Biens W et paiements : une double conjecture
« Chasse à la baleine chez les Eskimo |
Je réfléchissais encore à ma carte sociale et à ce que les quelques exceptions qu'elle fait apparaître peuvent nous apprendre sur l'évolution sociale. Dans l'article que j'ai réécrit suite à ma bourde initiale (je ne reviens pas sur les détails de cet épisode douloureux), je signale deux problèmes, sans avoir réellement l'espace pour les traiter.
Deux problèmes...
Le premier est qu'il existe quelques rares sociétés qui connaissent sans conteste la richesse – et les inégalités qui vont avec – sans pour autant connaître quelque forme de paiement que ce soit : parmi elles, on trouve les Tareumiut, qui sont des Inuits villageois du nord de l'Alaska. Sans trop m'avancer, j'écris dans mon article à propos de ce type de sociétés les lignes suivantes :
Les quelques sociétés à biens W de notre échantillon qui, contrairement à la règle générale, sont dépourvues de paiements, n’en sont donc pas moins structurées par la richesse. Ceci nous paraît illustrer le fait que les paiements constituent une excellente approximation de la richesse dans le monde II, mais qu’ils n’en sont pas une définition. Autrement dit, si la richesse, dans ce monde, sert essentiellement à solder ses obligations sociales, elle ne sert pas uniquement à cela ; et, dans quelques cas, elle se manifeste sous d’autres formes. Chez les Tareumiut, la puissance qu’elle procure est directement liée à la possession, dans un usage strictement encadré par un contrôle social, d’un moyen de production essentiel (la baleinière). Mais la richesse est également ce qui ouvre la possibilité de jouer un rôle proéminent dans les importants échanges intertribaux ; on lit ainsi que « les hommes qui commerçaient fréquemment et en grandes quantités avaient tendance à être appelés umialik, qu’ils possèdent une baleinière ou non » [Johnson et Earle, 2000, p. 177].
L'autre problème concerne mon hypothèse des biens W, selon laquelle toute production substantielle de biens meubles, durables et nécessitant de grandes quantités de travail tend à provoquer le passage aux paiements. Cette hypothèse explique, me semble-t-il, les cas de sociétés à richesse non stockeuses : Calusa de Floride, Asmat (et autres sociétés) de Nouvelle-Guinée. Mais dans l'autre sens, elle est en partie démentie par le monde inuit – je pense au monde inuit le plus courant, celui de chasseurs-collecteurs mobiles. Les inuits n'ignorent pas totalement la richesse ; contrairement à Alain Testart, qui les classait dans son « monde I », je pense qu'il faut considérer qu'ils occupent une place un peu intermédiaire. Si j'en crois Kjellström, qui a consacré un livre à la seule question du mariage dans cette aire culturelle, il existait dans presque tous les groupes, sinon tous, une forme subsidiaire de mariage par paiement d'un prix de la fiancée. Les sociétés inuites connaissaient donc une forme élémentaire de richesse, mais qui apparaît sous-développée par rapport à leur culture matérielle : s'ils ne font pas de stocks alimentaires, ils possèdent en effet divers biens W (traîneaux, chiens, vêtements de fourrure...), dans une quantité qui, selon la loi que je tiens pour vraie, aurait dû entraîner des paiements, prix de la fiancée en tête, beaucoup plus proéminents.
...et peut-être une solution ?
Dans l'article, je me contente de signaler cette difficulté sans la résoudre, et je n'ai pas la place de m'aventurer dans des spéculations. Mais je me demande si la solution ne tiendrait pas dans cette double proposition, qui apporterait également une réponse à l'énigme des Tareumiut :
- Il existe un ou plusieurs facteurs sociaux (que je n'identifie pas) qui agit comme une résistance au développement des paiements ; en présence de ce facteur même avec un niveau de biens W relativement élevé, la transition complète vers le prix de la fiancée, le prix du sang, etc. se trouve plus ou moins bloquée. Ce facteur serait présent dans l'ensemble du monde Inuit, mais peut-être pas seulement – j'y reviens dans un instant.
- Les paiements sont la forme la plus spontanée du développement de la richesse. Mais là où cette voie de développement se trouve entravée, la richesse peut emprunter d'autres voies ; en particulier, lorsque la production exige des biens utilisés collectivement, mais dont la fabrication requiert un fort investissement, il y a de fortes probabilités que ces biens soient possédés à titre plus ou moins privatif par des individus, leur assurant ainsi une position dominante par rapport à ceux qui en sont démunis.
Le point 2 expliquerait ce qui se passe chez les Tareumiut, où les riches sont ceux qui possèdent les baleinières et qui dirigent les équipes de chasse ; il expliquerait également pourquoi, chez les Inuits mobiles, la richesse n'est pas vraiment apparue : il n'existe pas de moyen de production collectif qui ait pu se trouver propriété individuelle. Il me semble bien que cette configuration est aussi celle de plusieurs petits peuples polynésiens – je pense à Tikopia, sur laquelle on dispose d'une ethnographie très détaillée, et dont j'avais rendu compte dans ma Conversation. À Tikopia, la richesse, certes globalement peu développée, ne passe que très marginalement par les paiements, et davantage, me semble-t-il, par la possession des pirogues et les positions de parenté. Il me semble donc que la Polynésie pourrait, au moins partiellement, se rattacher au monde Inuit de ce point de vue.
Je sais bien tout ce que cette hypothèse a pour le moment de fragile, pour ne pas dire de gratuit – à commencer par le fait que je n'ai pas la moindre idée de ce pourrait être ce mystérieux « agent anti-paiements ». Mais quand les faits contredisent les théories, mieux vaut partir de l'idée que ce sont les théories qui se trompent, ou qui sont incomplètes, si on veut avoir une chance de les améliorer...
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RépondreSupprimerSalut Christophe,
RépondreSupprimerIl y a un passage que je n'arrive pas à relier au reste de ton billet : "il n'existe pas de moyen de production collectif qui ait pu se trouver propriété individuelle". Mais ne disais-tu pas quelques lignes plus haut que les baleinières étaient des propriétés individuelles - contrôlées, certes, mais individuelles tout de même. [Bon après une relecture je m'aperçois que tu ne parle pas des mêmes Inuits, la suite du message n'est pas en liens avec cette remarque, je le renvoie donc]
A part cela - n'étant pas spécialiste du monde inuit - je me demande si la chasse à la Baleine avait une si grande importance. Je l'imagine bien volontiers. Mais si tel est le cas ; si les moyens de production sont la propriété d'une minorité, n'est-on pas déjà dans le Monde III ? A ce que je sache, s'en est l'apanage ; et celui d'aucun autre.
C'est en sommes comme si une remarquable anomalie avait produit des résistances tout aussi anormales.
Il y aurais donc une propriété privée des moyens de production (car les baleinières sont des biens W ?), mais n'étant pas en elles mêmes susceptibles d'être usées comme paiement, le Monde II ne s'y ait jamais développé. Et en son absence n'aura jamais put, non plus, se développer une puissance militaire un peu conséquente autour du propriétaire. D'où une propriété privée "contrainte" ou "contrôlée".
Allez ! Bonne nuit !
Hello Tangui
SupprimerLa chasse à la baleine (et aux mammifères marins en général) était la ressource principale des Tareumiut. C'est pour cela qu'ils étaient stockeurs et sédentaires, cas unique parmi les Inuits. Quant aux moyens de production, tu mets le doigt sur une des plus grandes difficultés de la classification de Testart (je n'ai jamais été totalement convaincu que le critère de la propriété fondiaire soit le plus pertinent et surtout, qu'il permettait de discriminer vraiment bon nombre de sociétés). Toujours est-il que la propriété des baleinières n'est pas absolue ; en particulier, tout comme dans le reste du monde II, on ne peut laisser la terre inactive sans la perdre, les Tareumiut considèrent qu'on ne peut tolérer qu'une baleinière soit inemployée à dessein. Je citais dans ma Conversation quelques lignes d'ethnographie à ce sujet qui montrent à quel point ces sociétés sont différentes des nôtres :
« Celui qui accumulait trop de propriétés, c’est-à-dire qui les gardait pour lui-même, était considéré comme n’œuvrant pas pour le bien commun, de sorte qu’il devenait haï et jalousé par les autres. En dernier ressort, on l’obligeait à donner une fête sous peine de mort, et à y distribuer tous ses biens avec une largesse sans limites. Il ne devait également jamais plus tenter d’accumuler des biens. S’avisait-il de reporter trop longtemps cette distribution, il était lynché et ses propriétés étaient distribuées par ses exécuteurs. Et du coup, on dépouillait même sa famille de tout ce qu’elle possédait. » Même peuple, autre ethnologue, à titre plus général : « Pour un individu, la possession prolongée de moyens de production au-delà de ce qu’il pouvait lui-même utiliser était un crime très grave dans l’ouest de l’Alaska, et les biens étaient l’objet d’une confiscation collective. »
Dans son esprit, encore une fois, ce trait me semble tout à fait similaire à celui qui, ailleurs dans le monde II, limite la détention de la terre. Quant à l'aspect militaire, je ne suis pas sûr de piger ton raisonnement. Je n'ai pas l'impression que les Tareumiut soient un cas particulier...
Pour l'aspect militaire ; c'est simplement la constitution d'un entourage d'esclaves (éventuellement armées).
SupprimerSi les baleinières ne peuvent rester inactives, en effet ça ressemble à de l'usufondé. Mais que mets-tu sous "inemployée A DESSIN" ?