« Qui a inventé la guerre ? » : à propos d'une interview d'Anne Lehoerff
Il y a quelques jours, Etienne Klein invitait dans son émission scientifique sur France Culture la préhistorienne Anne Lehoerff, à propos de son dernier livre : Par les armes, sous-titré « L'invention de la guerre à l'Âge du bronze ».
Étant donné mon intérêt pour le sujet, j'ai prêté une oreille attentive à l'échange – je précise que je n'ai pas encore trouvé le temps de lire le livre, dont ma bibliothèque favorite tarde à faire l'acquisition. Ma première réaction est que par rapport à certains autres ouvrages et interviews, qui m'avaient paru tout simplement navrants, la contribution d'A. Lehoerff se situe à un tout autre niveau. Et bien qu'à mes yeux, plusieurs de ses positions appellent la critique, on a le sentiment d'avoir affaire à quelqu'un qui discute sérieusement – beaucoup plus, en tout cas, que le sous-titre du livre ne le laisse entendre.
C'est en effet un des nœuds de la question, qui déchire anthropologues et préhistoriens depuis longtemps : la guerre a-t-elle existé de tout temps, ou a-t-elle été « inventée » à un stade déterminé du développement social ? La seconde position est évidemment défendable, mais à condition que ce soit sur des arguments solides, et c'est souvent là que le bât (en plus de l'épée) blesse. Je sais qu'une interview n'est pas un livre, et qu'il est facile de retenir des propos oraux contre quelqu'un pour en souligner les à-peu-près ou les zones d'ombres. Je me permets néanmoins de relever certaines interventions d'A. Lehoerff, dans la mesure où j'ai le sentiment qu'elles expriment fidèlement sa pensée.
Celle-ci admet volontiers que la guerre (ou quelque chose qui s'en rapproche) a pu exister avant l'Âge du Bronze, qui livre les premières preuves qu'elle estime décisives d'une activité martiale : la production d'outils spécialisés dans le combat (« l'épée est le premier objet qui a été créé dont l'usage ne peut être que d'attaquer autrui, pour le blesser ou pour le tuer »), production complexe supposant une organisation sociale spécifique – ne serait-ce que pour acheminer partout des matières premières relativement rares.
Il y a tout de même quelques non-dits dans le raisonnement, dont on aurait aimé qu'A. Lehoerff, ou son interlocuteur, souligne l'existence. J'ai traité la question en détail dans ce billet (en attendant de le faire dans un texte destiné à la publication), mais trois éléments au moins posent problème :
Le premier, le plus évident, et qu'on ne doit jamais confondre la réalité avec la réalité connue. L'épée de bronze est certes la plus ancienne que l'on retrouve en archéologie européenne. Mais ne doit-on pas envisager qu'il ait pu exister, avant elle, des épées (ou d'autres ustensiles similaires) faits de matières périssables, dont on ne retrouve par conséquent aucune trace ? Ce serait d'autant plus utile que cette supposition n'a rien de gratuit : l'ethnologie de diverses populations non métallurgistes, y compris de chasseurs-cueilleurs, montre l'existence de telles armes, ainsi que de boucliers ou de cuirasses en matières végétales (certains Aborigènes possédaient par exemples des épées de bois). Or, à aucun moment, A. Lehoerff ne mentionne ces éléments, et l'hypothèse est ainsi rejetée avant même d'avoir été prise en considération.
Ensuite, il ne faut pas confondre la spécialisation martiale en elle-même et celle qui apparaît comme telle aux yeux de l'archéologue. On peut en effet admettre que l'épée sert uniquement au combat ; en revanche, il est extrêmement difficile pour l'archéologie de prouver la spécialisation martiale d'une flèche ou d'une lance, qui peuvent également être des armes de chasse. Mais notre ignorance (ou notre prudence) ne signifie nullement l'absence d'une telle spécialisation ! Là encore, l'ethnologie montre très clairement, en tout cas pour l'Australie, qu'il existait des projectiles spécialisés pour le combat, et qu'aux yeux de ceux qui les fabriquaient et les utilisaient, toutes les lances ou tous les boomerangs n'avaient pas le même usage : on en réservait certains pour la chasse, d'autres pour la guerre.
Enfin, et c'est sans doute l'argument le plus ironique, la production d'outils spécialisés dans le combat est loin de prouver autant que l'affirme A. Lehoerff qu'il existait des « guerres ». On touche là à la difficulté récurrente concernant la définition de la guerre, sur laquelle je reviendrai dans un instant. Mais le raisonnement sur des sociétés lointaines de la nôtre impose de se méfier des évidences ; on pourrait imaginer, pour commencer, que soient produites des armes qui ne soient pas destinées à servir de manière utilitaire, mais dont le rôle soit purement symbolique ou religieux. Un archéologue qui fouillerait notre moyen-âge retrouverait sans doute des centaines de croix, dont bon nombre en bois. Devrait-il pour autant tenir pour acquis qu'en cette époque, on crucifiait les gens ? Je suis tout prêt à reconnaître qu'en l'occurrence, l'argument est un peu forcé, et que nous pouvons avoir une certitude raisonnable que les épées de l'Âge du Bronze (tout au moins, une bonne partie d'entre elles) étaient faites pour embrocher les gens ; mais cette certitude viendra au moins autant des traces d'usage sur les objets que de leur existence elle-même (on sait que dans bien des sociétés « néolithiques », certaines haches n'étaient pas faites pour couper des arbres, mais exclusivement pour servir de billets de banque). Mais surtout, on peut retourner contre A. Lehoerff l'argument qu'elle utilise pour rejeter l'existence d'authentiques guerres dans un passé plus lointain : l'épée prouve (avec une probabilité très raisonnable) qu'il existait des affrontements, elle ne prouve pas le contexte social dans lequel ceux-ci se déroulaient. Si nous n'avions pas des sites témoignant de massacres de masse, il ne serait pas si facile d'écarter, par exemple, la possibilité que les épées n'aient été produites que pour être utilisées dans des circonstances très particulières – je pense, par exemple, à des combats des gladiateurs. Le trident des rétiaires, entre autres, bien qu'il ait été un outil spécialisé pour blesser et tuer des êtres humains, n'était à ma connaissance jamais utilisé pour la guerre. Plus globalement, si l'épée et le bouclier laissent très fortement supposer la présence d'affrontements létaux, en eux-mêmes, ils ne prouvent nullement que ces affrontements étaient des guerres plutôt que des feuds (voire, d'autres formes plus rares et particulières).
Bref, sur cette difficile question, il faut se méfier comme de la peste des évidences et de ce qu'on aurait « envie » de penser, et s'obliger à un raisonnement qui prenne toutes les données en compte, quitte pour cela à tordre le cou à des habitudes de pensée installées depuis des décennies.
Bonjour,
RépondreSupprimerPas mieux, évidemment, tu as tout dit (je n'ai pas non plus encore lu le bouquin de mon côté). Malheureusement, c'est un discours récurrent que celui qui raconte que l'on ne peut véritablement parler de guerre qu'avec l'apparition de l'armement métallique. Je trouve quand même étonnant à quel point ceux qui tiennent ce discours (et AL n'est pas la seule) peuvent manquer de logique. Et je ne peux que renvoyer à la conclusion de l'entrée "Guerre" du "Dictionnaire de la Préhistoire" d'A. Leroi-Gourhan (Paris, PUF, 1988), rédigée par Jean Leclerc et Jacques Tarrête :
"Il va de soi que les phénomènes que l'on a ainsi datés [ils parlent des flèches fichées dans les os, des sépultures multiples et des armes en bronze] ne sont pas l'apparition de la violence (isolée ou massive) ni celle de la guerre, mais l'adoption des armatures de flèches en silex, la pratique de l'inhumation franchement collective, et l'usage généralisé du bronze. Il y aurait quelque naïveté à croire que l'apparition de la violence et celle de la guerre coïncident réellement avec la mise en place des conditions techniques qui permettent à des indices d'en parvenir jusqu'à nous"
Écrits pleins de sagesse qui n'ont semble-t-il pas été bien lus, étant donné le nombre de naïfs qui continuent de sévir...
Avec ta permission, je te « vole » cette excellente citation que je ne connaissais pas !
Supprimeret puis le simple fait que l'épée soit "l'amélioration" d'un outil déja destiné a tuer peut nous faire penser que le but précédait l'outil
RépondreSupprimerCertes, mais de combien de temps ? Quelques mois ou années, ou quelques millénaires ? That is the question...
SupprimerPour faire une épée de ce type il faut un certain nombre de conditions. Il faut du cuivre, de l’étain, et de l’arsenic et surtout un grand savoir-faire. Le forgeron, celui qui est au bout de la chaine, a besoin de fournisseurs. D’autre part il a appris ce travail. Il est donc possible d’imaginer, sans grand risque, une chaine économique qui a tout intérêt à ce que ce forgeron ou son frère fasse plusieurs épées. Au départ il y a la mine, l’extraction, la transformation du mirai en métal, le transport jusqu’au lieu d’usinage. C’est le premier complexe militaro-industriel de l’histoire humaine. Juste mon avis de non-spécialiste.
RépondreSupprimerLe premier « complexe militaro-industriel » au sens d'une chaîne artisanale qualifiée pour produire des outils destinés à tuer, peut-être – la question est de savoir à partir de quand on considère qu'il s'agit d'une chaîne artisanale qualifiée. Car, et c'est là le point crucial, on n'a pas attendu la metallurgie pour fabriquer des armes destinées spécifiquement au combat : c'est probablement aussi vieux que le Paléolithique (au moins le Paléolithique supérieur), cf. le cas des Aborigènes d'Australie.
SupprimerJe n'ai rien à ajouter à l'argumentaire de C.D. Je voudrais néanmoins avancer une petite spéculation: n'est-on pas encore une fois face à un travail qui s'inscrit dans une filiation des théories douteuses de Marija Gimbutas, elle-même libre héritière de Morgan et Bachofen, quant au matriarcat originel, au surgissement de la violence via les indo-européens dans une Europe quiétiste, édénique presque, jusqu'alors? Lehoërff n'est pas la première à associer guerre et âge du bronze dans une relation causale historique me semble-t-il...
RépondreSupprimerC'est possible, mais n'ayant (toujours) pas lu son livre, je ne peux l'affirmer...
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