépondreSupprimerJe t’avoue que j’en ai qu’une connaissance partielle, mais après avoir survolé cette littérature, je ne peux que alerter sur les impasses scientifiques et politiques que ce genre de théorie peut susciter. C’est dans l’air du temps, est-ce une mode universitaire et littéraires ou un projet politique global ? Il faudra y réfléchir sérieusement. La démarche matérialiste que tu tentes de tracer dans le sillage de Testart et du marxisme est fructueuse, et c’est toujours un plaisir de lire et d’écouter tes analyses.
Cordialement, EM
Sans être spécialiste, encore une fois, j'ai l'impression que c'est le point extrême (et, peut-être cohérent) d'une tendance générale qui est dans l'air et qui consiste à chercher le salut dans un passé réel ou fantasmé. L'industrie, la mondialisation, la science, etc. (et voire, l'urbanisation, l'agriculture) nous ont mené dans une trajectoire insoutenable ? Il faut donc les abandonner. Tout cela transparaît, par exemple, dans le livre Caliban que Yann Kindo et moi-même avons longuement critiqué.
SupprimerEvidemment, sur le plan politique, c'est une conséquence (et, en retour, un facteur aggravant) de l'impuissance du camp des travailleurs, qui ne parvenant même pas à se défendre, apparaît dorénavant comme incapable de proposer un avenir à la société humaine.
Et ce qui est frappant dans tout cela, c'est que tout ce milieu de gens qui promeuvent la « décroissance » (jusqu'au primitivisme), semblent totalement incapables de poser le problème de l'organisation sociale en tant que telle. Une industrie, une médecine, une science, une organisation mondiale, pratiquées dans d'autres rapports sociaux (voire, libérées par eux), ils n'arrivent pas à imaginer que cela puisse exister. Et du coup, ils jettent l'enfant avec l'eau sale du bain et n'ont pour seul horizon que celui qui existe derrière leur épaule.
Excusez, cher professeur, mon amateurisme: je ne suis pas un très grand philosophe de l'évolution, mais j'ai l'impression que ton raisonnement sur "Hasard et nécessité dans l'Histoire" est en tout points semblable à celle de Darwin dans l'évolution des espèces. Mais je ne sais pas si ce rapprochement est d'un quelconque intérêt (je vous prie en tous cas de n'y point voir une attaque critique qui reviendrait à t'accuser de darwinisme social :-)).
RépondreSupprimerCà, c'est vraiment un problème compliqué, et que personne, à ma connaissance, n'a vraiment traité en profondeur. Je dirais bien qu'entre la sélection naturelle des espèces et la sélection des sociétés, il y a des points communs - par exemple, cette combinaison du hasard et de la nécessité. Cependant, il y a aussi des vraies différences, à plusieurs niveaux, qui devraient être soigneusement identifiées et leurs conséquences évaluées. L'une d'elles, que relevait Testart, est que les actions humaines (leurs tentatives conscientes ou inconscientes de modifier les rapports sociaux) n'interviennent pas au hasard et sans direction a priori, comme les mutations génétiques. Un autre aspect, c'est je crois que le mode de tri des innovations ne s'effectue pas du tout de la même manière dans un cas et dans l'autre. Les sociétés ne changent pas en éliminant certains individus et en permettant à d'autres d'avoir une abondante descendance...
SupprimerBref, mettre tout cela à plat serait un vaste et passionnant chantier, mais je ne m'y aventurerai pour l'instant que sur la pointe des orteils.
Bonjour,
RépondreSupprimerJe suis ignorant de toutes ces questions, mais ma curiosité m’a entrainé à lire le livre que Scott qui m’a beaucoup impressionné. C’est pour tempérer cet enthousiasme que j’ai lu votre critique.
Je vous remercie donc de partager votre expertise.
Quelques remarques toutefois :
Vous écrivez :
« Il est tout de même extrêmement significatif que pas une seule fois, au cours des centaines de pages que compte le livre, les mots de « classe sociale » ou de « propriétaire foncier » ne soient employés. »
Scott propose pourtant une théorie de la propreté dans ce passage :
« L’une des caractéristiques de l’art de gouverner des premiers royaumes agraires était de maintenir la population sur place et d’empêcher tout mouvement non autorisé. La mobilité physique et la dispersion ont toujours été les fléaux du collecteur d’impôt.
Heureusement pour ce dernier, la terre ne peut se déplacer. En même temps que les Qin reconnaissaient la propriété foncière privée, ils effectuaient une série de relevés cadastraux sophistiqués reliant chaque parcelle cultivée à un propriétaire/contribuable. »
Je ne sais pas si elle est pertinente, mais j’aime beaucoup l’idée que la propriété foncière serait un moyen de créer un lien de dépendance entre l’individu et l’Etat dont le but serait de retenir la population.
Ensuite vous écrivez ceci :
« Scott soulève une question fort intéressante, même si elle ne possède pas la portée subversive qu'il lui prête : comment se fait-il qu'entre l'arrivée de l'agriculture et la formation de l'État, plusieurs millénaires se soient écoulés ? Pourtant, c'est en vain que son lecteur cherchera la réponse à cette question. »
Il me semble qu’il tente de répondre à cette question dans le passage suivant :
« Si l’on accepte le scénario proposé par Nissen, à savoir une phase de sécheresse et ses conséquences en termes de concentration démographique, phénomènes à propos desquels on dispose de preuves solides, on obtient une explication plausible de l’émergence de l’État. La pénurie d’eau confinait la population sur les sites les mieux arrosés et éliminait ou marginalisait la plupart des autres formes de subsistance, telles que la chasse et la cueillette. Comme l’explique Nissen : « Nous avons déjà vu cela se produire au cours de la période précédente, avec la tendance de la population à se concentrer autour des cours d’eau les plus importants, tandis que les espaces interfluviaux se vidaient de plus en plus. » Par conséquent, le changement climatique, en favorisant un type de proto-urbanisation dans lequel 90 % de la population vivait dans des communautés de trente hectares ou plus, a stimulé les modules « céréales/main-d’œuvre » les mieux adaptés à l’émergence de l’État. Le climat sec s’est révélé auxiliaire incontournable de l’État en mettant en quelque sorte à sa disposition un certain niveau de densité démographique et de concentration des cultures céréalières dans un espace étatique embryonnaire dont la constitution aurait été, à l’époque, impossible autrement. »
Merci pour votre blog très instructif.
Pour tenter de vous répondre : oui, Scott parle (parfois) de la propriété privée... mais uniquement, comme dans le passage que vous citez, du point de vue de la construction de l'Etat, comme si celui-ci l'avait utilisée comme un point d'appui pour parvenir à ses propres fins. Mais l'idée que l'Etat ait pu être le fruit de cette propriété privée, qu'il ait pu naître comme l'organisation armée collective des propriétaires fonciers (ou du propriétaire foncier le plus puissant) n'est jamais envisagée. L'Etat, pour lui, est un dus ex machina, sorti de nulle part et poursuivant ses propres fins, en-dehors de toutes détermination par les structures et les intérêts sociaux qui existent en-dehors de lui. Ce n'est pas pour rien que cette grille d'analyse est très appréciée dans les milieux anarchistes. Mais elle souffre tout de même d'angles morts considérables.
SupprimerQuant au deuxième point, je ne vois pas vraiment en quoi le passage répond au problème soulevé. Je ne vois pas que les processus qu'il évoque aient nécessité des millénaires pour produire leurs effets... (mais j'admets volontiers que cette discussion mériterait des compétences sur le Néolithique et les Âges des métaux que je suis loin de posséder).
Et merci pour vos remerciements !
On peut toutefois considérer que le livre de Scott formule ses hypothèses de façon assez claire et dans un style assez tonique quand on le compare au fatras qui le plagie quasiment, ce "Au commencement était" de Graeber et Wengrow.
RépondreSupprimerOui, Scott a au moins ce mérite. L'autre bouquin, je n'avais déjà guère envie de le lire, mais tous les commentaires qui en sont faits par des gens en qui j'ai un peu confiance m'en ont définitivement convaincu. Et qu'un « machin » pareil soit accueilli avec force publicité et louanges donne une bonne mesure de la confusion et de l'absence totale de repères intellectuels et politiques qui règnent dans les milieux qui lui font cet accueil...
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerJe ne comprend pas bien le raisonnement à la fin de l'article. Dans l'évolution biologique, il me semble que les hasards et les nécessités se répondent, le hasard de ceci devenant la nécessité de cela etc. Dans l'exemple du casino, la nécessité est la décision consciente du patron de faire converger les hasards vers son intérêt. Et dans l'évolution sociale, qu'est-ce qui constitue la nécessité ?
Vous finissez votre article en posant le constat que "dans tous les cas, un raisonnement solide doit commencer par prendre conscience des raisons qui sont au fondement de tendances extrêmement lourdes de l'évolution sociale – dont l'émergence de l'État –, et ne pas refuser de les admettre en clamant que si depuis des siècles, les patrons de casinos s'enrichissent, c'est uniquement parce qu'ils ont de la chance.", puis vous insérez une annexe sur "la conception matérialiste de l'histoire", et je vois bien que cette annexe répond à la question que vous posez, mais je n'ai pas assez de connaissances implicites pour bien saisir. Est-ce que vous pourriez dire explicitement qu'est-ce que selon vous "on ne doit pas refuser d'admettre" ? Quelles sont les "raisons qui sont au fondement de tendances extrêmement lourdes de l'évolution sociale" ?
J'aimerais bien comprendre par exemple si c'est plutôt du genre "hasard qui devient nécessité qui devient hasard", ou du genre "patron de casino" (mais dans ce cas-là, il y avait quoi avant le parton de casino...?), ou encore d'un autre genre.
Merci !
Comme toute métaphore, celle que j'ai esquissée avec le casino a ses limites. Et vous avez parfaitement raison de dire que la règle qui définit les gains dans un casino est définie conscienmment par le patron, et que dans les sociétés ou dans la nature, il n'existe aucun patron de ce genre. Mon idée était simplement de souligner que dans bien des circonstances (toutes ?) le hasard n'est pas uniquement l'opposé de la nécessité, mais qu'il est aussi son agent. Oubliez les gains du casino, et ne considérez que les résultats : plus le nombre de tirages est grand, plus le nombre de rouges et de noirs qui seront sortis à la roulette sera proche.
SupprimerDans la nature comme dans les sociétés, les entités capables de faire face à des changements importants de leur environnement sont peu à peu sélectionnées, et les autres éliminées. Et plus il y aura de tels changements, d'accidents, plus cette loi se dégagera avec netteté. C'est ainsi qu'une tendance lourde de l'évolution biologique a été de faire émerger des organismes aux capacités d'homéostasie croissantes ; dans l'évolution sociale, on observe une tendance de fond vers des organisations de plus en plus larges et capables d'une gestion centralisée (entre autres propriétés).
Au passage, je reviens sur cette question dans mon dernier article paru à La Pensée.
Bien cordialement
Bonjour, merci pour votre réponse et pour votre conseil de lecture. Je ne regrette pas mes 4e, j'y ai trouvé la réponse à plusieurs de mes questions... mais j'en ai d'autres à présent :) que je vous poserai plus tard, sous le billet de blog dédié. Bien à vous.
SupprimerBonjour, Christophe.
RépondreSupprimerMerci à vous, ainsi qu'à Nicolas Teyssandier et à Jean-Paul Demoule, pour la belle table ronde d'hier, à Vayrac. J'ai apprécié la prudence de chacun d'entre vous, quand il évoquait la notion de "certitudes" en science... Et j'ai jubilé quand vous avez parlé de Graeber et Wengrow, voire de Philippe Descola ! (qui n'est certes pas à mettre dans le même sac).
Il me semble que l'idée que l’État est, par essence, l'instrument d'une classe dominante, n'est pas absurde. L’État dispose de la "violence légitime" (expression webérienne honteusement pillée par Qui-vous-savez, et répétée à l'envi sur les plateaux télé), mais pour que cette violence soit considérée comme légitime (c'est-à-dire soit légitime, tout court) elle nécessite un complexe appareil législatif, et au-delà : moral, idéologique. J-J Rousseau explique très bien qu'une domination qui ne serait que violente, ne pourrait pas durer longtemps. Il faut que cela paraisse normal, conforme à l'ordre de la nature. Comme la domination masculine, d'ailleurs.
Jadis, c'était la naissance qui justifiait les privilèges "naturels" des "gens de qualité" ( = nobles) et la Justice de l'Ancien Régime garantissait cela. Après la perte du pouvoir par la noblesse, cela a longtemps été remplacé par la notion de "mérite", justifié par le travail, le génie personnel, les diplômes... Et garanti par l’État, qui se posait en justicier : qu'on croie à son impartialité, c'est essentiel pour que ça marche ! Cette nouvelle fiction est peut-être en train de se dissiper à son tour, tellement sont nombreuses aujourd'hui les remises en cause de "la valeur travail", du rôle de l'école, et tellement il apparaît de plus en plus clairement que nous sommes dirigés par un groupuscule de gens pas spécialement méritants. Mais l’État garde son rôle, et cogne dur quand les intérêts de ces gens-là sont menacés.
N'étant pas soviétologue, ni américaniste, je ne sais pas si on peut étendre la notion de "classe" à la bureaucratie : l’État soviétique protégeait férocement les intérêts d'un groupe, et lui aussi, ayant besoin d'être légitime, promouvait une fiction conforme au bien commun et à l'idéal, qu'il appelait "communisme". Je ne sais pas si la caste des nobles et des prêtres chez les Incas ressemblait à cela, mais je le soupçonne.
L’État, précisément parce qu'il a besoin d'être légitime, doit paraître "au-dessus des partis", impartial et juste. Donc il n'est pas lié de façon absolument mécanique aux intérêts de la classe dominante : il a une marge d'autonomie. Il est essentiel que, de temps en temps, il punisse un mauvais riche, ou qu'il favorise la réussite d'un pauvre très méritant, et que cette réussite exceptionnelle soit connue de tous. C'est l'exception qui justifie la règle. Comme ça, on voit que si tout ne va pas très bien, au moins l’État fait ce qu'il peut !.. Donc, au fond, tout va bien.
Je crois que dans certains cas-limites, dans certaines circonstances très particulières, cette autonomie de l’État peut même s'emballer comme un hamster devenu fou dans sa cage : pendant dix ans, l’État hitlérien a été globalement l'ennemi du mouvement ouvrier et au service de la grande industrie ; pourtant à la fin de la guerre, ses agissements suicidaires n'étaient plus au service de personne. Mais ça ne peut pas durer longtemps. Les industriels allemands ont dû pousser un "ouf" de soulagement en avril 1945, et ils ont vite trouvé un meilleur candidat.
Avec toute mon amitié, et mes félicitations pour ce beau blog, bien utile.
M.G.
Oui, j'ai regretté aussi, mais vous étiez en train de parler à quelqu'un et je n'ai pas voulu m'imposer.
RépondreSupprimerEn ce qui concerne l’État : je pense aux très longs démêlés, avec la Justice, de criminels nobles et localement puissants, comme l'étaient Gilles de Rais ou Elisabeth Bathory... Leur statut les a longtemps protégés, mais il y a eu une limite, quand même ! On a beau être noble, on ne peut pas saigner des quantités de jeunes filles et de petits enfants sans avoir des ennuis, au bout d'un (long) moment. Même dans un système social fondé sur la prééminence de la noblesse châtelaine, l’État ne peut pas tout tolérer de la part de celle-ci. Il doit, s'il veut rester légitime aux yeux de tous, roturiers et miséreux compris, qu'il sévisse contre certains excès générés par le système ; ou du moins permis par le système, quand la noblesse et la puissance échoient à un(e) détraqué(e) sadique...
Toutes proportions gardées, ça me fait penser aux foudres médiatisées d'un ministre contre la fraude fiscale des "super-riches". Globalement, pas question de remettre en cause un système qui crée ces écarts monstrueux de richesse et qui encourage "l'optimisation fiscale". Mais il y a des limites, quand même ! Pour rester légitime (donc pour permettre à cette situation de perdurer), l’État doit sévir de temps en temps contre quelques cas scandaleux, connus de tous.
J'arrête, car je vous égare loin de votre sujet. Bon travail, Christophe ! A bientôt, j'espère.
M. G.