Y a pas l'feud
Chez les Tiwi des îles Bathurst et Melville, ces lances barbelées étaient dédiées aux assassinats judiciaires. |
Je pensais en avoir terminé avec les soucis de la classification des procédures judiciaires australiennes, qui m'avait donné bien du fil à retordre et m'avait obligé à réagencer le Rubik's cube un bon nombre de fois. Tout cela avait accouché d'un joli schéma à huit cases, tout à fait réjouissant pour l'esprit et, l'espace de quelques semaines, j'ai pu me reposer sur ce qui me tient lieu de lauriers avec la satisfaction du devoir censément accompli. Évidemment, à la relecture, il y avait ce chapitre où je me battais avec les définition de la guerre et du feud qui, s'il n'était pas vraiment mauvais, n'était pas non plus vraiment bon : je me coltinais une pelletée de problèmes et de questions, sans réellement parvenir à un résultat utilisable.
Le feud, la guerre
et ma classification « générale »
Or, entre-temps, l'ami BB, avec qui j'ai bien souvent échangé sur ce blog et en-dehors, avait mis à profit nos discussions (et ses lectures sur le sujet, bien plus nombreuses que les miennes), pour coucher ses réflexions sur le papier, dans un texte dont on ne peut que souhaiter qu'il soit rapidement publié. Et je dois bien avouer, même si c'est avec une pointe de jalousie, qu'il propose une solution éminemment élégante et convaincante à la définition de la guerre et du feud. Pour tenter de la résumer le plus possible – il me corrigera si nécessaire – le feud et la guerre ne peuvent être définis (et différenciés) ni par leurs buts (il existe des guerres de vengeance), ni par la nature des groupes qui les mènent. Ce que BB propose, est (je n'ose dire : tout simplement) de considérer qu'il y a feud lorsque les opérations militaires cherchent à équilibrer le nombre de morts : on ne tue que le nombre de gens suffisant pour égaliser les comptes de victimes. La guerre, en revanche, se caractérise par une absence de limites : on tue autant qu'on le peut.
Je m'étais donc dit que j'allais tranquillement intégrer ce beau résultat dans mon chapitre, et que tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes anthropologiques possibles. Et puis, comme j'avais facilement localisé la guerre dans ma classification (le quadrant inférieur droit, regroupant des épisodes à la fois collectifs et non modérés, qu'ils soient symétriques ou non), je m'étais dit que j'allais faire de même avec le feud. Sauf que là, les choses ont tout de suite coincé... très fort. Le feud (plus exactement, l'exécution qui s'inscrit au sein d'un feud) est une procédure évidemment non symétrique : on ne prend pas soin que la victime soit à armes égales ; au contraire, on la tue généralement par surprise. S'agit-il d'une procédure personnelle, ainsi que j'ai défini ce terme dans ma classification ? Nullement : on tue les victimes en tant que membres du groupe considéré comme coupable, et non en tant qu'individus précis. Est-elle, enfin, une procédure modérée ? On hésite un peu à répondre : d'un côté, on tue ; mais de l'autre, on ne tue que le nombre de cibles nécessaires pour équilibrer. Quoi qu'il en soit, on aboutit à une situation bien étrange : si l'on dit que le feud est modéré, on doit le classer avec l'épreuve de pénalité collective, ce qui paraît doublement absurde. Si on dit qu'il ne l'est pas, le feud se retrouve avec le raid et l'embuscade – autrement dit, la classification ne distingue pas le feud de la guerre.
Il y a à une telle situation – au départ, assez démoralisante, je dois l'avouer, quand on a passé quelques mois à peaufiner un résultat que l'on croyait abouti – plusieurs issues. La première consiste à se dire qu'on a raté quelque chose quelque part, en formulant mal les critères. Mais ces critères, je les ai précisément tournés et retournés dans tous les sens, je les ai modifiés, affinés, justement pour qu'ils fonctionnent. Alors quoi ? On sent bien que le point central concerne cette violence qui frappe indifféremment des individus non spécifiés, mais en nombre précis. Et l'on n'arrive pas à se décider pour savoir si ce qui se joue là concerne le critère du caractère personnel ou impersonnel de la procédure, ou celui de sa modération.
Au bout d'un moment, j'en suis venu à l'alternative suivante : si le feud se classait si mal dans mon diagramme, c'est que les critères que j'avais choisis ne permettaient pas de l'appréhender. mais si ces mêmes critères fonctionnaient correctement pour tous les événements australiens que j'avais rencontrés, c'était peut-être - et très probablement - parce qu'il n'existait pas de feud, au sens strict du terme, en Australie. J'ai mis un moment avant d'admettre cette conclusion, dans le mesure où, à la suite de bien d'autres auteurs, j'avais moi aussi supposé que certains épisodes (que je rattache aux assassinats judiciaires) méritaient tout naturellement le nom de feud ; j'avais également repris l'idée, exprimée bien des fois, selon laquelle sur ce continent, la guerre dérive du feud. Mais dans toutes ces occasions, le terme de feud était utilisé dans un sens assez imprécis. En lui donnant la définition plus stricte proposée par BB, il fallait que je me rende à l'évidence : je n'avais aucun cas qui y répondait de manière franche.
Vers une solution
Tout cela ouvre une porte impossible à refermer : puisque le feud existe (ailleurs qu'en Australie), la classification que j'ai proposée, qui s'avère incapable de l'appréhender, n'est donc une classification générale qu'au sein de l'anthropologie australienne, et certainement pas une classification universelle. Etant donné la manière dont je l'ai construite, il n'y a rien d'étonnant à cela. Mais une fois qu'on s'en est rendu compte, on ne peut se demander comment la classification spécifique à l'Australie pourrait être adaptée à d'autres sociétés (et donc, comment elle pourrait contribuer à construire un véritable droit comparé, un champ scientifique à peu près vierge s'agissant des sociétés sans États).
Il me semble que parvenu à ce point, deux voies sont possibles. Soit on se dit que la classification australienne est strictement spécifique à cet ensemble, et qu'elle n'est virtuellement d'aucune utilité pour appréhender la justice dans d'autres sociétés. Il faut alors repartir de zéro, prendre d'autres cas (dont ceux qui connaissent le feud) et rebâtir des classifications spécifiques à ces autres cas. Et voir ensuite, dans un deuxième temps, comment raccorder ces classifications entre elles pour aboutir à une théorie générale. Or, une telle méthode ne peut être qu'un pis-aller, dans la mesure où elle impose d'emblée un détour pour aboutir à l'objectif d'une théorie (véritablement) générale. L'autre voie, que je vais tenter de défricher dans la suite de ce billet, consiste à s'efforcer d'élargir la classification australienne, pour montrer qu'elle n'est qu'un cas particulier de quelque chose de plus large (au même titre que les autres systèmes judiciaires). Peut-être cette démarche s'avérera-t-elle impraticable – auquel cas, je serais tenté d'en conclure que la classification australienne elle-même n'est pas si pertinente qu'elle en avait l'air : une classification de la justice dans une société donnée doit pouvoir être représentée comme un cas particulier d'une classification générale. Avant, donc, de déclarer forfait le cas échéant et de repartir sur des bases plus modestes, il me semble évident qu'il faut privilégier cette voie, la plus directe vers une classification qui soit véritablement générale.
Dès lors, comment modifier a minima la classification australienne pour qu'elle intègre le feud ? Ma réponse (provisoire ?) est que la spécificité du feud n'est pas dans son asymétrie, ni dans le fait qu'il procède à une mise à mort : l'assassinat judiciaire simple fait de même. L'originalité du feud tient à sa manière de désigner ses cibles, en les choisissant de manière impersonnelle, mais en nombre strict. C'est donc le critère concernant le choix de la cible (personnel versus collectif) qui doit être remanié. Ma proposition est la suivante, et consiste à distinguer :
- la situation où la cible consiste en un nombre d'individus déterminé, choisis pour des raisons personnelles (en clair, ce sont les accusés, ou les coupables).
- celle où la cible consiste en un nombre d'individus déterminé, choisis pour des raisons impersonnelles (en tant que membres, ou représentants, d'un groupe)
- celle où la cible est un groupe, sans spécification du nombre d'individus.
En fait, ces trois valeurs peuvent également être lues comme le croisement de deux variables binaires : le caractère personnel ou impersonnel du choix de la cible, et la spécification ou la non spécification du nombre d'individus concernés. Parmi les quatre combinaisons théoriquement imaginables, une est absurde et donc ne se rencontre jamais : à savoir des cibles personnellement désignées en nombre non spécifié.
Il faut insister sur le fait que c'est bien la manière dont sont choisies les cibles, et tout particulièrement, la spécification de leur nombre indépendamment de leur individualité, qui fait l'originalité du feud tel que défini par BB. Ce n'est pas une question de modération : celle-ci, dans ma classification, ne concerne jamais la détermination du nombre de cibles concernées, mais uniquement le niveau de violence admis dans la procédure. La peine de mort, par exemple, constitue incontestablement une procédure non modérée, bien qu'elle vise un seul individu ; inversement, une bataille régulée est une procédure modérée, même si elle implique des dizaines d'adversaires. Donc, dans le feud, je le répète, la limitation du nombre de morts doit être rapportée au mode de choix des cibles, et non à la modération.
Il faut insister sur le fait que c'est bien la manière dont sont choisies les cibles, et tout particulièrement, la spécification de leur nombre indépendamment de leur individualité, qui fait l'originalité du feud tel que défini par BB. Ce n'est pas une question de modération : celle-ci, dans ma classification, ne concerne jamais la détermination du nombre de cibles concernées, mais uniquement le niveau de violence admis dans la procédure. La peine de mort, par exemple, constitue incontestablement une procédure non modérée, bien qu'elle vise un seul individu ; inversement, une bataille régulée est une procédure modérée, même si elle implique des dizaines d'adversaires. Donc, dans le feud, je le répète, la limitation du nombre de morts doit être rapportée au mode de choix des cibles, et non à la modération.
Au passage, il faut donc noter que la littérature (et moi à sa suite), pour parler de certains événements australiens, a souvent employé le terme feud dans un sens très (trop) large, celui de « représailles ». Mais si les représailles visent un individu en particulier, elles ne constituent pas un épisode de feud au sens strict : c'est un assassinat judiciaire ciblé – qui donnera d'ailleurs beaucoup moins volontiers lieu à une action en sens contraire, le groupe visé admettant assez souvent la culpabilité de l'individu visé et donc la légitimité de la rétorsion. Inversement, si les représailles visent un groupe, mais sans compter, on est au-delà du feud, dans la guerre. En fait , dire que l'Australie semble ignorer (quasiment ou totalement) le feud, revient à constater qu'elle « saute » directement de l'assassinat judiciaire ciblé à la guerre. Autrement dit, si on passe de la culpabilité individuelle à la culpabilité collective, alors on tue sans compter.
Avec tout cela, on obtient un nouveau schéma qui contient une ligne, soit 4 cases supplémentaires (3 x 2 x 2 = 12 au lieu de 2 x 2 x 2 = 8). Ce qui est intéressant est que si le feud remplit une de ces quatre case, on peut en affecter une autre avec une procédure symétrique et modérée, à savoir ce que j'ai appelé le « duel de champions », dans lequel chaque camp choisit un ou plusieurs de ses membres, qui se combattent donc non en tant qu'individus ayant un grief personnel, mais en tant que représentants de leur groupe. Cette forme est rarement signalée (de mémoire, je crois bien qu'on n'en a une seule mention, due à Dawson qui est loin d'être le plus fiable des témoins). On peut imaginer aisément la version symétrique et non modérée : ce serait un duel de champions, mais à mort (le plus fameux exemple étant l'affrontement légendaire des Horaces et des Curiaces). Quant à une procédure non symétrique, mais modérée, elle consisterait par exemple en une épreuve de pénalité ou en un châtiment corporel infligé, là aussi, à quelques représentants d'un groupe. Le schéma élargi prend donc la physionomie suivante (NB : le schéma parle de procédure « individuelle » versus « collective » pour exprimer le fait que le nombre de cibles soit spécifié ou non, et de procédure « personnelle » ou « impersonnelle » selon le mode de désignation de ces cibles – une procédure collective étant par essence impersonnelle) :
Brève conclusion
Pour finir, il faut sans doute reformuler ce qu'on disait un peu plus haut. Ce qui est très rare, sinon inexistant en Australie, ce n'est pas seulement le feud : ce sont, de manière plus globale, les procédures individuelles et impersonnelles, c'est-à-dire visant un nombre déterminé d'individus en tant que représentants d'une collectivité. Il y a sans doute là un élément important, et dont la présence ou l'absence constitue peut-être un marqueur significatif du droit dans les différentes sociétés.
Situation et problème parfaitement résumés ! Je reste assez réservé sur la possibilité de généraliser par extension une classification créée spécifiquement pour l'Australie. Mais bon, ça ne mange pas de pain de la tester au fur et à mesure que des cas particuliers dans d'autres sociétés se présenteront, en voyant si on peut les injecter et si ça a du sens.
RépondreSupprimerCela étant, même pour l'Australie prise isolément, l'ajout de la ligne supplémentaire est un grand progrès, parce qu'en réalité le vrai feud tu l'as en Australie, et pour tout dire tu l'avais même isolé. Tu ne l'avais simplement pas interprété comme ça, parce qu'il manquait la case supplémentaire (et sans doute un cadre théorique à peu près ficelé). Du coup, tu avais "magouillé" pour le sortir du collectif et le mettre dans les procédures individuelles, et il tombait dans l'assassinat. Mais pas du tout ! En pratique, se sont ce que tu qualifies de formes intermédiaires entre assassinat et raid (tiens donc, ça va justement dans la bonne case !), soit la fameuse expédition des Arunta décrite par Spencer et Gillen et le cas décrit par McKillop (le 3.1.2 de ton grand-oeuvre). Ces formes intermédiaires, ce sont exactement le feud. Après, en ce qui concerne la différence entre feud et guerre, dans les faits c'est vengeance équilibrée contre vengeance sans limite, mais ton critère de modération ne peut effectivement pas s'appliquer comme ça. Toi, tu marques la différence par le passage entre individuel impersonnel et collectif. Les deux visions ne sont pas incompatibles : limiter la vengeance, ça revient à ne pas attaquer tout le groupe, mais à se contenter d'un nombre suffisant de personnes lui appartenant. C'est plutôt l'appellation qu'il faudrait changer : individuel impersonnel ça donne trop l'impression qu'on reste sur de l'individuel, alors qu'on est déjà dans le collectif (le feud est collectif par nature). Il faudrait plutôt un truc genre individuel en haut, collectif en bas, et au milieu une appellation qui rendrait compte que c'est collectif (au sens où on est déjà dans une relation intergroupe), mais limité à une représentation du groupe (c'est aussi vrai pour le duel de champions : on règle un différend entre groupes via des représentants). Bon, je suis sûr que tu vas trouver le terme idoine.
Autre chose, quand tu regardes maintenant côté modéré et symétrique, tu avais justement une autre catégorie de formes intermédiaires, entre duel et bataille régulée (3.1.3). Quand tu regardes de près, la plupart, sinon toutes, tombent dans la case duel de champions ! Quod erat demonstrandum.
Moralité : pour la généralisation, ça reste à voir, mais pour l'Australie il est évident que la ligne intermédiaire manquait. Du coup, il faut sans doute modérer ta brève conclusion, parce que les procédures engageant un nombre limité d'individus en tant que représentants d'une collectivité, ça existe bel et bien, même si ça ne semble pas très fréquent (avec toutes les limites de la documentation) !
Billet à peine écrit, qui devrait être modifié.
SupprimerOui, tu as totalement raison : contrairement au texte ci-dessus, il y a bien d'authentiques feuds en Australie, mais je ne les ai pas vus, parce que je ne savais pas définir correctement le feud. Et je les ai fait rentrer avec un chausse-pied dans les cases voisines. Mais à présent que la case existe, il est clair que certains cas s'y rattachent.
Quant aux dénominations, oui, nous sommes d'accord sur le fond : il faut juste trouver un terme juste et qui ne pèse pas trois tonnes de périphrases. Pour l'instant, pas d'idées, mais ce n'est pas la partie la plus ingrate du boulot.
En tout cas, clairement, on a avancé d'un pas essentiel... et il va falloir sérieusement remanier le texte du futur bouquin, que certains naïfs croyaient bêtement prêt pour la publication.
"Après, en ce qui concerne la différence entre feud et guerre, dans les faits c'est vengeance équilibrée contre vengeance sans limite, mais ton critère de modération ne peut effectivement pas s'appliquer comme ça." Un film américain brave heart m'aa réellement touché lorsque j'étais étudiant ce film raconte l'histoire d'une vengence qui se tourne en amour de patrie. vraiment exceptionnel !
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