Three days in Cambridge
La photo-souvenir ! |
Ainsi que je le signalais dans un billet précédent, je dois à Emmanuel Guy de m'avoir signalé un fort stimulant séminaire qui se déroulait il y a quelques jours à Cambridge : Social inequality before farming (l'inégalité sociale avant l'agriculture) ; mieux : il m'a proposé que nous nous y rendions, ce que nous fîmes.
L'escapade avait un petit goût d'inconnu ; je n'avais jamais fréquenté Emmanuel de très près, et je dois bien avouer qu'il a été un compagnon idéal, avec lequel les discussions ont fusé jusqu'à la dernière minute dans le train du retour (et si je l'oins de compliments, ce n'est pas parce qu'il lit ce blog). Nous n'étions pas invités dans un cadre officiel, nous n'avions pas d'interventions prévues, et nous ne savions pas très bien à quoi nous attendre, tant en termes de contenu que d'ambiance.
Eh bien, c'était une très belle expérience. À titre personnel, et même si ma carte d'identité prétend le contraire, je suis, en tant que chercheur tout au moins, relativement jeune ; je n'avais jamais participé à un tel colloque – le seul qui pouvait s'en rapprocher un peu était un événement philosophico-anthropologique organisé à Nanterre il y a trois ans, dans lequel j'intervenais, et où j'avais eu le sentiment d'être quelque chose comme un technicien informatique convié à donner son opinion dans un concile de théologie. À Cambridge, la rencontre était d'autant plus excitante pour moi qu'elle rassemblait plusieurs noms de chercheurs (essentiellement américains) dont j'avais lu les textes, que j'avais éventuellement critiqués dans ce blog, ou dont j'avais cité les travaux dans mes articles : je ne peux les citer tous, mais je pense en particulier à James Woodburn, l'ethnologue « historique » des Hadza de Tanzanie qui, un peu avant A. Testart, avait insisté sur l'opposition entre chassuers-cueilleurs stockeurs et non stockeurs ; à Bryan Hayden, connu depuis longtemps pour insister sur les inégalités des chasseurs-cueilleurs de la Côte Nord-ouest... ou du Paléolithique ; à Raymond Kelly ou à Douglas Fry, spécialistes reconnus de la guerre ; ou à Paul Roscoe, fin connaisseur des peuples néo-guinéens au solide sens de l'humour – je ne peux résister au plaisir de le citer à propos des sociétés des Highlands qui, selon lui, avaient tant été étudiées que la famille typique y était constituée de papa, maman, des enfants et de l'anthropologue.
Et puis, il y eut les petites surprises, comme une certaine Marta Mirazon Lahr, que je n'identifiais pas spécialement, qui a activement participé aux débats et qui, le dernier après-midi, a présenté une intervention à propos d'un site africain, jusqu'au moment où elle a montré quelques dessins de squelettes qui avaient été exécutés... et où j'ai enfin réalisé que j'étais en train d'écouter celle qui avait découvert un incroyable charnier dont j'avais rendu compte ici-même. Autre moment inattendu : l'intervention de James Woodburn qui, foin de développements théoriques, choisit de raconter les circonstances rocambolesques dans lesquelles, jeune étudiant tentant de réunir le matériel pour sa thèse, il se retrouva au fond de l'Afrique pour tenter de rencontrer le peuple censé lui fournir sa matière sans la moindre idée de l'endroit ni de la manière dont il allait le rencontrer (faut-il préciser qu'en 1956, google maps fonctionnait encore assez mal, surtout au fond de la savane ?). Et comment, ensuite, il lui fallut en apprendre l'étrange langue à clics des Hadza, avec ses nombreux sons difficiles à différencier pour l'oreille occidentale, démonstration sonore à l'appui.
Bien sûr, toutes les interventions n'avaient pas le même intérêt pour moi – les deux jours et demi de colloque étaient fort copieux, et il aurait été difficile d'imaginer que ce fut le cas. Mais je ne crois pas qu'en France, je puisse espérer de sitôt trouver une telle concentration de chercheurs qui, soit via l'archéologie, soit via l'anthropologie, se posent ce type de questions au sujet des structures des sociétés les plus lointaines et de leur évolution.
À cet égard, je dois dire que j'ai été extrêmement – et agréablement – surpris de l'ambiance qui régnait durant les débats. Sur le thème de la guerre chez les chasseurs-cueilleurs économiquement égalitaires, en particulier, les opinions étaient très divergentes. Douglas Fry est connu pour ses thèses sur le pacifisme de ces sociétés (thèses que je crois largement fausses, mais dont je dois reconnaître qu'il les a défendues avec des arguments sérieux). Face à lui, Paul Roscoe (sur des bases ethnographiques) et Marta Mirazon Lahr (avec des arguments archéologiques) défendaient le point de vue inverse – je pense que Raymond Kelly est en quelque sorte au milieu du gué. Dans les circonstances normales, du moins celles que j'ai pu connaître, de telles oppositions, sans doute exposées et discutées depuis des années, auraient mené à de fortes tensions (j'ai vu des chercheurs se vouer des haines farouches pour beaucoup moins que cela). Eh bien là, rien de tout cela. Les désaccords s'exprimaient dans la plus totale cordialité - bien sûr, je n'étais pas là pour vérifier qu'une fois les dos tourné, les uns ne parlaient pas des autres d'une manière abominable, mais je n'ai aucune raison de le penser. En clair, il régnait une atmosphère de respect des règles du débat intellectuel qui n'avait rien du noyage de poisson fumeux (pas fumé, hein) que l'on perçoit parfois dans les débats empesés de sciences humaines, mais qui m'a paru s'inspirer du plus bel objectif qui soit : la recherche de la vérité.
Et quand je me suis permis d'objecter à Douglas Fry mes données australiennes, qui indiquent un degré de violence a priori incompatible avec ses propres idées sur la question, il a réagi de la meilleure manière qui soit : en me demandant (très aimablement) de lui communiquer les données en question, promettant de les étudier, et en poursuivant la discussion par mail dans les jours suivants dans le même esprit – il a d'ailleurs pris le peine de me transmettre en retour un document rare, la thèse d'A. Pilling sur les Tiwi, qu'il avait jadis scannée dans une bibliothèque.
Le King' College, photographié au pas de course pendant une pause express... |
Je pourrais aussi parler de la trop brève visite de la ville lors des rares moments de répit que nous a laissés la rencontre, d'un couple de Français, participants au colloque, qui furent nos guides amicaux et bénévoles ou des anecdotes étonnantes sur les mœurs et coutumes de la peuplade universitaire de Cambridge. Mais je ne veux pas inutilement rallonger ce billet un peu personnel ; je terminerai donc avec un petit regret et deux grandes satisfactions supplémentaires.
Le petit regret est d'être insuffisamment intervenu durant le colloque sur le point plus précis de la distinction entre inégalités de pouvoir (pour faire simple, les hiérarchies) et inégalités de richesse. Il me semble que les débats (et nombre d'interventions) auraient gagné à insister sur cette clarification nécessaire, et à distinguer plus nettement les deux aspects.
Quant aux satisfactions, la première est d'avoir reçu la proposition de publier un article dans les actes du colloque – je compte présenter une synthèse de mes travaux sur le surplus, le rôle des paiements et les biens W dans la naissance de la richesse, trois thèmes que les lecteurs de ce blog connaissent bien. J'y ajouterai sans doute, au moins, une critique de l'approche de Bryan Hayden en termes d'aggrandizers ou individus AAA, ces « cumulateurs » (je cherche en vain une traduction convenable), qui me semble une explication sociologique faible. La seconde satisfaction, sur laquelle je clôturerai ce billet, est d'avoir rencontré l'organisateur de cette manifestation : Luc Moreau, un jeune archéologue belge en post-doctorat à Cambridge qui a été, en plus d'un organisateur-animateur aussi attentionné qu'infatigable, un investigateur curieux des idées des uns et des autres avec qui, je l'espère, je n'ai pas fini d'échanger.
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