Quelques rebondissements australiens
Un Aborigène du Queensland, photographié à la fin du XIXe siècle. |
Si j'ai un peu délaissé ce blog ces derniers jours, ce n'est pas uniquement parce que j'aurais abusé des boissons fermentées suite à la soutenance de mon diplôme. Celle-ci, au demeurant, fut un très bon moment, dont je regrette de ne pas avoir gardé de photo ou d'enregistrement ; la prestation de Georges Guille-Escuret, en particulier, aurait mérité de passer à la postérité (même si je suis très jaloux du fait que ses traits d'humour aient beaucoup mieux fonctionné que les miens). Toujours est-il que si des étudiants masochistes veulent tenter l'aventure de me choisir pour diriger leur thèse, ils en ont dorénavant le droit.
En fait, j'ai été particulièrement occupé par des échanges nourris avec un collègue australien, qui s'intéresse lui aussi à la dimension guerrière des sociétés Aborigènes, quoique prioritairement sous l'angle de leurs affrontements avec les Occidentaux. Mais il m'a très aimablement fait parvenir une abondante documentation à côté de laquelle j'étais passé, ou à laquelle je ne pouvais avoir accès. Après dépouillement, elle a fourni quelque 25 cas supplémentaires à ma base de données, dont quelques épisodes de la catégorie la plus sanglante, celle où il y a eu 10 morts ou davantage – cela porte donc dorénavant (et toujours provisoirement) leur nombre à 46.
Sur le fond, ces nouveaux cas ne modifient rien d'essentiel à ce que j'écrivais. Mais il y a au moins deux points secondaires sur lesquels j'ai été amené à apporter des changements à mon texte, tous deux suite à la lecture d'un document d'un intérêt rare : il s'agit des souvenirs de Gaiarbau, un vieil Aborigène de la région de Brisbane, qui ont été recueillis dans les années 1950. Ces entretiens apportent des informations passionnantes et parfois très précises sur une région pour laquelle, à ma connaissance, les ethnographies ne sont malheureusement pas nombreuses.
Le premier point est l'existence d'une forme d'organisation difficile à qualifier, mais qu'avec pas mal de pincettes, on pourrait appeler « de politique inter-tribale », et qui rappelle de manière très frappante celle qui est décrite pour les Yaraldi de la région d'Adelaïde par le travail de Ronald et Catherine Berndt, là aussi sur la base des souvenirs d'un ancien, et à peu près à la même époque. Il existait donc dans cette zone une organisation formalisée des tribus, à une assez vaste échelle régionale, qui se manifestait par l'existence d'une organisation à double étage, local et général. La vie sociale était donc régulée par des conseils formels, présidée par des chefs tout aussi formellement désignés, et dont la fonction était distinguées par des marques vestimentaires et corporelles. Le point le plus crucial concerne évidemment les pouvoirs de ces conseils et de ces chefs, et pour être plus précis encore, leurs éventuels pouvoirs de contraindre et de punir. Les informations sont claires sur le fait qu'ils possédaient des attributions religieuses : ils décidaient des cérémonies d'initiation. Au demeurant, celles-ci avaient des incidences « laïques », puisqu'un jeune initié était ipso facto intégré au rang des combattants. Les conseils étaient également décisionnaires en matière judiciaire, prononçant par exemple la peine de mort (et l'exécutant eux-mêmes). Une question décisive, à laquelle on n'a malheureusement pas les moyens de répondre, est celle de savoir si leur autorité, en particulier en cas de déclaration de guerre, allait jusqu'à obliger les hommes à participer, y compris par l'emploi de la force. Le peu d'indications qu'on possède sur ce point est malheureusement trop imprécis pour qu'on en tire des conclusions ; mais l'impression globale de telles organisations n'en nuance pas moins sérieusement l'image traditionnelle des sociétés aborigènes comme dépourvues de toute organisation politique – au passage, je ne me suis jamais sérieusement penché sur la question, mais j'ai le sentiment que tout comme pour la richesse et les classes sociales, il y a en la matière un immense chantier, tant les concepts avec lesquels on raisonne sont généralement impressionnistes, ou frappés au coin de l'étroitesse de notre propre expérience sociale.
L'autre point sur lequel ce même cas ethnographique apporte une information – celle-ci, tout à fait concluante – est l'existence d'une situation que je pensais absente en Australie : celle d'une épreuve de pénalité subie par un individu non en raison d'une faute personnelle, mais en tant que représentant de son groupe. C'est cette procédure qui était de mise en cas de conflit inter-tribal au sein de ce réseau. Il faut y voir une volonté d'atténuer doublement les conséquences des griefs entre entités différentes, et où ceux-ci étaient donc susceptibles de dégénérer : on limitait donc la réplique à la fois en étendue (en s'en prenant à un individu plutôt qu'à un groupe) et en profondeur (en lui laissant une chance de s'en sortir vivant bien que, selon la description, les modalités de l'épreuve étaient telles qu'elle était particulièrement redoutable).
Bref, plus on creuse, plus on découvre qu'il y a de quoi creuser, et la taille de la documentation rend le sujet, dans l'état actuel des choses, à peu près inépuisable. Toujours est-il que j'ai intégré ces nouveaux éléments pour boucler une nouvelle version de la rédaction du manuscrit et que j'ai envoyée celle-ci pour review à un nouvel éditeur anglophone... réponse attendue dans deux ou trois mois.
Sincères félicitations pour ton diplôme ! Et bravo pour la photo de ton magnifique homme scarifié du Queensland !
RépondreSupprimerMerci ! Pour la photo, en fait, internet en regorge. Au passage, la seule photo de Narcisse Pelletier, le mousse qui passa 17 ans parmi une tribu du Cap York, montre aussi des scarifications comparables (https://www.tahiti-infos.com/Narcisse-Pelletier-le-Vendeen-Aborigene_a142838.html)
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