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Les monnaies primitives : un « stockage social » ?

Au cours de mes récentes lectures qui continuent de graviter autour des rapports du stockage et de la richesse, je suis tombé sur une notion qui, si elle n'a pas connu un succès retentissant – mais peut-il y a voir de tels succès dans une discipline si confidentielle ? – me paraît néanmoins mériter d'être discutée. Cette notion est celle du « stockage social », une dénomination qui, comme on le verra, semble assez mal appropriée. Initialement proposée par John O'Shea (1981), elle fut reprise sous des modalités diverses par Ingold (1983), Halstead (1989) ou encore Rowley-Conwy et Zwelebil (1989). Elle a été forgée pour répondre à une question faussement simple : pourquoi le stockage et la richesse sont-il toujours, ou presque, associés à la richesse et aux inégalités qu'elle implique ?

Gordon Childe et la naissance des inégalités

Reconstitution d'un village néolithique
La formulation classique de la théorie de la naissance des inégalités économiques et de l'exploitation reste attachée au nom de Gordon Childe et à son concept de « révolution néolithique ». Toutefois, certains de ses éléments remontent, bien avant, aux écrits de Marx et Engels, voire aux économistes des Lumières comme Turgot. Selon cette théorie, l'émergence des inégalités correspond à la conjonction de trois éléments explicites et d'un élément implicite, tenus pour indissociables (voire synonymes). Les trois éléments explicites sont l'agriculture, le stockage et le surplus. L'élément implicite est la productivité du travail. L'idée fondamentale est en effet que chez les chasseurs-cueilleurs, les inégalités économiques sont impossibles du fait de la faible productivité du travail, qui empêche que des exploiteurs vivent du travail des producteurs sans compromettre la survie de l'ensemble de la société. L'invention de l'agriculture bouleverse la donne, en élevant la productivité du travail : il devient désormais possible de faire produire à un travailleur davantage que ce qu'exige sa propre reproduction, et d'entretenir ainsi une fraction de non-producteurs (de nourriture). Cette partie du travail qui sert à entretenir des non-producteurs reçoit le nom de surtravail ; le produit qui lui correspond, qui se présente physiquement sous la forme de stocks, celui de surplus.
Cette série d'équivalences a été depuis été contestée à bien des titres, dont je ne relève ici que les principaux. Une première salve, tirée dès la fin des années 1950, a porté sur la notion même de surplus. Sans revenir sur cette question que j'ai déjà abordée sur ce blog à plusieurs reprises (ainsi que dans une publication académique), l'idée que les chasseurs-cueilleurs auraient été incapables d'entretenir des improductifs a été sérieusement contestée. La productivité de leur travail n'était pas minimale, et rien ne montre qu'elle se soit élevée avec les premières formes d'agriculture. Par ailleurs, une faiblesse majeure dans le raisonnement de Childe est d'assimiler une condition nécessaire à une condition suffisante : ce n'est pas parce que le surtravail est (ou devient) possible, qu'il prend effectivement corps. Encore faut-il expliquer par quels mécanismes sociaux les producteurs sont amenés à travailler pour des exploiteurs, et c'est là qu'on se heurte à un problème de poule et d’œuf : pas d'exploiteurs sans surtravail, mais pas de surtravail sans exploiteurs. En ce sens, la théorie de Childe se rapproche davantage de la description d'un état de fait achevé que d'une véritable explication sur son origine.
Une seconde salve de critiques est venue au début des années 1980, suite à une série de travaux qui ont montré la non-équivalence entre agriculture et inégalités économiques. D'une part, il existait des sociétés de cultivateurs qui ignoraient ces inégalités (notamment en Amazonie et en Nouvelle-Guinée). D'autre part, divers chasseurs-cueilleurs, sédentaires et stockeurs, étaient organisés en des sociétés (très) différenciées. L'exemple typique était le chapelet de tribus de la Côte Nord-ouest de l'Amérique du Nord, qui pratiquaient l'esclavage et validaient les titres de noblesse des aristocrates par des fêtes munificentes, les fameux potlatch. Ce constat conduisit plusieurs chercheurs, en particulier A. Testart, à situer dans le stockage (à différencier soigneusement de l'agriculture) la variable décisive pour l'émergence des inégalités de richesse.
De l'équation multiple de Childe, il ne restait donc plus qu'un terme. Le surplus n'était pas lié à la productivité du travail (en tout cas, pas d'une manière simple qui permettrait de déduire unilatéralement l'un de l'autre). Il n'était pas non plus lié à l'agriculture, qui elle-même n'était pas synonyme de stockage. Restait une corrélation empiriquement forte entre stockage et inégalités – autrement dit, entre stockage et surplus. Et une question : comment l'expliquer ?

Du stockage à la richesse

Une réserve d'ignames dans un village des îles Trobriand
Il me semble que la question a trop souvent été repoussée à une échéance ultérieure – ou pire, qu'elle a été dissoute par la magie funeste du vocabulaire. En désignant couramment par le terme de « surplus » aussi bien n'importe quel type de stock que la fraction du produit qui ne revient pas aux producteurs, on a assimilé sans ambages l'un à l'autre et évacué ainsi le problème à défaut de le résoudre. Divers chercheurs ont néanmoins perçu que le lien entre stockage et richesse n'allait pas de soi, et qu'un « surplus » de nourriture pour passer l'hiver n'était pas, en lui-même, synonyme d'un transfert vers des exploiteurs. C'est par exemple le cas de ces archéologues qui ont tenu à distinguer un « surplus normal » (Halstead), correspondant à un stockage qu'on pourrait qualifier de technique, pratiqué par les ménages afin de faire face aux aléas. Ce vocabulaire a le mérite de mettre en évidence le fait que tout stock n'est pas par nature un surplus au sens social du terme (et que l'on peut donc concevoir, au moins en théorie, qu'une société pratique un certain stockage sans pour autant entretenir une couche d'exploiteurs). Il a néanmoins pour défaut de conserver le même mot de surplus pour désigner deux réalités d'ordre qualitativement différent. Surtout, il signale le problème, mais ne le résout pas pour autant. En fait, je ne connais que trois véritables tentatives en ce sens (je ne m'y inclus pas), dont deux se rattachent au nom d'A. Testart.
Celui-ci, dès son livre de 1982, avançait une première réponse en termes généraux : les stocks sont appropriables, manipulables et transférables. Administrés au départ dans l'intérêt collectif, ils peuvent aisément être peu à peu mis au service des intérêts particuliers de leurs gestionnaires. Sans entrer dans les détails, on peut reprocher à cette explication de passer directement d'une condition nécessaire (la possibilité que les stocks collectifs soient utilisés à des fins personnelles) à une condition suffisante (cette possibilité se réalise nécessairement, sans que l'on sache exactement pourquoi). D'autre part, il existe assez peu d'exemples de stocks collectifs en ethnologie (et semble-t-il, guère plus en archéologie). La question de savoir pourquoi, ou comment, des stocks détenus par des particuliers pour « motif de précaution », ainsi que s'exprimeraient les économistes, en sont venus à engendrer les inégalités de richesse et l'exploitation.
Par la suite, A. Testart est revenu sur ce problème sous un tout autre angle : ayant entre-temps mis en lumière l'importance de l'apparition des paiements (notamment de mariage), au point qu'il en fit le corollaire de l'existence des inégalités de richesse, il s'est interrogé sur le lien entre ces paiements et les stocks. En 2005, dans son magnifique essai Éléments de classification des sociétés, il avouait le constater sans être en mesure de l'expliquer. Ce n'est que dans un article posthume, publié en 2014 dans le Bulletin de la Société préhistorique française, qu'il tenta d'établir comment les prestations viagères, censées être spécifiques de l'Australie et du Paléolithique supérieur européen, avaient pu changer de nature pour devenir soit un service à temps limité, soit un paiement en biens. Je ne peux détailler davantage ici, mais j'ai expliqué par ailleurs en quoi cette question est à mes yeux mal posée : elle n'a de sens que dans un cadre théorique fondé sur une lecture biaisée des données ethnographiques, qui fait des prestations viagères la forme primitive unique des compensations matrimoniales. Sans objet, elle est également insoluble (comprendre comment un système censément immuable a pu évoluer de lui-même relève de la quadrature du cercle), et elle l'a empêché de poser le problème correct, à savoir : pourquoi les paiements en biens matériels ont-ils remplacé les prestations en travail (viagères ou non) et / ou corporelles (cession de parents, blessures ou mises à mort de compensation).

Le « stockage social »

Une kina, coquillage servant traditionnellement
de monnaie dans les Hautes-Terres de Papouasie 
Reste donc une autre voie théorique, ouverte dès 1981 – ce qui montre au passage, et ce n'est pas lui retirer quelque mérite que ce soit, que le travail d'A. Testart s'inscrivait dans l'air du temps. John O'Shea proposait en effet de distinguer deux formes de stockage, dont la seconde aurait été un prolongement de la première. Pour commencer, il existe un stockage direct, qui correspond à la forme la plus banale suggérée par l'intuition : de la nourriture mise de côté et préservée en vue d'une consommation future. La seconde est le « stockage indirect », défini de la manière suivante :
Le stockage indirect inclut tous les procédés qui transforment la nourriture en une autre forme plus stable, à partir de laquelle la valeur nutritionnelle pourra être récupérée ultérieurement.
Mais, au sein du stockage indirect, intervient une démarcation supplémentaire – et essentielle :
Si l'on excepte la domestication des animaux, les transformations caractéristiques du stockage indirect sont culturelles, et incluent la mise en équivalence, à travers l'échange, des produits alimentaires et non alimentaires. Au sein d'une communauté, la nourriture peut être échangée contre une obligation morale de réciprocité mais lorsqu'un tel échange s'étend à des groupes de parenté [corporate groups] ou à des villages, la transaction implique une forme ou une autre de symbole [token] physique. Dans une telle transaction, la nourriture est échangée contre un symbole non alimentaire avec, au moins, l'idée implicite que de tels symboles pourront plus tard être rééchangés contre de la nourriture. On appellera ici ce type de transaction d'échange un stockage social.
On voit aisément en quoi l'existence de ce stockage social constitue une voie royale vers l'apparition des inégalités économiques :
Cette convertibilité cruciale des symboles non-alimentaires possède plusieurs implications majeures pour l'étude de l'économie préhistorique et de la différenciation sociale. L'usage des symboles comme moyen de stocker de la valeur alimentaire introduit une nouvelle dimension dans les systèmes économiques primitifs, la capacité à accumuler de la richesse. Par définition, ces objets sont plus « stables » que la nourriture mais ils n'en contiennent pas moins, d'une manière symbolique, de la valeur nutritionnelle. À cause de cette plus grande stabilité et de la pression sociale constante pour convertir la nourriture dans ces objets, l'accumulation inégale de richesse devient possible. De plus, elle fournit un mécanisme par lequel la richesse peut être conservée et transmise à travers les générations à l'intérieur des groupes de parenté.

Une critique du « stockage social »

Tout cela appelle quelques commentaires critiques.
Tout d'abord, ces développements posent un problème de dénomination et de vocabulaire. Ranger ensemble l'élevage et le « stockage social » sous le nom de stockage indirect, et les opposer au « stockage direct » pose clairement un problème de logique. Pour commencer, si l'on parle de stockage de nourriture, on ne voit guère en quoi la démarcation entre « direct » et « indirect » serait pertinente ou utile. En-dehors du stockage dit « social », le seule exemple de stockage « indirect » fourni par O'Shea est celui de l'élevage, dont on se demande tout de même en quoi il mérite d'être ainsi séparé du fumage des poissons ou de l'ensilage de grains. En réalité, aucune nourriture ou presque ne pouvant être conservée sans être être l'objet de « procédés » la rendant plus stable, il est permis de se demander si tout stockage alimentaire n'est pas, à un degré ou à un autre, « indirect ». Mais le point le plus critique est que le stockage dit « social » n'est précisément nullement du stockage (à moins d'une dangereuse et trompeuse extension du sens de ce mot). Physiquement parlant, le stockage « social » ne stocke rien. Il n'accumule, ainsi que O'Shea l'écrit lui-même, que de la « valeur alimentaire » – en d'autres termes, au travers de ce prétendu stockage, on ne conserve pas pas des calories, mais la possibilité éventuelle d'acquérir des calories stockées par d'autres. Voilà pourquoi le seul classement raisonnable mettrait d'un côté le stockage physique, quel que soit le degré de transformation des produits alimentaires, et de l'autre ce prétendu stockage social, qui n'est autre qu'une épargne monétaire.
Or il est frappant que O'Shea, qui ne parle donc ici de rien d'autre que l'invention de la monnaie, s'évertue à n'en jamais prononcer le nom, employant systématiquement le mot de symbole [token] pour désigner les objets non alimentaires impliqués dans son stockage social. C'est un double paradoxe : d'une part, parce que dans son raisonnement, la monnaie est parfaitement décrite au travers de ses deux fonctions plus évidentes à nos yeux : celle de moyen d'échange et celle de réserve de valeur – c'est d'ailleurs parce que la monnaie est un moyen d'échange et qu'elle est physiquement « stable » qu'elle joue le rôle de réserve de valeur. D'autre part, parce que de tous les supports matériels ayant joué le rôle de monnaie au cours des âges, les monnaies primitives sont sans doute les moins symboliques : une hache de jade, des coquillages, etc. sont des objets qui pour être éventuellement inutiles aux activités de production, n'en possèdent pas moins une valeur intrinsèque liée à la difficulté de les fabriquer ou de les acquérir, qui en fait des « symboles » infiniment moins symboliques que nos billets de banque ou les électrons déplacés par nos cartes de crédit. Au demeurant, O'Shea lui-même est si conscient qu'il parle de monnaie qu'il va jusqu'à décrire, à juste titre, les effets inflationnistes au cours du temps du « stockage social ». Un des auteurs qui s'inscrit dans son sillage, et que je ne parviens malheureusement pas à retrouver, interprète d'ailleurs la coutume consistant à placer des biens de valeur dans les tombes, comme une pratique anti-inflationniste, une idée qui me semble tout à fait convaincante aussi longtemps qu'on ne prête pas à un effet pas particulièrement recherché au départ le statut d'une politique consciente.
Cette théorie de la naissance de la richesse place donc au centre de son propos la question de l'échange : c'est pour se procurer de la nourriture auprès d'autres communautés dans les périodes de disette que les sociétés auraient institué l'équivalence entre biens non-alimentaires et biens alimentaires, qui est à la base de la monnaie et de l'accumulation / différenciation de richesse. La question que l'on peut se poser est : si, effectivement, il est établi d'un point de vue ethnographique que la monnaie primitive, vecteur privilégié des inégalités de richesse, sert à se procurer des biens alimentaires et donc, à stocker de la valeur, peut-on en déduire pour autant qu'il s'agit là de son rôle principal et de la raison qui explique sa naissance ? Je vois plusieurs raisons d'en douter.
Un Tolowa, arborant les colliers de coquillages dentalia
qui faisaient partie des « trésors » de cette tribu
Pour commencer, on connaît la réticence générale qui existe dans ces sociétés à effectuer de tels échanges, réticence relevée par exemple par Halstead. Cela s'exprime parfois par une simple désapprobation morale (il est inconvenant, ou un peu déshonorant, de vendre au clou ses bijoux de famille pour assurer son pain), et parfois par l'impossibilité même de procéder à de tels échanges – Raymond Firth, dans son ethnographie de Tikopia, donne des exemples précis de biens qui peuvent s'échanger deux à deux, mais pas de manière généralisée ; pour parler comme les matheux, il n'y a pas transitivité des possibilités d'échange. Cet état de fait, largement constaté, a même poussé toute une partie des anthropologues à estimer que les biens dits « de prestige » constituaient une catégorie séparée, étanche, qui connaissait sa vie propre et n'interférait en aucun cas avec celle des biens de première nécessité. Cette position est sans aucun doute exagérée : on sait qu'il existait des passerelles entre les deux catégories de biens et que des échanges entre l'une et l'autre étaient possibles, notamment dans les périodes de pénurie. Un des articles les plus éclairants sur ce point est celui écrit par Gould (1966), à propos de la « quête de la richesse » chez les Indiens Tolowa de Californie. Mais si Gould réfute effectivement les thèses de DuBois sur le caractère séparé de la sphère des biens de prestige, et si O'Shea s'y réfère pour cette raison, il ne valide pas pour autant les positions de ce dernier – j'y reviendrai dans un instant. En tout cas, mon premier argument est le suivant : si la monnaie (cette « convertibilité cruciale des symboles non-alimentaires ») a été instaurée dans le but de permettre des échanges contre des biens alimentaires sur une échelle de plus large, comment se fait-il que de tels échanges soient très généralement marqués négativement, par la suspicion, la déconsidération, voire la honte ? Il y a là quelque chose d'assez illogique.
Pour lever ce paradoxe, il suffit je crois d'en revenir aux développements d'A. Testart à propos de l'importance fondamentale des paiements dans ces sociétés. Dans une économie marquée par la faiblesse de la division du travail, la richesse ne peut servir que marginalement aux échanges (de produits de subsistance), qui prennent une part mineure dans une activité économique où chaque ménage approche en permanence de l'autosuffisance. La fonction principale de la monnaie – et celle qui est le plus probablement à l'origine de son apparition – est celle de moyen de paiement : on se libère, par la fourniture de biens, d'obligations sociales liées aux mariages, aux dommages physiques, aux funérailles ou à diverses compensations. Ce n'est pas pour rien que si toutes les sociétés, y compris les plus égalitaires économiquement, connaissent des échanges, fût-ce sur une échelle limitée. c'est seulement dans certaines qu'apparaissent tout à la fois les paiements, la monnaie et les inégalités de richesse. Et c'est aussi cela qui explique que la monnaie primitive, partout où elle a été observée, se présente sous la forme de ce que nous appellerions de grosses coupures : elle n'est pas destinée à faire face à des dépenses courantes, qui n'existent que très rarement, mais aux grandes occasions.
Le scénario selon lequel la monnaie serait née dans le prolongement du stockage, en tant que réserve de valeur destinée à se procurer des biens de subsistance, diffère certes du récit traditionnel, qui remonte au moins à Adam Smith, selon lequel elle est apparue afin de faciliter un troc préexistant. Il s'en rapproche toutefois sur le fait que pour l'un comme pour l'autre, c'est l'échange qui représente le centre de gravité du raisonnement – est donc en tant que moyen d'échange que la monnaie serait venue au monde. Or, tout dans les données ethnologiques indique qu'il s'agit d'une fausse piste, que nous privilégions en raison de la fonction prédominante de la monnaie dans notre propre société, que nous calquons rétrospectivement, par une reconstruction spéculative, sur des contextes sociaux tout à fait différents.
Bien plus vraisemblablement, la monnaie est apparue comme un moyen de substituer la livraison de biens matériels à des prestations en travail ou à des échanges directs de parents. La question qu'il convient de poser n'est donc pas de savoir comment (ou pourquoi) des biens non alimentaires, à un moment donné, ont été considérés comme équivalents à des biens alimentaires – une telle équivalence, fût-ce à titre ponctuel et au coup par coup, a sans doute été admise dans toutes les sociétés humaines connues – mais pourquoi, à un certain degré du développement social, des biens matériels (alimentaires ou non) se sont mis à être tenus comme équivalents à du travail ou à des vies humaines. J'ai déjà eu l'occasion de développer une hypothèse dont on pouvait répondre à cette question. Elle impose, me semble-t-il, de tenir compte des quelques cas où ces paiements existent en l'absence de stocks, comme chez les Asmats de Nouvelle-Guinée. Et il me semble que la raison du basculement ne tient donc pas aux stocks eux-mêmes, mais à un phénomène qui leur est très généralement associé : la production, sur une échelle suffisamment large et régulière, des biens que j'ai appelé W.
Pour conclure, je dois ajouter que ma proposition concernant les biens W et l'instauration des paiements ne prétend pas avoir épuisé la question. Il existe semble-t-il quelques sociétés qui pratiquent le stockage tout en continuant d'ignorer les paiements (les Inuits de l'Alaska), voire les inégalités économiques elles-mêmes (ceux de la McKenzie). Il y a là sans nul doute matière à réflexion ; autant les premiers me semblent représenter une voie que je qualifierais de « capitaliste » vers les inégalités (et dont la rareté dans le monde primitif s'explique assez bien), autant les seconds, si leur réalité est avérée, posent un réel défi à l'investigation.


Épilogue

Un court passage de l'article de Gould condense tout ceci à merveille :
À chaque fois que des biens de subsistance étaient échangés contre des « trésors », les pièces du « trésor » étaient toujours échangés en tant qu'éléments séparés (...). Inversement, le prix de la fiancée et les paiements en compensation des dettes étaient généralement effectués à l'aide de colliers entiers de perles et de coiffes et de peaux de daims entières. (...) Les paiements pour le prix de la fiancée et les compensations étaient généralement effectués au grand jour et étaient souvent l'objet de nombreuses discussions en public. Mais les transactions entre « trésors » et nourriture étaient réalisées en privé et dans des cas de besoins particulier ; les termes auxquels se concluait l'échange étaient hautement variables et n'étaient ni largement connus, ni gardés en mémoire.

4 commentaires:

  1. Je ne savais pas que O'Shea avait écrit sur le stockage. Mais c'est quelqu'un qui avait de bonnes idées, comme d'ailleurs beaucoup des pères fondateurs et des premiers disciples de la New Archaeology (les dérives post-processuelles des épigones plus tardifs sont largement moins brillantes).
    Juste un point de détail.Tu traduis "corporate group" par "groupe de parenté", mais ce n'est pas tout à fait ça, même si ça se recoupe assez largement. Cette notion a été développée par Fortes à propos des sociétés segmentaires africaines pour désigner des groupes sociaux dont les membres, effectivement généralement liés par la parenté, agissent comme personne morale. Les corporate groups sont généralement des groupes de parenté, mais tous les groupes de parenté ne sont pas corporate. Il n'y a pas d'équivalent français, mais j'utilise généralement "groupe de solidarité" pour traduire. Il est à noter que, comme bien d'autres, cette notion a été reprise pour l'archéologie, notamment par notre ami Brian (Hayden), mais ça ne fait rien d'autre que meubler des discours creux : c'est totalement inapplicable.

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    1. Oui, je sais que ma traduction est approximative, mais je pensais que c'était la moins pire. « Groupe de solidarité »... moui. J'ai vu passer aussi « groupe en corps ». Le truc, c'est que ça oblige quasiment à faire suivre le terme d'une définition, car personne ne voit de quoi il retourne...

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  2. pourquoi le stockage et la richesse sont-il toujours
    Ils avec un "s" ;)

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    1. Là, j'avoue que le sens de la question m'échappe un peu...

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