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Les modes de coordination des activités humaines : premières réflexions

Je dois à Bertrand Rothé – coréalisateur d'une série d'émission télévisées sur le travail auxquelles il m'a convié à participer – une question aussi simple en apparence qu'épineuse en réalité : quels sont les différents modes de coordination des activités humaines, et peut-on en concevoir une classification raisonnée ?
Bien que le problème ait occupé un coin de ma cervelle tout l'été, je suis encore loin de l'avoir véritablement résolu. Mais, comme à chaque fois, il y a un moment où il faut bien  coucher ses réflexions par écrit si l'on veut avoir une chance d'avancer en se rendant mieux compte de ce qui cloche (ou en permettant à d'autres de s'en rendre compte).
Bertrand partait d'une évidence, qu'il est d'autant plus essentiel de rappeler que les nouveaux programmes de SES ont tendance à la nier, fût-ce par omission : le marché n'est pas la seule manière de coordonner et d'organiser les activités humaines. Il existe au moins une alternative qui s'impose d'emblée, à savoir la planification, que les tenants du marché n'évoquent que pour répéter unanimement qu'elle est moins efficace que celui-ci. Quels sont au juste les rapports entre marché et planification ? Et, au-delà, existe-il d'autres modes de coordination, et comment peut-on les appréhender ? Là encore, point n'est besoin d'aller chercher très loin pour voir que, dans les sociétés du passé, d'autres modalités existaient, à commencer par les prescriptions coutumières, qui étaient une manière de réguler et donc de coordonner l'usage des ressources ou la distribution du produit.
C'est là, néanmoins, que les choses se compliquent : si les choses se laissent difficilement résumer sous la forme d'un tableau, ou d'un diagramme, c'est parce que le problème peut être abordé sous de nombreux aspects différents. Au passage, à ma connaissance, cette question pourtant fondamentale n'a jamais reçu de traitement systématique, pas plus par le marxisme que par d'autres courants de pensée, et cette négligence a quelque chose d'assez étonnant. Quoi qu'il en soit, voici donc une première liste, sans doute non exhaustive, et totalement pèle-mêle, des points qui me sont apparus, dans l'optique  de parvenir à quelque chose de plus formalisé... plus tard. L'exposé qui suit comporte donc des allers-retours, des redites et, sans doute, bien des approximations ou des erreurs. Mais il faut bien commencer quelque part.
  1. un point méthodologique liminaire : inventorier (puis classifier) les modes de coordination du travail (ou de coopération), est différent d'inventorier/classifier les transferts de biens, même si les deux problèmes sont liés. L'erreur de perspective, je crois, tient essentiellement à l'échange, qu'on associe (en partie à tort) au marché : ayant ainsi postulé que l'échange / le marché est un mode de coordination, on recherche les autres modes du côté du don, mais aussi, pourquoi pas, de l'impôt, du vol ou de tout autre moyen de transférer des biens (je renvoie le lecteur intéressé vers le texte que j'avais publié sur cette question). Ce point de départ ne peut mener qu'à une impasse, ne serait-ce que parce que la manière qui est peut-être la plus banale d'organiser la production collective, à savoir la planification, ne suppose aucun transfert de bien, au sens social de ce terme.
  2. mon point de départ est qu'il existe deux grandes catégories de modes de coordination : ceux où l'organisation du travail et de la production s'effectue de manière directe, sous forme de décisions collectives, et ceux où l'organisation est indirecte – les unités de productions y possèdent une certaine autonomie, mais les décisions de chacune d'elles influent de manière plus ou moins contraignantes sur les autres. Typiquement, le marché relève de la seconde catégorie, tandis que la coutume et la planification relèvent de la première.
  3. peut-être faudrait-il également distinguer les modes de coopération qui organisent directement l'allocation et l'agencement des moyens de production (hommes et moyens matériels) de ceux qui n'exercent sur ce plan qu'une action indirecte, parce qu'ils agissent au niveau de la répartition du produit de consommation finale. Ainsi, les différentes coutumes qu'on rencontre dans les sociétés de chasse-cueillette et qui régulent la distribution du produit, contribuent – mais uniquement par contrecoup – à coordonner les activités de production. Malgré mes efforts, je n'ai cependant pas réussi à aller plus loin dans cette voie et à en dégager quelque idée utilisable que ce soit. 
  4. il faut insister d'emblée sur le fait que par « coutume » et « planification », je caractérise la manière immédiate dont les travaux sont coordonnés, et uniquement cela : ces qualificatifs ne préjugent absolument pas de la manière dont les décisions sont prises, de leur caractère démocratique ou autoritaire, pas plus que de la structure politique concernée. La planification, en particulier, est souvent implicitement associée à une économie étatisée, et aux régimes staliniens de dictature féroce. Mais planifier, ce n'est au sens strict rien de plus qu'établir un plan, c'est-à-dire organiser une production donnée en fonction des objectifs. Ainsi, une coopérative de production est une unité planifiée, de même que l'est, en interne, toute entreprise capitaliste. De même, la coutume peut organiser la production aussi bien dans de petites collectivités relativement démocratiques que dans de grandes sociétés étatiques de l'Antiquité. Ce qui m'intéresse dans les lignes qui suivent est donc uniquement la manière « technique » dont la coordination est effectuée, sans égards pour les autres dimensions sociales.  
  5. un même type d'économie peut entremêler et articuler étroitement différents modes de coordination. Par exemple, si le domaine féodal « pur » repose entièrement sur la seule coutume, le marché y fait rapidement son apparition, ne serait-ce qu'en faisant circuler la fraction des produits qui n'est pas auto-consommée par la production paysanne. Le féodalisme classique ne pourrait donc être décrit que comme une combinaison d'un cadre coutumier régulant les relations à l'intérieur de chaque domaine, et de relations marchandes entre les domaines (et sans doute, bien davantage encore, entre les domaines et les villes, mais ne compliquons pas...). Cette dualité est encore plus saisissante concernant le capitalisme. C'est un point sur lequel les marxistes insistent depuis toujours, et qui est tout aussi constamment mis sous le boisseau par les partisans de la libre entreprise : l'économie capitaliste, à mesure qu'elle développe les relations marchandes, développe tout aussi mécaniquement une coordination planifiée du travail – je me demande même si, historiquement, le capitalisme n'a pas davantage étendu la seconde que les premières. D'un côté, le domaine des relations marchandes a étendu son emprise sur la planète entière, créant dès la Révolution industrielle une économie mondiale, ôtant, « au grand désespoir des réactionnaires, [...] à l'industrie sa base nationale », écrivait en 1848 un Karl Marx qui, comme on le constate, était loin de le déplorer. Mais le pendant de cette évolution a été l'augmentation continue de la taille moyenne des entreprises, aboutissant à la formation de multinationales géantes. Or, au sein d'une entreprise, c'est toujours la planification qui prévaut, et jamais les relations marchandes : même lorsque, pour des besoins comptables, on considère qu'une partie de l'entreprise vend des produits à une autre partie, jamais ce prix ne va de pair avec une autonomie des décisions de production qui permettrait, par exemple, à un atelier de se fournir auprès d'une entreprise extérieure plutôt qu'en interne.
  6. il faut donc, pour appréhender  le féodalisme comme le capitalisme (et, je pense, n'importe quelle société en général) admettre que la coordination du travail humain s'effectue de manière concomitante à deux niveaux : celui qui est interne aux unités de productions, et celui qui intervient entre unités de production différentes.
  7. mais là, survient un problème de définition : qu'est-ce qu'une unité de production ? Il est en effet contradictoire d'imaginer qu'une unité de production soit régulée par autre chose que la coutume ou la planification : une unité au sein de laquelle les activités seraient coordonnées par le marché ne serait précisément pas une unité. Il serait donc tautologique de dire d'un côté que la seule régulation interne à une unité est la coutume ou la planification, et d'un autre qu'une unité se définit comme le plus grand ensemble qui soit régulé par la coutume ou la planification. Inversement, il serait également impossible d'écrire que deux unités différentes sont coordonnées par la coutume ou la planification. Il me semble que l'issue du problème consiste à distinguer deux types d'unités de production : les unités sociales et les unités géographiques (correspondant, par exemple, à la différence entre une usine et une entreprise). De sorte que si ce qui est régulé par la coutume ou la planification forme toujours, et par définition, une seule et même unité sociale, cet ensemble social peut néanmoins comprendre plusieurs unités géographiques.
  8. coutume et planification ont en commun d'opérer une coordination qu'on pourrait qualifier d'autoritaire, ou de réglementaire (en fait pour l'instant, je ne trouve pas le bon terme : l'une comme l'autre peuvent être très hiérarchiques comme très démocratiques, avec tout le dégradé possible entre les deux termes. leur différence est que la coutume se réfère à la perpétuation du passé (pour caricaturer : « on applique la règle de nos ancêtres ») alors que la planification se caractérise par sa référence à l'avenir et au résultat souhaité. Et bien évidemment, il y a nécessairement un élément de souplesse dans la coutume  et un élément d'inertie, et d'habitudes prises, dans la planification. 
  9. les relations marchandes elles-mêmes ne se déploient nécessairement que dans un cadre réglementaire plus ou moins contraignant : il existe donc toute une gradation entre le marché dit « libre » (ou sauvage !), qui est celui de la concurrence pure et parfaite théorisée par les économistes, et le marché réel, toujours plus ou moins régulé de l'extérieur, que ce soit par l'administration des prix (pouvant aller de simples taxes jusqu'aux prix fixés autoritairement) ou celle de la libre entrée (par des autorisations, un numerus clausus, etc.).
  10. Pour caractériser la coordination par la coutume ou la planification (prises indifféremment), peut-être le mieux serait-il de parler de coordination « décisionnelle » : par opposition, le marché se caractérise précisément comme un lieu où le résultat final, à commencer par le prix, n'est le résultat d'aucune décision collectif, mais la résultante spontanée de  milliers de décisions autonomes.
  11. Par ailleurs, la coordination du travail humain peut intervenir à deux niveaux : soit de manière directe, en régulant les décisions de production, soit de manière indirecte, en portant sur la distribution des produits, ce qui aura en retour un effet plus ou moins important sur les futures décisions de production. Et si, par planification, on pense avant tout à l'organisation de la production elle-même, il va de soi qu'une économie planifiée ne saurait exister sans que des règles interviennent sur la répartition des biens de consommations (à commencer par ceux qui sont spontanément d'usage collectif).
  12. J'ai longtemps tenu pour une certitude que ce qui sépare la planification du marché, c'est que dans le premier cas, la production est régulée ex-ante, et dans le second qu'elle l'est ex-post – et j'ai cru un moment tenir là le point de départ de ma classification. À la réflexion, je pense que cette opposition est largement fallacieuse. Dans un régime de marché, tout producteur décide de sa production par avance, exactement  comme les unités de production (plus exactement, l'unité sociale unique de production) le fait en régime planifié. De même, il est totalement irréaliste de penser que les anticipations puissent être parfaites en économie planifiée, et que tout ajustement après coup soit rendu superflu. Les deux modes de coopération impliquent donc à la fois une régulation avant et après coup. S'ils diffèrent, ce n'est donc pas sous cet aspect, mais sur la base de quelle information (le prix ou autre chose), en fonction de quels critères (le profit individuel ou l'intérêt social), et sur quels mécanismes se fondent les anticipations, les décisions, et les ajustements a posteriori. Il me semble donc que la manière la plus juste de souligner cette différence est de dire qu'elle porte avant tout sur le fait que la planification est par essence une coordination directe des travaux, alors que le marché entraîne une coordination indirecte, au sens du point 2 plus haut.
  13. L'axe évolutif des sociétés humaines, au-delà des vicissitudes et des accidents, a été celui d'une augmentation de la productivité. Mais celle-ci est allée de pair avec l'augmentation générale de l'échelle sur laquelle le travail humain a été coordonné. Pour schématiser les choses (mais comprendre un phénomène complexe, une bonne schématisation est tout aussi nécessaire que l'attention aux détails), considérons les deux extrémités (provisoire, pour la seconde) de l'évolution sociale : l'espèce humaine est partie d'une situation où les unités de production se ramenaient peu ou prou au ménage (nucléaire ou un peu étendu, qu'importe ici), voire aux individus, avec une coordination interne et externe très faible des activités : même les transferts de biens induits par la division sexuelle du travail ne concernait qu'une partie assez limitée de la production des hommes et des femmes. Et dans ces sociétés, chaque unité était, pour une très large part, en autonomie économique. Inversement, dans ce qui constitue l'autre extrémité, provisoire celle-là, de l'évolution sociale, à savoir le capitalisme, on trouve un très haut degré de coordination à la fois interne et externe, dont la combinaison organise d'ores et déjà peu ou prou l'ensemble des activités humaines à l'échelle planétaire.
  14. Historiquement, les différentes modalités de coordination se sont appliquées à des échelles différentes. Certaines, en particulier le marché et la planification, se sont révélées capables d'agir à la fois à petite échelle et au niveau le plus large. La coutume, me semble-t-il, a pu fonctionner sur des échelles relativement réduites mais, à ce qu'il me semble, ne s'est jamais avérée capable de fonctionner sur des unités relativement vastes, en tout cas sans être sérieusement complétée par un autre mode de régulation.
  15. Restent quelques autres modes de coordination qui, pour diverses raisons, n'ont jamais joué que des rôles marginaux, mais qui sont manifestement incapables de fonder une coordination à la fois large par son échelle et importante par son intensité. Je pense à ces occurrences que l'on rencontre dans les économies les plus primitives, à commencer par le don. Il faudrait y ajouter ces systèmes difficiles à appréhender, comme le « partage sollicité » (demand sharing), ces partenariats librement et individuellement consentis chez certains Inuits, où les chasseurs nouent une association qui les feront se fournir mutuellement en telle ou telle partie des animaux chassés, ou la coutume rencontrée dans une partie de l'Australie aborigène où le chasseur fournit ses beaux-parents en gibier. Toutes ces procédures opèrent une coordination plus ou moins lâche entre unités de production ; elles sont très complexes à appréhender dans le détail, mais il est clair qu'aucune d'elles ne se retrouve à une échelle significative dans des économies qui exigent un niveau de coopération plus élevé.
À vos claviers !

1 commentaire:

  1. Sans parler de politique a proprement parler et encore moins d'idéologie ou morale, il me parait qu'en même important de distinguer le modèle "planifié" du modèle "auto-régulé" par une intention sous-jacente évidente tant par leurs effets que par leur histoire et leur théorisation.

    Le modèle "planifié" a pour intentionnalité l'épanouissement du bien collectif et la redistribution des richesses.Le modèle "auto-régulé" a pour intentionnalité l'épanouissement du privé (accroissement égoïste de la richesse) et l'accumulation des richesses. Le second modèle se justifiant socialement par la "percolation" -in-vérifiée dans les faits à l'inverse de la ponction du bas vers le haut- des richesses vers tous et au profit de tous.

    Le modèle autorégulé découle d'une sociologie darwiniste qui justifie la domination économique, la compétition et l'égoïsme. Ce modèle fonde une société pyramidale.

    Le modèle "planifié" se fonde sur la collaboration, l'entraide et la solidarité (l'autre loi de la jungle plus déterminante dans la nature et l'évolution que la compétition). Ce modèle fonde une société égalitaire.

    On voit bien qu'il ne s'agit ni de morale ni d'idéologie mais de choix paradigmatiques différents.

    Comme vous le dite bien la façons politique d'utiliser le modèle est indépendant au point que l'instrumentalisation du modèle peut le dévoyer. Le modèle soviétique était non pas un système "planifié" pas plus qu'un système "auto-régulé- mais un système dictatorial à l'instar du système Pinochet par exemple. Vous devriez sans doute ajouter ce modèle à votre inventaire.

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