The Power of Feasts (Brian Hayden)
Brian Hayden est un archéologue canadien qui travaille de longue date sur l'émergence des inégalités, insistant en particulier sur l'importance (pré) historique et conceptuelle des sociétés de chasseurs-cueilleurs sédentaires, point sur lequel il se rapproche donc d'Alain Testart. J'avais eu l'occasion de lire, il y a quelques temps, son petit texte paru aux éditions du CNRS – L'Homme et l'inégalité –, sur lequel, tout en louant sa volonté de traiter d'une des questions les plus importantes de l'évolution sociale, j'avais été assez sévère. Avec The Power of Feasts (2014), qu'on pourrait traduire par Le pouvoir des festins si cela ne sonnait pas aussi mal en français, B. Hayden livre un texte d'une tout autre ambition et, surtout, d'une tout autre ampleur : le monument pèse environ 1 200 000 signes, soit l'équivalent de 600 à 800 pages dans une édition standard.
Disons-le d'emblée, le livre est aussi intéressant qu'il est souvent irritant ; sa taille permet de dérouler le panorama le plus vaste qui soit, puisqu'il commence chez les primates pour se terminer à la société industrielle. Chaque chapitre, qui couvre un stade de l'évolution sociale, discute à la fois des aspects théoriques et empiriques – à la fois en matière ethnologique et archéologique – et l'on ne peut que s'incliner devant l'immense érudition de l'auteur. Il n'est cependant pas rare que le propos se dilue et que l'accumulation des faits donne l'impression d'être davantage un mitraillage qu'un tir de précision ; cette tendance à faire feu de tout bois, déjà perceptible dans L'Homme et l'inégalité, se manifeste à nouveau ici en de nombreuses reprises. Outre un flou conceptuel parfois très gênant, quelques affirmations à l'emporte-pièce ne manquent pas de faire lever les sourcils, comme la classification des Tupinamba comme une chefferie (p. 269) ou celle des Australiens du sud-est comme des chasseurs-complexes (p. 96 – dans son livre précédent, c'est ceux du sud-ouest qui étaient ainsi qualifiés ; peut-être s'agissait-il d'une coquille. Quoi qu'il en soit, la liste démesurée des caractéristiques supposées des chasseurs-cueilleurs complexes, p. 97, ressemble davantage à un inventaire à la Prévert qu'à une définition). Et que dire, dans le chapitre final, de la liste incongrue des recommandations pour une fête réussie...
Festins et structures sociales
Le phénomène que le livre étudie est donc celui des festins, définis comme « tout partage, entre deux individus ou plus, d'un repas comportant des aliments spéciaux ou des quantités inhabituelles de nourriture (...) organisé pour un but ou une occasion particulière. » (p. 8). Cette définition mériterait peut-être discussion : la place hégémonique qu'y tient la nourriture exclut sans doute à tort certains événements (je pense, par exemple, à certaines traditions des Hurons – voir l'annexe de ce billet). Ces festins, dans l'esprit de B. Hayden, doivent être considérés comme un élément central et moteur de l'évolution sociale. La dernière phrase de l'ouvrage l'affirme sans ambages : « Au vu des observations de ce livre, on est en droit de se demander où nous en serions sans les festins ? Il est bien possible que nous serions encore des chasseurs-cueilleurs simples. » (p. 372)
Un pilier de Göbekli Tepe, village de chasseurs-cueilleurs du Proche-Orient |
Face à un phénomène aussi important (et qui, jusque là, n'avait fait l'objet d'aucune étude systématique), on pourrait s'attendre à ce que la réflexion s'organise autour d'une double classification. Celle des sociétés, bien évidemment, mais aussi celle des festins eux-mêmes, afin de relier le cas échéant tel type de festin à tel type social. Pourtant, B. Hayden ne pose qu'un orteil sur ce chemin. S'il emploie certes une classification des sociétés – mais comment faire autrement ? –, la typologie des festins qu'il esquisse (p. 10) reste de pure forme : par la suite, cette typologie n'est plus jamais utilisée, et toute la suite du développement se contente de parler des festins en général.
L'élément le plus évident qui ressort de l'examen est que les festins sont un phénomène absent dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs dits simples, et qui apparaît au stade des chasseurs-cueilleurs « complexes » pour perdurer ensuite dans tous les types de sociétés postérieurs. Autrement dit, l'existence des festins est clairement liées à celle de la richesse. En l'absence d'une étude qui distinguerait les différents types de festins, et qui permettrait éventuellement d'aborder le problème de la nature différente de celles-ci au cours des âges, la question la plus intéressante du livre est donc celle de savoir par quelles voies festins et richesse sont corrélées. Or, s'il fournit plusieurs éléments de réponse, B. Hayden peine à fournir une explication satisfaisante.
C'est le moment de souligner à quel point il est étrange (et dommageable) que le livre, pourtant appuyé sur une bibliographie impressionnante, fasse aussi peu de place aux raisonnements d'A. Testart – fût-ce pour s'en démarquer. De cet auteur incontournable, seul est cité le travail de 1982 sur la différenciation entre chasseurs-cueilleurs stockeurs et non stockeurs, et le lien entre cette différenciation et la présence d'inégalités ; aucun de ses travaux ultérieurs n'est mentionné. Je m'explique d'autant moins cette absence qu'à ma connaissance, B. Hayden lit le français, et qu'il peut difficilement ignorer ces travaux. Toujours est-il que sur bien des points, son exposé aurait, je crois, beaucoup gagné à cette confrontation.
Sur certains points plus précis, d'ailleurs, ses analyses rejoignent exactement celles de Testart : ainsi, l'interprétation des monuments de Göbekli Tepe comme un indice que ces chasseurs-cueilleurs sédentaires étaient manifestement inégalitaires ; ainsi aussi, le rapprochement entre les crânes de bovins insérés sur les murs des maisons de Catal Höyük et les pratiques observées dans l'ethnographie du sud-est asiatique, signe de phénomènes d'ostentation typiques des sociétés inégalitaires.
Il y a donc, dans l'histoire de l'humanité, un basculement majeur où les festins apparaissent. Même s'il n'a pas consacré de textes à leur analyse spécifique, A. Testart s'est exprimé à leur sujet à de multiples reprises : il soulignait l'élément d'ostentation qui les caractérise, et qui est typique de sociétés dans lesquelles la richesse a fait son apparition. Il faut relire avec attention les quelques paragraphes des Éléments de classification des sociétés où il explique comment, dans les sociétés sans classes, le prestige conféré par la dépense ostentatoire est conditionné par le fait que la richesse y est socialement utile. Dans la classification utilisée par B. Hayden, les festins apparaissent dans les sociétés dites transégalitaires. J'avais déjà exprimé mes réticences face à ce terme, dont je ne voyais pas en quoi il représentait un progrès par rapport à celui de « tribus » traditionnellement utilisées par l'anthropologie américaine pour désigner ce stade social. Là, c'est le mérite du livre que d'en proposer une définition explicite, même si elle reste problématique :
J'utilise le terme « transégalitaires » pour me référer à des sociétés dont on peut s'attendre à ce qu'elles produisent quelques surplus de manière régulière, qui organisent généralement des festins ou d'autres manifestations de compétition, qui reconnaissent la propriété privée des produits et des ressources, qui utilisent la nourriture de manière compétitive, qui utilisent des objets de prestige, et qui possèdent une hiérarchie de familles pauvres et riches ne formant pas des classes permanentes en raison de la nature instable des surplus (par opposition à des sociétés où des surplus plus amples et plus stables qui débouchent sur des classes permanentes et des hiérarchies politiques.
Tous les défauts récurrents de l'approche de B. Hayden se manifestent dans ce court passage qui, souhaitant faire feu de tout bois, introduit diverses confusions. On constatera, tout d'abord, la réunion de traits hétéroclites dont certains sont manifestement des causes, d'autres des effets, mais dont on ignore lesquels devraient être tenus pour le critère proprement dit de la caractérisation. Tout aussi imprécis est la supposée instabilité des hiérarchies due à celle des surplus. Faut-il comprendre ce phénomène au niveau individuel (microsociologique) – les aléas favorisant tantôt les uns, tantôt les autres, les riches et les pauvres ne sont pas toujours les mêmes ? Ou faut-il le comprendre au niveau global (macrosociologique) – certaines années, le surplus disparaît et les différences de richesse avec lui ? Aucune des deux hypothèses ne paraît cohérente avec les observations : dans les sociétés du monde II (pour reprendre la terminologie de Testart), au niveau microsociologique, la continuité des familles riches et pauvres est comparable à celle des sociétés de classe ; même s'il peut exister une certaine mobilité sociale, variable selon les cas et les configurations, l'existence de l'héritage (du statut et des biens) leur assure partout une certaine stabilité. Quant au niveau macrosociologique, je ne connais aucun cas ethnographique où les différences de richesses connaîtraient des oscillations, disparaissant et renaissant au gré des fluctuations de la production économique.
Plus fondamentalement, c'est l'origine même des festins qui reste incompréhensible, malgré les nombreuses lignes que B. Hayden consacre à cette question. L'extrait qui précède montre que dans l'esprit de l'auteur, les festins sont intimement liées à l'existence d'un surplus – celui-ci étant la condition nécessaire (et suffisante ?) de celles-là. Le terme de surplus, après celui de festins, est peut-être celui qui revient le plus souvent dans le livre ; l'auteur ne cesse de s'y référer. Mais j'ai beau chercher, je ne trouve aucun endroit où ce terme soit clairement défini. Or, comme j'ai tenté de le montrer à plusieurs reprises sur ce blog (et dans des travaux académiques), les « surplus » peut recouvrir bien des réalités différentes ; faute de préciser de laquelle on parle, le mot acquiert un faux pouvoir explicatif multi-usages : avec le « surplus », on explique tout... et on n'explique rien. De plus, et j'y reviendra brièvement, il n'est pas du tout évident que le lien de causalité entre les surplus et les festins (disons, plus généralement, les diverses manifestations ostentatoires) aille des premiers vers les seconds, et non l'inverse.
Les aggrandizers
L'autre grande faiblesse du raisonnement de B. Hayden, déjà perceptible dans ses travaux précédents, est l'accent mis sur le rôle des individus supposés à la fois agressifs, ambitieux et manipulateurs, et qu'il appelle les aggrandizers – ne trouvant pas de bonne traduction en français, je conserverai ce terme par la suite. Ces aggrandizers sont censés être le deus ex machina de l'évolution sociale, et c'est à leur action que les sociétés humaines doivent d'avoir connu un certain nombre de transformations. Déjà critiqué par le passé pour ces conceptions, B. Hayden s'emploie à répondre aux objections et à préciser sa pensée. Il apporte (ou rappelle) plusieurs nuances importantes, comme par exemple le fait que ce profil d'individus est censé exister dans n'importe quelle communauté humaine (en raison de déterminants biologiques), mais que ce sont les circonstances qui conduisent leurs comportements potentiels à s'exprimer d'une manière plutôt qu'une autre – et, ainsi, à transformer les structures sociales.
Mais ces précautions ne peuvent faire oublier qu'en matière sociale, une explication qui part des acteurs pour expliquer les structures est nécessairement une explication faible. Elle procède (avec plus ou moins de cohérence) d'un individualisme méthodologique qui ne peut être qu'une impasse. C'est un peu comme si l'on voulait expliquer le féodalisme ou le capitalisme par l'existence de féodaux ou de capitalistes (réels ou en puissance). Qu'il existe dans toute société (surtout, dans une société de classes) des individus prêts à saisir les opportunités qui pourront donner libre cours à leur brutalité, à leur envie de s'enrichir, ou au deux, c'est une évidence. Mais ce n'est pas parce que des individus, on ne sait trop comment, ont préféré s'enrichir par l'industrie, le commerce ou la finance plutôt que par l'agrandissement de leur fief que le capitalisme a supplanté le féodalisme. D'une manière générale, ce sont les structures sociales qui expliquent les stratégies des individus et non l'inverse. À cela s'ajoute qu'on ne peut jamais expliquer un phénomène changeant (les structures sociales) par un facteur permanent (une minorité d'arrivistes, potentiels ou déclarés).
Comment les aggrandizers préexistants, muselés ou confinés au domaine matrimonial dans les sociétés sans richesse, en sont-ils venus à devenir des manipulateurs de biens matériels et de dépendants ? C'est cela qu'il faut expliquer. L'argumentation de B. Hayden suit deux trajectoires parallèles. La première, comme on l'a vu, invoque la question du surplus – celui-ci n'étant guère différencié du stockage :
La revendication de la propriété privée de la nourriture cueillie, pêchée ou chassée semble avoir été significativement renforcée par la pratique du stockage, qui exigeait de substantielles dépenses de temps, d'efforts et de prise de risque au-delà de l'acquisition initiale de nourriture. De plus, le stockage conduisit à une surproduction régulière afin de s'assurer contre les pertes et les incertitudes futures et, lorsqu'ils étaient inutilisés (comme c'était le cas la plupart du temps) ces surplus pouvaient être affectés à d'autres usages plutôt qu'être perdus et dilapidés. (...) Ainsi, le stockage favorisa le développement des festins, des biens de prestige, des schémas de mariage coûteux, et d'autres stratégies économiques fondées sur des stratégies d'investissement ou de captation des bénéfices. (p. 62)
Or, outre que les premières affirmations me paraissent discutables à différents degrés, tout le problème tient dans le « Ainsi » qui introduit la phrase finale. Comment passe-t-on d'une production alimentaire excédentaire (par rapport aux besoins physiologiques ?) à un certain nombre d'institutions, cela reste fort obscur.
Voilà pourquoi, tout en présentant le surplus comme le fonds économique et comme une condition nécessaire du basculement vers les festins (et la richesse) B. Hayden est obligé de recourir aux aggrandizers et à leurs « stratégies » (le mot revient sans cesse) qui seuls, à ses yeux, peuvent transformer cette potentialité en réalité :
Il paraît évident que les surplus étaient nécessaires pour que survive le système des festins (...) Bien que les aggrandizers transégalitariens aient pu n'avoir guère de pouvoir direct sur les personnes, je soutiens qu'ils développèrent de nombreuses stratégies manipulatrices afin de tirer avantage des surplus réels et potentiels, l'une des plus efficaces étant l'organisation de festins (p. 58-59).
Une jeune néo-guinéenne, portant sur elle une partie de son « prix de la fiancée ». |
En d'autres passages, le détail de ces stratégies supposées se fait plus explicite :
Par contraste, les festins et les autres stratégies de compétition des aggrandizers basées sur le surplus (en particulier, les mariages arrangés par la richesse et l'investissement dans les enfants) peuvent convertir des montants illimités de production de surplus en avantages significatifs pour les producteurs (...) (p. 19)
Parmi les groupes d'horticulteurs qui élèvent des animaux, on a pu établir un lien fort entre les festins compétitifs et d'une part le besoin d'animaux (en particulier pour les paiements de mariage et les festins) et d'autre part, l'intensification de l'agriculture pour nourrir ces animaux. (p. 114)
De nombreux aggrandizers ont dû trouver les moyens d'utiliser les surplus à leur propre profit, en particulier par des prêts à fort taux d'intérêt, des invitations aux festins qui endettaient les invités et des compensations matrimoniales élevées. (p. 165-166)
Or, pour ne parler que de cet aspect, il est permis de penser que concevoir le prix de la fiancée comme le fruit d'une stratégie, c'est-à-dire d'une volonté consciente d'une partie de la société, est au mieux partielle, et au pire totalement erronée. Engels soulignait, il y a longtemps déjà, que les sociétés sont le lieu de volontés et d'actions contradictoires, et que la résultante est souvent quelque chose que personne n'avait voulu. Et Pierre Lemonnier, dans un très bel article, avait déjà illustré comment, non sans ironie, le prix de la fiancée avait pu résulter non de la volonté de creuser les inégalités, mais au contraire, de celle de les aplanir. Une explication scientifique, et donc matérialiste, ne peut considérer comme causes ultimes les volontés des acteurs sociaux ; à l'inverse, elle doit expliquer la volonté de ces groupes par les structures sociales et leur évolution.
En conclusion, l'avis de Brian
Cette critique, déjà longue, ne peut aborder tous les aspects de ce texte qui le mériteraient. Une des idées les plus présentes et des plus originales (même si elle n'est pas totalement nouvelle, mais B. Hayden ne prétend rien de tel) concerne les motivations qui ont présidé à l'apparition de l'agriculture et de l'élevage. On sait que ces phénomènes résistent aux explications simples et que leur apparition constitue une des questions les plus stimulantes de l'anthropologie sociale. Ainsi que l'indiquent certains extraits qui précèdent, le livre soutient que ces innovations ont bien davantage résulté d'une incitation de nature sociale que d'impératifs strictement biologique – quitte à affaiblir, sans s'en rendre compte, sa propre explication en termes de surplus, puisque celui-ci apparaît alors bien davantage comme une conséquence que comme une cause.
Toujours est-il que The Power of Feast, malgré sa longueur et son manque parfois flagrant de rigueur, représente une entreprise louable et stimulante pour agiter des questions provocantes. Mon sentiment est qu'il rassemble des éléments de réponse, sans parvenir à les ordonner dans un raisonnement convaincant. Mais il fait oeuvre utile et, même dans ses aspects critiquables, soulève des interrogations cruciales avec une volonté salutaire de secouer les certitudes (mal) établies.
Hello Christophe,
RépondreSupprimerJe te suis sur tous les aspects du compte-rendu. D’une manière générale, je ne suis pas un très grand fan de Hayden, dont les réflexions manquent de profondeur et qui a tendance à masquer les lacunes par de jolis mots qui ne veulent rien dire, à l’image de ses « transegalitarian societies ». Après, les work feasts (que j’ai plus tendance à traduire par fêtes du travail que par festins du travail) sont un phénomène social extrêmement répandu et important qui, malheureusement, n’a que peu suscité l’intérêt des archéologues ou anthropologues sociaux français, et il faut bien admettre qu’heureusement que les Nord-Américains sont là pour le faire connaître. Tu n’as pas tout à fait raison quand tu dis que ce phénomène n’avait jusque-là fait l’objet d’aucune étude systématique. Ça fait une bonne vingtaine d’années qu’il y a des publications importantes à son propos. La plus ancienne (à ma connaissance) est celle de P. Wiessner et W. Schiefenhövel (Food and the Status Quest: An Interdisciplinary Perspective. Providence, Berghahn Books, 1996), mais il y a aussi celle de Dietler et Hayden (Feasts; Archaeological and Ethnographic Perspectives on Food, Politics, and Power. Tuscaloosa, The University of Alabama Press, 2001) ou celle de Baumann (Polynesische Feste als Ausdruck von Status und Prestige. Munich, Grin Verlag, 2008) pour ceux qui lisent le tudesque. La meilleure définition, à mon avis, des work feast est donnée par M. Dietler et I. Herbich dans leur vraiment excellent papier du bouquin de 2001 (Feast and labor mobilization: dissecting a fundamental economic practice) : « That is, the work feast is an event.in which a group of people are called together to work on a specific project for a day (or more) and, in return, are treated to food and/ or drink, after which the host owns the proceeds of the day's labor. » Et les mêmes de rajouter un point fondamental : c’est « …the nearly exclusive means of mobilizing large voluntary work projects before the spread of the monetary economy and the capitalist commoditization of labor and creation of a wage labor market ». J’avais pas mal développé ça dans un papier sur le mégalithisme, puisque je considère que les fêtes du travail sont la pratique qui a permis aux Néolithiques de faire tirer des cailloux de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de tonnes, et qu’en conséquence on a toutes les chances de pouvoir classer les sociétés néolithiques qui faisaient du mégalithisme (du moins un certain type) dans les ploutocraties. Mais c’est une autre histoire…
Hello BB
SupprimerIl semblerait que je me sois un peu trop fié à ma propre ignorance pour en déduire que certains travaux n'existaient pas... Bien fait pour moi. Sur la citation finale en anglais, il me semble que cette affirmation ignore (au moins) la mobilisation de la main d'oeuvre par des voies directement politiques, comme la corvée de l'État inca. En revanche, je suis tout prêt à accepter l'idée que le mégalithisme traduit une ploutocratie ostentatoire (j'ai lu sur la question l'article de Testart et le livre de Gallay, mais je ne savais pas que tu avais écrit quelque chose...)
Je te rassure, je découvre tous les jours à quel point je suis ignorant (et je ne parle que de l'existence de travaux scientifiques) ! De toute façon, sauf à être ultra spécialisé, la veille biblio devient de plus en plus difficile avec la profusion de tout ce qui est publié. Le point négatif de l'affaire, c'est que les bons papiers sont noyés au milieu de ceux qui n'apportent rien...
RépondreSupprimerTu as parfaitement raison sur le caractère incomplet et la citation. Mais c'est de ma faute, l'article est plus explicite et je l'ai sortie de son contexte. Bien évidemment, partout où il y a des États il peut théoriquement y avoir du travail collectif sous forme de corvée (ça vaut aussi pour la Grande muraille en Chine, et il y a sans doute d'autres cas que j'ignore). Sur le mégalithisme, le papier traîne sur mon Academia. Mais si ça t'intéresse de le lire et si tu ne l'y trouves pas, je te l'enverrai.
J'ai trouvé le papier (sans difficultés) et l'ai illico ajouté à ma pile (hélas bien garnie). En revanche, je ferais bien une commande privée à propos d'un texte sur les tombes doubles des chasseurs-cueilleurs, dont je n'ai pu attraper que le résumé...
SupprimerBonjour Christophe (et B.B.),
RépondreSupprimerJe ne connais pas Hayden, ou du moins je n’en connais que ce que tu en as dit ; effectivement, ce ne semble pas être un adepte de la rigueur. Dommage.
J’ai été très surpris de la traduction que tu donnes du mot « feast » par festin et non pas fête. Effectivement, le mot feast pouvant être traduit aussi bien par festin que par fête, la citation de Hayden fait référence à un échange de nourriture, un banquet. Mais alors, il n’est plus question de rapports sociaux comme cela est le cas de la fête. Et alors il faudrait définir avec précision ce qu’on entend par fête, bref faire le même type de travail que Testart pour l’esclavage. En tout cas, pour moi, les participants à une fête ne sont pas contraints d’y participer (que ce soit pour travailler ou pour d’autres raisons) – et j’entends par contrainte non pas une contrainte morale ou autre mais une contrainte réelle, sanctionnée par le droit – ce qui exclut immédiatement la « corvée » ou le travail forcé.
À propos de la catégorisation des fêtes, B.B. parle de fêtes du travail ; il y a aussi une catégorie extrêmement importante de fêtes, qu’on retrouve dans quasiment toutes les sociétés d’Asie du Sud-est, les « fêtes du mérite » (en général, d’ailleurs, celles-là font partie de celles-ci). Ces fêtes ont été étudiées depuis fort longtemps (par exemple « Feasting and Social oscillations » de Thomas Kirsch, 1973.) ; elles permettent sinon l’établissement, du moins le renforcement, de la hiérarchie sociale. Ce type de fête est tout à fait différent du potlatch des Indiens de la côte nord-ouest. Les différences entre ces deux types de fêtes reflète probablement – comme le soulignait A. Testart - la différence d’« esprit », de geist, de l’Asie et de l’Amérique (sociétés de la dette / sociétés du don, etc.).
Pour en revenir au livre de Hayden, je suis entièrement d’accord avec ta conclusion : tout livre qui secoue le cocotier, qui « soulève des interrogations cruciales » parce qu’il pose (même mal) de bonnes questions est un livre qui mérite considération.
Hello Momo,
SupprimerMerci pour les rappels et les précisions tout à fait utiles.
Effectivement, les participants ne sont pas du tout contraints, tout au moins par le droit (du point du vu moral, à part que c'est une bonne occasion de se torcher au vin de palme ou à autre chose, il est mieux vu de participer). C'est bien la différence avec les États, inca, chinois ou autres, où la corvée est obligatoire et l'on ne peut s'y soustraire.
Quant aux fêtes d'une façon générale, ça fait déjà un certain temps que je suis persuadé que c'est quelque chose d'extrêmement important et que nous avons trop longtemps négligé, A. Testart le premier d'ailleurs. C'en est même à se demander s'il ne faut pas rajouter les fêtes aux paiements sociaux (prix de la fiancée et compensation pour meurtre) dans les usages possibles qui définissent les sociétés à richesse. Ça rejoint ce que Christophe écrivait dans son billet sur les biens W et la double conjecture : l'autre (une autre) voie que pourrait emprunter la richesse lorsque la voie des paiements est entravée, ne serait-elle pas celle des fêtes ? Avec peut-être à l'origine du mécanisme une obligation de donner une fête quand on accumule trop, comme chez les Tareumiut évoqués il y a quelques billets ? Bon, c'est pure hypothèse de travail, mais il y a peut-être quand même quelque chose à creuser... À moins que Christophe pousse des cris d'horreur devant pareille idée !
Voilà une discussion qui promet !
SupprimerPour commencer, le point le plus facile : j'avais commencé par traduire les feasts de Hayden par les fêtes, mais dans certaines circonstances, ça ne collait pas. Comme lui-même donne une définition, si je puis dire, alimentaire du phénomène, et qu'apparemment l'anglais ne distingue pas la fête du festin, il m'a semblé que ce dernier terme correspondait mieux au concept. Au passage, je ne l'ai pas dit dans ma critique, mais je me demande si aborder les feasts sous l'angle de la distribution de nourriture, ce n'est pas prendre les choses par le côté le moins significatif – un peu comme si on voulait comprendre la production capitaliste à partir du fait que le travailleur reçoit, via son salaire, de quoi se nourrir et se loger. Le but premier de la fête, et son rôle social, c'est je crois bien moins de nourrir les participants que de les faire bosser (avant ou pendant), que ce soit pour procéder à un investissement à caractère productif (défrichage, pont...) ou à un affichage social (prise de grade) avec des situations intermédiaires (construction d'une maison des hommes...)
Pour ce qui est de la fête comme voie de naissance de la richesse, cela ne me fait pas hurler : pour faire avancer le chmilblick, il faut recenser les faits, considérer ceux qui ne rentrent pas dans nos hypothèses, n'en écarter aucune nouvelle a priori (hormis les plus délirantes, évidement), et les modifier au mieux en conséquence. En somme, c'est un peu comme le fromage : c'est une question d'affinage – et puis, de temps en temps, on pensait qu'on avait fait le tour et on découvre des faits qui viennent contredire nos belles constructions. Je ne suis néanmoins pas convaincu que la fête puisse être considérée comme un usage autonome de la richesse (au même titre que les paiements de mariage, ou l'achat des moyens de production). Il me semble qu'elle en est une conséquence ou un usage sous une forme particulière (je m'explique mal, mais je réfléchis tout haut). En tout cas, chez les Tareumiut, la richesse existe avant tout sous la forme capitalistique : c'est la possession de baleinière, et accessoirement celle d'une route commerciale, qui fait l'homme riche. Ce que je suis tenté de rapprocher au fait que chez eux, l'outil productif n'est pas la terre (devant être défrichée) mais la baleinière, produite par l'activité humaine et qui exige une dépense de travail élevée, que tout un chacun ne peut se permettre. Là où je rejoins pleinement BB, c'est sur le fait que les paiements n'épuisent pas la question de la richesse. Dans les « ploutocraties ostentatoires », le riche n'est pas seulement celui qui peut payer pour se marier ou prêter aux autres pour cela : c'est aussi celui qui réalise, à titre plus ou moins privé, les investissements collectifs. Et je crois en effet qu'il y aurait beaucoup à apprendre à explorer tout cela...
Entièrement de ton avis sur la question du rôle social de la fête, qui est avant tout de faire bosser les gens. C'est d'ailleurs, à mon sens, la grande différence avec le potlatch : ce sont deux façon de claquer de la tune de manière ostentatoire, mais d'un côté on fait bosser et de l'autre non.
SupprimerPour le reste, c'est sûr qu'il va falloir bien réfléchir d'abord. Après, c'est un peu l’œuf et la poule : quoi est à l'origine de quoi ? Je suis d'accord pour la baleinière des Tareumiut. Mais, si tu as la réponse je suis preneur, qui fabrique la baleinière, y a-t-il rétribution du travail, et sous quelle forme ? Parce que si la baleinière fait le riche, la richesse ne fait-elle pas aussi la baleinière ?
Bonjour,
RépondreSupprimerLa fête est-elle nécessairement liée à la richesse ? Je pose une question : dans les sociétés qui pratiquent la chasse aux têtes, ne fait-on pas une fête lorsqu’une ou plusieurs têtes sont rapportées ? Si oui, est-ce la communauté qui s’en charge, ou le chasseur ? Qu’en résulte-t-il pour le chasseur (= est-ce une phase de prise de rang ?) ? Il est bien clair qu’il s’agit ici d’une situation un peu particulière : à ma connaissance la chasse aux têtes ne se pratique que dans les sociétés horticoles et pas chez les chasseurs-cueilleurs – donc dans des sociétés connaissant la richesse. Mais la fête elle-même a-t-elle un rapport avec cette richesse ?
Ah, la chasse aux têtes ! Le truc incompréhensible que personne encore n'est arrivé à théoriser correctement. Même Alain Testart séchait complètement dessus. Même dans la définition stricte, c'est-à-dire en excluant les moult cas où l'on coupe des têtes pour des raisons diverses, c'est très polymorphe. Alors que, paradoxalement, c'est limité à deux régions du monde : l'Asie du Sud-Est/Mélanésie et un bout d'Amérique du Sud. Pourquoi ? Question à 15 euros (et un Nuts)... Pour le lien avec le politique, ça n'existe pas chez les chasseurs-cueilleurs non stockeurs, mais je crois qu'à Bornéo il y a au moins un cas chez des stockeurs (à vérifier). Et ça n'existe pas dans les États. Mais entre les deux, ça touche pas mal de formes politiques. En ce qui concerne les fêtes, c'est sûr que c'en est une occasion classique. Mais, pour ce que j'en sais (il faudrait faire une enquête systématique), la fête est supportée par un individu ou un groupe de parenté, mais pas par une communauté au sens où tu l'entends. D'ailleurs, c'est parfois couplé avec le mégalithisme (cas des Naga, par exemple). À ce propos, je me suis toujours demandé s'il existait une relation entre les deux, mais je n'ai pas l'ombre du début d'une idée sur comment et en quoi ça pourraît être lié (hormis que les deux interviennent dans les prises de grades). Je ne pense donc pas que ça soit très différent des autres fêtes en ce qui concerne le lien avec la richesse. Par contre, c'est différent des fêtes du travail, puisque ce n'est alors pas organisé pour faire bosser des gens (encore que l'on chasse parfois dans le cadre de la construction d'une maison des hommes, donc ce n'est peut-être pas aussi étanche que ça...). Bon, c'est un avis assez global et à chaud. Dans le détail, il faudrait creuser profondément, parce que la chasse aux têtes c'est aussi mystérieux que c'est passionnant.
SupprimerPassionnants échanges ! L'anthropologue qui n'a pas grand chose à ajouter sur le fond mais qui reste amateur de plaisanteries faciles y trouvera la confirmation du fait que la chasse aux têtes entre dans la catégorie plus générale des prises de tête.
RépondreSupprimerSalut,
RépondreSupprimerJe voudrais revenir rapidement sur les fêtes et le potlatch, du moins ce que j’en sais. Dans un potlatch, le chef invitant distribue de la nourriture aux gens du commun (et aux nobles) invités (et encore, concernant ses propres gens, « il lui arrive de faire preuve de prodigalité … » (M. Mauzé, L'organisation politique des Kwagul méridionaux au XIXe siècle) ce qui sous-entend qu’il lui arrive aussi de ne pas se montrer généreux !) mais il ne distribue pas que de la nourriture ; il offre des biens de prestige mais aux seuls nobles invités. En fait il y a trois processus : 1. L’exploitation : le chef invitant prélève de la nourriture chez tous les individus de sa « maison », nobles et non-nobles (semble-t-il de façon égalitaire) 2. La fête ( ?) : Il distribue la nourriture avec prodigalité lors d’un potlatch à tous ses invités (et, éventuellement, à ses gens) 3. Don/contre don : mais il distribue les biens de prestige (« blasons », couvertures, etc.) aux seuls nobles invités (et ces biens, ses propres nobles les lui ont donnés et il a puisé dans ses propres réserves (car les gens du commun, par définition, ne peuvent posséder de tels biens !)). Peut-on parler ici du potlatch comme d’une fête ?
Il y a une cinquantaine d’années, un petit groupe « gauchiste », l’IS (Internationale Situationniste où écrivait Guy Debord), faisait du potlatch une fête (et de la Révolution une fête permanente) et y voyait le modèle des échanges dans une société communiste (faut-il préciser qu’il ne s’agissait pas de l’URSS ?). Il était difficile de se tromper plus lourdement.
Salut Momo,
SupprimerTechniquement, le potlatch est une fête, il n'y a pas de doute. Cependant, Hayden n'en parle que très peu spécifiquement dans son bouquin (pour ne pas dire pas du tout). C'est sans doute parce que c'est très différent dans l'esprit de ce que les anglophones appellent les work feasts et sur lesquelles est centré son travail. Comme ça a été écrit au-dessus, les work feast c'est fait pour faire bosser les gens, pas le potlatch. Les premières sont une forme d'échange marchand, le second c'est un échange non marchand (don pur et dur). Après, ça se rejoint sur le fait que dans les deux cas c'est fait pour montrer et augmenter son prestige.
Quelqu'un viendrait-il d'écrire que l'échange non marchand était un don pur et dur ? Que les mânes d'Alain Testart le poursuivent depuis l'enfer de l'anthropologie. (Mauvaise) plaisanterie mise à part, je crois que le mot de « fête » est assez fourre-tout, et en lui-même inclut uniquement l'idée de réjouissances en une occasion inhabituelle. D'accord pour dire que les work feasts et les potlach mobilisent tous deux du travail et fabriquent du prestige, mais selon des modalités différentes. C'est le principal point faible du bouquin d'Hayden : il commence par esquisser une typologie des fêtes, mais l'oublie ensuite totalement et ne manie plus que de trop grandes généralités. Tiens, tant qu'on y est, je crois me rappeler que chez les Asmats, on a encore affaire à une troisième catégorie : on organise un grand banquet pour l'inauguration des mâts gravés. Ce n'est pas une work feast, car les invités ne sont pas censés bosser, mais ce n'est pas non plus un potlatch : il n'y a pas de distribution d'objets de valeur.
SupprimerJe concède la mauvaise formulation. "N'est pas un échange marchand", ce n'est pas la même chose que "est un échange non marchand". Le plus simple était effectivement de dire que le don n'est pas un échange...
SupprimerBonjour,
SupprimerJe ne voudrais pas insister lourdement (promis, juré, je n’y reviendrai plus !) mais je pense que la conception du potlatch est plus complexe que celle qui est donnée habituellement, probablement parce qu’on se réfère quasiment toujours à un type de potlatch, celui des Kwakiutl. Dans le livre de Emmons « The Tlingit Indians » on peut lire page 67 :
« Les vieilles maisons multifamiliales étaient des maisons de lignages et la construction de l’une d’entre elles était l’un des événements les plus importants dans la vie des Tlingit. Ce n’était pas seulement à cause du travail engagé mais parce que le travail était fait par les membres de la moitié opposée, qui devaient être payés lors du potlatch donné pour inaugurer la nouvelle maison. Comme nous le verrons, chaque étape du travail était célébrée par une cérémonie appropriée où les esprits des arbres et les fantômes du lignage étaient nourris, et où les ouvriers s’en mettaient plein la panse et étaient récompensés (…) ». [PS chez les Tlingit, les potlatch sont souvent funéraires].
Dans le cadre même de certains potlatch (qui ne se caractérisent pas par un événement unique), on trouve donc bien des fêtes du travail.
Bonjour Momo,
SupprimerTu as raison d'insister ! Parce que tu as sûrement aussi raison sur un autre point, c'est que finalement on a tendance à ne retenir du potlatch que des idées superficielles, ou tout du moins incomplètes. Dans son papier sur la question, Testart avait d'ailleurs bien montré que l'affaire était en réalité bien plus complexe qu'elle en avait l'air. D'après ce que tu cites, il y aurait effectivement des fêtes du travail du côté de la CNO. Finalement, on sent bien que pour pouvoir réfléchir correctement, il faudrait commencer par faire une typologie de toutes ces fêtes... Sacré boulot en perspective !