Encore et toujours, à la poursuite de la définition de la richesse
Suite à d'intenses échanges avec les amis Momo et BB, qui se sont déroulés par mail – les limitations techniques des commentaires de Blogger ne les rendent pas très propices à de longues discussions serrées – je suis amené repréciser certaines de mes réflexions et, pour d'autres, à les modifier. J'entreprends donc ici un point provisoire, à la manière d'une note d'étape.
Une reformulation en neuf points
- Il faut distinguer la ressource de la richesse. La première est un concept générique, la seconde un concept social, limité aux seules sociétés humaines. Une richesse est donc une ressource qui s'insère dans des rapports sociaux déterminés, qu'il s'agit de préciser.
- La définition recherchée est celle de la richesse, non celle des sociétés dans lesquelles la richesse joue un rôle qui marque les rapports sociaux de son empreinte. Il faut procéder par ordre, et traiter les deux questions successivement.
- La caractéristique la plus fondamentale de la richesse n'est pas d'être transférable, ainsi que je l'écrivais avec trop d'imprécision, mais d'être convertible en biens. De nombreux biens et droits personnels sont transférables, ne serait-ce que par le don ou l'héritage, sans constituer pour autant des richesses.
- La caractère échangeable des biens et des droits qui constituent la richesse fonde leur valeur économique (ou « valeur d'échange ») : cette valeur exprime les rapports quantitatifs dans lesquels l'échange est susceptible de s'effectuer dans une société donnée.
- En plus de l'idée de valeur, la richesse comporte celle de réserve de valeur. La richesse peut être mise de côté, conservée et accumulée, afin d'être dépensée en masse ou pour faire face aux imprévus. C'est ce double caractère de convertibilité et de durabilité qui donne à la richesse sa souplesse et qui lui confère sa puissance dans les relations sociales.
- Du point de vue de la nature des éléments en jeu, la distinction pertinente ne se situe pas entre biens matériels et immatériels mais, conformément à la tradition juridique, entre les biens (matériels et immatériels) d'un côté, et les droits sur les personnes de l'autre ; autrement dit, entre droits réels et droits personnels.
- Définition modifiée : la richesse est constituée des biens susceptibles d'être échangés ou fournis comme paiements obligatoires, ainsi que des droits personnels pouvant être échangés contre des biens.
- Des droits personnels pouvant être échangés contre d'autres droits ou cédés en tant que paiement obligatoire, mais ne pouvant pas être échangés contre des biens, n'entrent pas dans le périmètre de la richesse.
- De même qu'un bien quelconque, un droit personnel (celui, par exemple, d'un père sur sa fille, ou d'un mari sur son épouse) ne peut donc être qualifié de richesse ou de non richesse indépendamment du contexte social dans lequel il s'inscrit. Un droit constitue une richesse si et seulement si ils peut être échangé contre des biens.
Proposition supplémentaire : la semi-richesse
Un bien qui fait l'objet d'un échange reste toujours identique à lui-même : seule sa propriété se voit modifiée par la transaction. En revanche certains droits, en changeant de titulaire, sont susceptibles de changer de nature. On pense, par exemple, à celui d'un père sur sa fille qui pourra, dans certaines sociétés, être cédé contre un « prix de la fiancée » ; mais le nouveau titulaire (le mari) ne pourra pas forcément à son tour exiger un prix pour la cession de son épouse. En pareil cas, tout se passe donc comme si, à la différence d'un échange normal qui met en jeu deux éléments qui sont à la fois achetés et vendus, on se trouvait en présence d'un double mouvement unidirectionnel : un droit qui est vendu mais non acheté, et un autre droit, différent du premier, qui est pour sa part acheté mais non vendu. Dans l'exemple précédent : le droit paternel est vendu mais non acheté, tandis que le droit du mari est acheté mais non vendu.
Dans la mesure où la convertibilité en biens de tels droits n'est assurée que dans un seul sens, je propose de les qualifier de semi-richesses. J'avoue bien humblement, en l'état actuel des choses, ne pas savoir si cette catégorie procède d'un pur souci formel, ou si elle possède une réelle portée analytique.
Trois points complémentaires
1 : les services
La notion de service a traditionnellement posé bien des problèmes à la science économique, en particulier du point de vue de la création de la valeur. La théorie de Marx elle-même (ou, plus exactement, ceux qui ont essayé de la comprendre et de la peaufiner) s'est confrontée à ce problème, en particulier au travers du débat sur le travail productif et improductif : des opinions très diverses, et souvent franchement opposées, ont été défendues au nom d'un même référentiel. Sur ce point, les lecteurs intéressés pourront se référer au second essai de mon Profit déchiffré, dans lequel j'essaye de démêler l'écheveau. Mais la question des services est également cruciale pour l'anthropologie sociale, dans la mesure où ceux-ci possèdent une importance relative d'autant plus grande que dans les sociétés qu'elle étudie que la production matérielle y est faible.
Au fondement des difficultés que posent les services, il y a le fait que ceux-ci partagent avec les biens à la fois de fortes similarités et de tout aussi fortes différences.
Les similarités concernent les relations économiques dans lesquelles ils sont impliqués : les transactions sur les services respectent les trois formes fondamentales qui régissent les transferts de biens. Le service peut faire l'objet d'un don : c'est celui qu'on rend à un ami ou à un parent, pour l'aider à déménager ou à organiser une fête. Le service peut être échangé : c'est dans cette catégorie que tombent les « services marchands » qui entrent dans le périmètre de la science économique et de la comptabilité nationale. Enfin, le service peut être exigé dans le cadre d'une obligation sociale : tel était le cas du service militaire.
Mais tout en faisant l'objet des mêmes transactions que les biens, les services ne sont pas des biens. Ils se caractérisent est en effet par le fait que leur consommation se confond avec leur production. À la différence d'un bien, le service n'a donc pas d'existence propre, indépendante de celui qui le rend. Ils ne se matérialisent pas dans un object distinct du producteur et qui peut être durablement conservé. Le service, en quelque sorte, s'évanouit au fur et à mesure qu'il est rendu. Au sens strict, les services ne font pas l'objet de droits de propriété : si l'on veut s'exprimer avec précision, ils font l'objet de transactions, pas de transferts.
N'étant ni des biens, ni des droits, les services ne sont donc pas des richesses. Ils ne sont même pas des semi-richesses. S'ils partagent avec elles la capacité de pouvoir être achetés ou vendus tout en s'évanouissant au cours de la transaction, pour autant, ils ne possèdent pas le caractère de durabilité qui leur permettrait de jouer le rôle de réserve de valeur.
2. Richesse et signes de richesse
Ainsi qu'Alain Testart l'avait justement souligné, dans certaines configurations au moins, la richesse tend, dès sa naissance, à être valorisée, exhibée aux yeux de tous, bref, à être un objet d'ostentation. Ce n'est certes pas le cas dans toutes les sociétés, et il serait d'ailleurs indispensable de pousser l'enquête pour comprendre les raisons qui font qu'à certains endroits, on a la richesse discrète, tandis que dans d'autres, on en fait étalage, d'une manière qui se voit validée socialement par des honneurs ou des fonctions politiques. Quoi qu'il en soit, là où existe la richesse, tendent à exister également des signes de richesse, dont certains sont des conventions sociales.
Dans notre propre société où s'agissant des biens, à peu près tout s'achète et tout se vend, les signes de richesse sont nécessairement eux-mêmes des richesses. Tout ce qui a été acheté peut-être revendu ; une piscine en or massif, un yacht long de dizaines de mètres , une automobile de collection, manifestent leur coût élevé aux yeux de tout, tout en incorporant une valeur marchande qui peut être reconvertie en argent. Mais dans les sociétés primitives, il peut arriver que la chaîne des échanges soit en quelque sorte interrompue et qu'elle finisse dans une impasse. Je pense par exemple à ces mégalithes par lesquels certaines sociétés célébraient l'accession d'un riche au grade ultime (ci-contre, la célèbre photographie d'une telle cérémonie dans l'île de Nias, au début du XXe siècle). En pareil cas, le mégalithe (que l'ensemble du village allait ériger devant la maison du personnage concerné) exprimait la richesse – il n'exprimait même que cela, ne possédant par ailleurs aucun caractère politique ou religieux. Pourtant, il n'était pas lui-même une richesse. Il avait une valeur dans le sens où il avait nécessité des dépenses très élevées – c'est évidemment la raison qui en faisait un témoignage de richesse ; mais une fois extrait, transporté et dressé, le mégalithe ne pouvait servir à aucune transaction : il ne pouvait être ni revendu, ni cédé en paiement d'une obligation. En l'édifiant, le riche avait, d'une certaine manière, converti sa richesse économique non en une autre richesse économique, mais en prestige social, de la même manière que s'il l'avait détruite purement et simplement – un procédé auquel recouraient d'autres « ploutocraties ostentatoires », pour reprendre la caractérisation proposée par A. Testart.
Seule une enquête minutieuse pourrait permettre d'identifier si une telle situation était exceptionnelle, ou si elle se rencontrait également sous d'autres latitude – voire si, pourquoi pas, elle représenterait une catégorie banale dans les sociétés pré-étatiques de ce type. Quoi qu'il en soit, l'exemple de Nias suffit à montrer que la catégorie des signes (ou des marques) de richesse n'est pas par principe incluse dans celle des richesses.
3. Richesse et sources de richesse
Si les signes de richesse représentent en quelque sorte le point d'aboutissement du cycle de la richesse, on peut également s'interroger sur ses éventuels points de départ, autrement dit, sur les sources de richesse. Là encore, la perspective inspirée par notre société contemporaine, non seulement marchande, mais de surcroît capitaliste, peut fausser notre vision des choses. Chez nous, en effet, les sources de richesse qui sont, dans la trilogie classique de l'économie politique, la terre, le capital et le travail, sont elles-mêmes des richesses. Pour le dire autrement, soit les facteurs de production sont librement disponibles (l'air que l'on respire, le soleil qui apporte l'énergie, etc.), soit on peut les acquérir par l'échange.
Mais là encore, rien n'oblige à penser qu'il doit nécessairement en être ainsi. L'exemple le plus évident est celui de la terre, dont on sait que dans nombre de sociétés pré-étatiques marquées par la richesse, elle est réputée inaliénable par la vente. Dans ce cas, la terre est source de richesse (car ses produits pourront être vendus ou versés en paiement d'une obligation) mais elle n'est pas elle-même une richesse. Il en va de même des droits sur les épouses là où n'existe pas le prix de la fiancée, mais où le mari détiendra une partie de la production de ses femmes, qu'il pourra revendre. Quant aux services, que l'on a rencontrés plus haut, si l'on veut s'exprimer avec précision, ils ne sont pas en eux-mêmes une source de richesse ; mais l'aptitude à les fournir, elle, doit être considérée comme telle.
Si ce qui précède résiste à l'analyse, la prochaine étape consiste à s'interroger sur le critère à adopter pour discriminer les sociétés selon que cette richesse, partout présente, y est socialement significative ou non. Ce sera l'objet d'un prochain texte... ou de plusieurs !
Les services sont du travail tout comme les biens qui sont du travail cristallisé. Je ne pense pas que le travail soit une richesse cependant, plutôt la force de travail en est une, non ?
RépondreSupprimerJ'ai un peu de mal à savoir ce que vous voulez exactement me dire...
SupprimerQue les services soient du travail, et que les biens soient du travail cristallisé, nous sommes d'accord (à condition d'exclure des biens les droits sur les personnes, mais je crois que ce n'est pas la question ici). Cela est vrai dans toutes les sociétés. La question que je pose, et que j'essaye de résoudre dans ce billet est la suivante : dans quelles relations sociales un bien est-il AUSSI une richesse ? (Dans un ordre d'idées un peu différent, c'est un peu la même chose que se demander dans quel contexte social un moyen de production devient AUSSI un capital).
Que le travail ne soit pas une richesse, tout le monde (en tout cas moi) est bien d'accord là- dessus - sauf si le travail prend la forme d'un service susceptible d'être échangé contre des biens. Mais à ce moment-là, il est beaucoup plus clair de dire que la richesse, c'est le service et non le travail dont il est fait.
Quant à la force de travail, c'est encore autre chose. Là encore, la "capacité à fournir un effort" existe dans toute société, et n'est donc en tant que telle ni une richesse, ni une source de richesse. C'est seulement dans certains contextes sociaux qu'elle le devient.
Tout cela fonctionne bien, mais il faut être très rigoureux dans l'utilisation des mots, sinon on a vite fait de mélanger tout avec n'importe quoi...