Un lièvre... Capital
Un Asmat avec une coiffe de combat |
On connaît cette vidéo assez célèbre, qui met en scène deux équipes de basket, et où l'on demande à celui qui la visionne de compter les passes, avant de l'informer qu'un gorille a traversé le terrain sans qu'il s'en rende compte : elle illustre le fait que le cerveau humain, quand il se focalise sur un problème, tend à rester aveugle à des informations non pertinentes pour ce problème, si étonnantes ou importantes soient-elles. Eh bien, il y a quelques jours, c'est le livre premier du Capital de Marx qui faisait office de terrain de basket, et en guise de gorille, j'y ai trouvé un joli petit lièvre.
Faut-il le rappeler, le raisonnement classique du marxisme sur la naissance de l'exploitation est que celle-ci est apparue lorsque le progrès technique l'a rendue économiquement profitable, c'est-à-dire lorsque le travailleur s'est mis à produire l'équivalent de son entretien en moins d'une journée de travail, ouvrant ainsi la possibilité d'un temps de surtravail, pendant lequel il produisait pour son exploiteur. La proposition se décline à l'inverse : si, dans les sociétés de chasse-cueillette mobile, l'exploitation n'existait pas, c'est parce que la productivité du travail y était insuffisante.
On notera que le raisonnement considère classiquement que le progrès décisif dont il est question fut l'agriculture, mais qu'on peut très bien modifier cette hypothèse (en remplaçant, par exemple, l'agriculture par la sédentarité afin d'inclure les chasseurs-cueilleurs villageois de la Côte Nord-ouest ou du Natoufien), sans que cela modifie le fonds du raisonnement lui-même.
Je n'ai pas retrouvé de citation explicite de Marx sur ce point (je l'avoue bien humblement, j'ai eu la flemme de chercher), mais on peut fort bien regarder chez Engels, que ce soit dans l'Anti-Dühring ou, comme ici, dans L'Origine de la famille :
Pour le barbare du stade inférieur, l'esclave était sans valeur. Aussi les Indiens américains procédaient-ils avec leurs ennemis vaincus tout autrement qu'on ne fit à un stade supérieur. On tuait les hommes, ou bien on les adoptait comme frères dans la tribu des vainqueurs; on épousait les femmes, ou bien on les adoptait, elles aussi, avec leurs enfants survivants. A ce stade, la force de travail humaine ne fournit pas encore d'excédent appréciable sur ses frais d'entretien. Il en fut tout autrement avec l'introduction de l'élevage, du travail des métaux, du tissage et, enfin, de l'agriculture (ch. 2, La famille – la famille appariée)
Les lecteurs de ce blog savent qu'à mes yeux, ce raisonnement ne peut être conservé tel quel pour un certain nombre de raisons, et que je me suis efforcé d'en formuler une critique et une version alternative dans un long article récemment publié dans le Bulletin de la société préhistorique française. Pour en revenir à la position de Marx et Engels, elle me semblait cohérente (à défaut d'être en accord avec les faits), jusqu'à ce que je relise pour la nième fois le chapitre XVI (« plus-value absolue et plus-value relative ») du Livre I du Capital – le fameux match de basket.
Dans ce chapitre, Marx martèle une idée simple : un certain niveau de productivité du travail est une condition nécessaire, mais non suffisante, de l'exploitation : encore faut-il qu'existe un mécanisme pour extorquer le surtravail, autrement dit pour que le producteur accepte (plus exactement, qu'il n'ait d'autre choix que d'accepter) de travailler gratuitement pour autrui. Or, parmi les multiples exemples qui viennent à l'appui de cette affirmation, il est un qui présente un intérêt tout particulier :
Au milieu de notre société européenne, où le travailleur n'achète la permission de travailler pour sa propre existence que moyennant surtravail, on se figure facilement que c'est une qualité innée du travail humain de fournir un produit net. Mais qu'on prenne par exemple l'habitant des îles orientales de l'archipel asiatique, où le palmier sagou pousse en plante sauvage dans les forêts. « Quand les habitants, en perçant un trou dans l'arbre, se sont assurés que la moelle est mûre, aussitôt le tronc est abattu et divisé en plusieurs morceaux et la moelle détachée. Mêlée avec de l'eau et filtrée, elle donne une farine parfaitement propre à être utilisée. Un arbre en fournit communément trois cents livres et peut en fournir de cinq à six cents. On va donc là dans la forêt et on y coupe son pain comme chez nous on abat son bois à brûler. » Supposons qu'il faille à un de ces insulaires douze heures de travail par semaine pour satisfaire tous ses besoins; on voit que la première faveur que lui accorde la nature, c'est beaucoup de loisir. Pour qu'il l'emploie productivement pour lui-même, il faut tout un enchaînement d'incidents historiques; pour qu'il le dépense en surtravail pour autrui, il doit être contraint par la force. Si la production capitaliste était introduite dans son île, ce brave insulaire devrait peut-être travailler six jours par semaine pour obtenir la permission de s'approprier le produit d'une seule journée de son travail hebdomadaire. La faveur de la nature n'expliquerait point pourquoi il travaille maintenant six jours par semaine, ou pourquoi il fournit cinq jours de surtravail. Elle expliquerait simplement pourquoi son temps de travail nécessaire peut être réduit à une seule journée par semaine.
Encore une fois, l'idée centrale est que la productivité du travail ne suffit jamais à expliquer l'existence de l'exploitation : tout au plus la permet-elle, mais pour que le surtravail, de simplement possible, devienne réel, il faut un mécanisme supplémentaire, à savoir la force politique ou économique.
Voilà pour le match de basket. Regardons à présent le gorille.
L'auteur que cite ici Marx est un certain F. Schouw, dont l'ouvrage Die Erde, die Pflanzen und der Mensch a été publié en 1851. Celui-ci ne précise pas de quelles « îles orientales » il est ici question, ni, a fortiori, à quelles tribus il se réfère (on peut penser, par exemple, aux Asmat de la côte sud de la Nouvelle-Guinée, plusieurs fois évoqués dans ce blog). De même, le chiffre de douze heures de travail par semaine sort manifestement du chapeau de Marx. Quoi qu'il en soit – et c'est là le point crucial – ces gens vivent de la cueillette d'une plante sauvage : ce sont des chasseurs-cueilleurs. On trouve donc dans le Capital (qui plus est, dans le livre publié du vivant de Marx et donc, dont chaque ligne a été définitivement approuvée par l'auteur), un exemple qui contredit l'assertion générale « marxiste » selon laquelle l'exploitation ne pouvait naître chez les chasseurs-cueilleurs en raison de leur insuffisante productivité.
Étonnant, non ?
bonjour maestro,
RépondreSupprimerje suis probablement limité intellectuellement mais je ne pige vraiment pas la validité de la conclusion, Marx précise bien ..."SI LA PRODUCTION CAPITALISTE ÉTAIT INTRODUITE... adoncques cela détruit de fait l'hypothèse du gore île, détonnant non?
J'avoue, Christophe, que j'ai eu le même doute à la première et à la deuxième lecture... Marx imagine que la production capitaliste serait imposée à ces insulaires, elle ne naîtrait pas sur l'île...
RépondreSupprimerBonjour. Je suis au contraire d'accord avec Christophe. Le point n'est pas, me semble-t-il, si le capitalisme naît ou non sur cette île. D'ailleurs, le capitalisme apparaît ici juste comme un exemple d'extorsion de surtravail. Le point est plutôt que la disponibilité d'un "temps libre" au-delà du temps nécessaire à la production des moyens de sa propre subsistance (notion toute relative) est tout au plus une condition nécessaire (mais non suffisante) pour le surtravail. Ce qui détermine le surtravail est l'éventuelle "contrainte extérieure".
SupprimerEn ce sens Marx semble revenir sur la thèse (très malheureuse) selon laquelle "on ne peut pas abolir l'esclavage sans la machine à vapeur et la mule-jenny" (L'idéologie allemande). Or ce n'est pas du tout un supposé sous-développement technologique qui explique l'esclavage.
Je ne saurai répondre sur l'esclavage, sujet sur lequel je ne me sens pas compétent. Mais le point central que je voulais souligner est bien celui relevé par Claudio : Marx dit que dans cette société de chasse-cueillette, l'exploitation est techniquement possible sur la base de la productivité existante (et invoque un deus ex machina pour la concrétiser). Autrement dit, si chez ce peuple, il n'y a pas de classes sociales, ce n'est pas en raison d'une productivité insuffisante - ce qui contredit certains autres passages de Marx et Engels.
Supprimersalut ter tous,
RépondreSupprimerbon, je suis rassuré, je ne suis pas le seul à m'interroger! certes Claudio veloso mais la question que je posais reste toujours valable, patoche pastèque! vert dehors! rouge dedans! noirs pépins!
Non. Vos remarques ne me paraissent pas pertinentes. La contrainte dont il est question ne semble pas être "extérieure" au sens de "provenant du monde extérieur à l'île" mais au sens d'"extérieure à la volonté du coupeur de pain". Dans l'exemple de Marx, elle viendrait effectivement de l'introduction du capitalisme sur l'île (peut-être exogène), mais elle pourrait être due aussi à des raisons sociales tout à fait internes à la société insulaire et non dépendantes du mode de production capitaliste.
SupprimerJe crois que la question de savoir comment on pourrait passer à une société d'exploitation à partir d'une société qui l'ignore est aussi légitime qu'essentielle, mais qu'on n'y trouvera aucune réponse dans ce passage, car son but n'est pas d'en discuter. Encore une fois, son propos est uniquement d'affirmer la possibilité technique d'une telle exploitation sur la base de la productivité existante.
SupprimerBien entendu, ce n'est pas la question de savoir comment on pourrait passer d'une société d'exploitation à partir d'une société qui l'ignore que je trouve non pertinente. Cette question est en effet fondamentale, même si, comme le remarque Christophe, l'extrait de Marx ne permet pas d'y apporter une réponse. Je me référais à la mention du capitalisme. La phrase décisive dans l'extrait est en effet celle qui précède cette mention; c'est la phrase que je mentionne dans ma précision textuelle. Je voulais dire tout simplement que rien dans le texte n'oblige à penser que la contrainte extérieure dont il est question vienne nécessairement de l'introduction du capitalisme dans l'île.
SupprimerJuste une précision textuelle. Christophe cite le passage du Capital, si je ne me trompe, dans la traduction de Maximilien Rubel, où on a "il doit être contraint par la force", et non pas "il faut une contrainte extérieure", comme dans la traduction dirigée par Jean-Pierre Lefebvre, à laquelle je me réfère et qui est plus proche du texte allemand (ist äußrer Zwang erheischt).
RépondreSupprimerSalut Christophe,
RépondreSupprimerComme tu le dis, si la productivité augmente, le travailleur produit l’équivalent de son entretien en moins d’une journée de travail (sous certaines hypothèses : 1°) que ses besoins n’ont pas augmenté, 2°) qu’il travaille toujours autant) ; cela ouvre alors la possibilité d’une exploitation accrue par un exploiteur (indigène ou colonial). Mais cela n’est qu’une possibilité car une autre solution existe : celle où le travailleur travaille moins longtemps, de façon à toujours satisfaire ses besoins journaliers mais pas plus ! Dans From Stone to Steel, Salisbury analyse le cas du remplacement des outils en pierre par des outils métalliques chez les Siane de Nouvelle-Guinée ; cette substitution entraîne évidemment un accroissement de la productivité. Que font ces salopards ? Ils travaillent moins (ils s’amusent, font la guerre, des cérémonies, etc. !), personne n’étant là pour les « inciter » à travailler au moins autant qu’avant (et à donner le surplus à une personne ou une institution adéquate !). Lorsque ce groupe de profiteurs existe, il ne fait pas de doute qu’il y a exploitation ! S’est-il imposé par la force ? Continue-t-il à s’imposer (c’est-à-dire à exploiter) par la force ? Ce serait alors oublier l’idéologie (religieuse ou autre). Ce groupe peut être interne - c’est-à-dire composé d’indigènes du même groupe ethnique – ou externe – composé d’individus d’autres groupes ethniques, ou d’États coloniaux (capitalistes ou précapitalistes), la question est ici secondaire.
L'idéologie, au sens marxien du terme, présuppose la domination et l'exploitation, de sorte qu'elle ne peut expliquer leur émergence.
SupprimerLes Aborigènes - dont on peut dire qu’ils ne connaissent pas l’exploitation - ont un système très raffiné d’explications du monde, du rapport entre les individus, ils ont pléthore de mythes, etc. ; bref ils ont une idéologie élaborée. Pas d’exploitation mais néanmoins idéologie : ou votre conception de l’idéologie n’est pas « marxienne » ou la conception « marxienne » est largement à (re)voir.
SupprimerSelon le sens proprement marxien du terme, l'idéologie n'est pas simplement un ensemble d'idées, mais un ensemble d'idée qui servent à légitimer des rapports de domination ou d'exploitation; je pense aux travaux d'Isabelle Garo sur cette notion chez Marx. Une "conception du monde" quelconque ne relève donc pas nécessairement de l'idéologie au sens strict du terme. Cela dit, chez les Aborigènes il existe bien la domination masculine, n'est-ce pas?
Supprimer27 mai 2018 : Christophe Darmangeat découvre qu'en fait Karl Marx a tout pompé sur Marshall Sahlins.
RépondreSupprimerChasseurs-cueilleurs de toutes les grottes, unissez-vous !
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