Une base de données sur les conflits aborigènes
« Un combat » (illustration dans C. Hodgkinson, Australia from Port Macquarie to Moreton Bay, 1855) |
Dans mes recherches sur les conflits armés en Australie aborigène, la phase laborieuse de collecte des données touche à sa fin. Pour discuter d'un phénomène aussi sensible que la guerre chez des chasseurs-cueilleurs – guerre, le plus souvent censée ne pas pouvoir exister – la première tâche est en effet de rassembler un maximum d'éléments qui montrent la réalité des choses.
La base de données
J'ai donc arpenté le monde virtuel (une activité qui fait moins mal aux pieds, mais un peu plus mal aux yeux que l'arpentage du monde réel). J'ai survolé ou épluché quelques centaines de livres ou d'articles universitaires sur l'Australie ; en pareil cas, chaque nouveau texte ou presque propose quelques références bibliographiques alléchantes, et par une sorte de fouille récursive (les programmeurs me comprendront), on a sans cesse l'impression de trouver une nouvelle couche à explorer sous la couche précédente. La difficulté supplémentaire est qu'au-delà des quelques dizaines de grands classiques, qu'on trouve assez aisément dans les bibliothèques spécialisées ou sur internet, il existe des centaines de textes, le plus souvent des récits de voyage ou des mémoires qui n'ont connu qu'une diffusion assez confidentielle. Bien souvent, le livre désiré – et dont on ne sait même pas s'il contient une information intéressante – n'existe à aucun exemplaire en France. Il faut alors l'acheter à l'étranger (en premier lieu, bien sûr, en Australie), et attendre patiemment qu'il parcoure la moitié du globe terrestre pour parvenir dans la boîte aux lettres. Ou alors, on utilise le service qui permet à une bibliothèque universitaire de solliciter le prêt d'un ouvrage à sa consœur étrangère, sans aucune garantie sur la réponse ni sur les délais. Mais parfois, une bonne surprise survient, et c'est ainsi qu'un obscur bouquin qui m'est parvenu il y a deux semaines (et dont j'avais totalement oublié que je l'avais commandé) m'a livré trois témoignages de première qualité, ou qu'il y a trois jours, je suis tombé sur un extraordinaire récit des exploits guerriers de Red Kangaroo, un héros aborigène ayant vécu autour de... 1700.
Une autre mine est le site gouvernemental australien qui a numérisé la quasi-intégralité des journaux depuis qu'il existe. J'ai pu ainsi passer de longues, longues heures devant mon écran, à essayer de mettre le doigt sur une coupure de presse faisant état du genre d'événements qui m'intéressait...
Toujours est-il qu'à l'heure actuelle, ma récolte est la suivante : je dispose de 148 sources faisant état de combats collectifs au sein des sociétés aborigènes, sources qui vont de la simple allusion au récit détaillé. Ces 148 sources correspondent à 138 événements différents, certains témoignages se rapportant aux mêmes événements.
Ces sources couvrent toute forme de violence armée exercée par un groupe à l'encontre d'un autre groupe ; elles excluent en revanche les situations, très célèbres en Australie, dans lesquelles la violence collective, quelle qu'en soit les formes, s'exerçait à l'encontre d'un seul individu. J'ai donc écarté cette coutume appelée à tort « ordalie », dans laquelle le coupable, pour racheter sa faute, se plaçait devant un groupe de parents de la victime en tentant d'esquiver un nombre de lances défini à l'avance. J'ai également écarté les expéditions de vengeance généralement mortelles, au cours desquelles un groupe exécutait, par surprise ou de manière publique, le présumé coupable – j'en profite pour rappeler qu'en Australie, le concept de mort naturelle était inconnu. Tout décès était supposé être le fruit d'une intention, par un acte de magie noire. Tout un chacun pouvait donc se faire trucider non seulement parce qu'un proche parent avait effectivement commis un acte de violence sur quelqu'un, mais encore parce qu'un medecine man d'une lointaine tribu avait décidé que si grand-papa était tombé de l'arbre en récoltant du miel, c'est vous qui, par un acte de sorcellerie, l'aviez poussé.
Je rendrai publique l'ensemble de cette base de données dans quelques mois – j'ai rassemblé, en particulier, toutes les informations sous la forme d'une carte interactive en ligne – une fois que j'aurai publié les enseignements qui me paraissent pouvoir en être dégagés.
Une copie d'écran de la carte interactive des conflits en Australie aborigène |
Comme on le voit, la très grande majorité des observations se concentrent sur le quart sud-est du continent, les observations se rapportant presque toutes à la première moitié du XIXe siècle. Le Queensland, la Terre d'Arnhem et le Désert central livrent aussi quelques épisodes, pour des décennies plus récentes (fin XIXe - début XXe). Pour l'essentiel, cette répartition est cohérente avec les densités de peuplement aborigènes supposées à l'époque précoloniale, ainsi qu'avec les dates de la pénétration occidentale. Celle-ci, par diverses voies, a rapidement mis fin à ces violences, que ce soit par l'action politique et l'imposition de l'autorité de l'État, ou par l'effondrement de la population aborigène suite aux microbes et aux massacres.
Des conflits « factices » ?
Notre inventaire recèle une proportion importante des combats souvent dit « factices » (sham fights) dans la littérature. Ce type d'affrontements, généralement mené sous la forme d'une bataille ouverte où les deux camps se donnaient rendez-vous et se postaient en ligne à une trentaine de mètres l'un de l'autres, s'insultant, se lançant des armes de jet avant de s'affronter en combat rapproché, puis se terminant dès lors que le sang avait un peu trop coulé, représente effectivement une figure caractéristique des batailles australiennes. On peut, au demeurant, trouver assez impropre de qualifier de « factices » des affrontements dont certains participants ne ressortaient qu'avec de graves blessures et où, fréquemment, un à deux protagonistes perdaient la vie. Les termes de combat « bridé » ou « circonscrit » me paraîtraient beaucoup plus appropriés. Quoi qu'il en soit – et c'est là le point sur lequel je tiens à insister le plus – ils ne sont qu'un type d'affrontements parmi d'autres possibles.
En effet, il est très banal que le total des tués dépasse, parfois de très loin, ce nombre de deux qu'on peut considérer un peu arbitrairement comme une limite pour un sham fight. Tout aussi arbitrairement, j'ai considéré qu'on pouvait différencier les affrontements dans lesquels les victimes se comptaient en unités (de 3 à 9) et ceux où elles dépassaient la dizaine. Avec les difficultés liés au fait que les sources ne sont pas toujours très précises (litote) sur le nombre de victimes, se contentant souvent de parler de « plusieurs », ou de « beaucoup », j'obtiens la répartition suivante :
Il serait évidemment stupide de vouloir faire dire à cet échantillon limité davantage qu'il ne le peut ; en particulier, on ne peut tenir ces proportions comme fidèlement représentatives de ce qu'était la vie aborigène en situation précoloniale. Cependant, il est absolument frappant que, dans ces sociétés de chasseurs-cueilleurs censées ignorer les tueries collectives, la moitié des conflits observés avaient fait plusieurs morts. Dans certains cas, dont la réalité me paraît très difficilement contestable, c'est même par dizaines que les victimes se sont comptées.
Un autre aspect mérite d'être relevé : celui des formes de combats. On peut les répartir en deux très grandes catégories : les batailles que j'appellerai « ouvertes », dans lesquelles les deux groupes de combattants (dont les effectifs s'élèvent dans certains cas à plusieurs centaines) se rencontrent en un lieu défini à l'avance, et le raid, où l'un des belligérants tente d'exploiter l'effet de surprise pour fondre sur son adversaire (généralement, sur un campement au petit matin). Lloyd Warner, le seul auteur à avoir étudié le phénomène martial en détail pour l'Australie (plus précisément, pour l'est de la Terre d'Arnhem), reprenait ainsi la classification des formes d'engagement des Aborigènes, distinguant, pour les plus létales, le gaingar (bataille ouverte) du milwerangel (le raid). Sur cet aspect, mes sources ne sont pas toujours précises ; mais elles laissent assez clairement entendre que les deux formes pouvaient déboucher, en proportions sensiblement équivalentes, sur des massacres collectifs.
Il y a donc là, en tout cas, une réalité qui prend à rebrousse-poil le savoir commun véhiculé par une bonne partie des anthropologues et des préhistoriens, sans même parler des militants marxistes. Bien évidemment, on ne peut écarter d'un revers de main la possibilité que ces affrontements aient été pour partie le fruit de la pénétration occidentale. Dans certains cas, celle-ci les a sans doute, effectivement favorisés ou a aggravé leur bilan, par l'utilisation des armes à feu. Tout indique néanmoins que cette influence est restée marginale, et que globalement, l'impact de la colonisation a été bien davantage inverse, ne serait-ce que par le brutal déclin démographique qu'elle a entraîné chez les Aborigènes.
Mes données valident donc pleinement ces quelques lignes écrites en 1925 par Herbert Basedow, un fin connaisseur des sociétés aborigènes :
« La guerre aborigène pouvait consister un authentique et sanglant combat inter-tribal, ou en un feud qui surgissait entre deux groupes ou sous-groupes tribaux. Dans tous les cas, les hostilités pouvaient s'étendre sur un long laps de temps et l'animosité pouvait exister depuis des générations. (...) Lorsqu'on doit affronter l'ennemi juré (...) l'objectif principal est de l'assaillir de manière aussi meurtrière que les circonstances le permettent et de procéder à un massacre marquant, de sorte que l'ennemi soit profondément terrorisé et qu'il retienne la leçon pour longtemps. Dans les temps anciens, selon tous les informateurs, de telles batailles survenaient fréquemment, mais de nos jours, sans aucun doute en raison du contact avec les colons européens et du nombre réduit d'indigènes, on entend rarement parler de guerres sur une large échelle. En fait, on voit aujourd'hui bien des tribus qui étaient jadis des ennemis jurés (...) vivre en proche voisinage les unes des autres et, apparemment, dans les meilleurs termes » (The Australian Aboriginal, p. 183-184)
Conclusion : où est l'ethnocentrisme ?
En guise de conclusion provisoire, je crois que ces éléments donnent l'occasion de s'interroger une nouvelle fois sur les raisons pour lesquelles tant de gens (y compris parmi ceux censés être des spécialistes) semblent ignorer (ou vouloir ignorer) ces faits, et continuent de répéter, ainsi que j'ai encore pu l'entendre avec un certain agacement il y a quelques jours dans un documentaire diffusé sur ARTE, qu'il « n'existe pas de conflits collectifs chez les chasseurs-cueilleurs ». Il me semble qu'un des éléments de la réponse, tient au fait que tout comme les trains, un ethnocentrisme (mieux vaudrait dire : un « sociocentrisme ») peut en cacher un autre. On a longtemps pensé, en effet, non sans raison, que ceux qui prétendaient que la guerre avait existé depuis les époques les plus reculées refusaient de voir à quel point ces sociétés humaines avaient pu être différentes les unes des autres et comment les motifs qui, dans l'histoire des derniers millénaires, déterminent la guerre, étaient absents des sociétés de chasse-cueillette. Mais en concluant de cette prémisse juste, la conclusion fausse selon laquelle ces sociétés auraient nécessairement été pacifiques, on est victime d'un biais à un autre niveau : celui qui postule implicitement qu'on ne peut se battre et se tuer que pour les raisons qui sont les nôtres. À ethnocentrisme, ethnocentrisme et demi, en quelque sorte... Une fois encore, il faut donc revenir aux faits, interroger les sources – sur l'Australie, elles ne manquent pas – pour prendre la mesure du phénomène guerrier et tenter d'en pénétrer la logique sociale.
Super de pouvoir suivre une recherche en cours ! Peux tu preciser pourquoi le terme ''ordalie'' n'est d'apres toi pas le bon pour qualifier le premier type de conflit (ou de resolution de conflit) ?
RépondreSupprimerHa, c'est une vieille remarque imparable de Testart. L'ordalie, au Moyen-Âge, était un procédé destiné à déterminer la culpabilité de l'accusé. Les procédures australiennes n'ont absolument pas cet objectif : celui qui les subit est d'ores et déjà considéré comme coupable. Elles constituent donc une sanction, mais une sanction en quelque sorte conditionnelle (selon que le coupable parvient ou non à détourner les lances).
SupprimerMerci pour ce post très intéressant, de la méthodologie jusqu'aux conclusions, tout ça contenu dans un billet : efficace !
RépondreSupprimerC'est vraiment très intéressant, merci ! C'est une bonne idée d'avoir classé les conflits par nombre de morts, mais serait-il possible d'avoir une idée du "taux de pertes" ? Trois morts sur 100 combattants, ce n'est pas la même chose que 3 morts sur 10. J'imagine que, vu l'incertitude des sources, ça revient à mettre cette incertitude au carré. Mais à tout hasard...
RépondreSupprimerHello Jean-Marc
SupprimerIl y a bien sûr une part d'incertitude, mais j'ai tout de même une cinquantaine de cas dans lesquels j'ai à la fois le nombre de morts (précis ou estimé) et le nombre de combattants (précis ou estimé). Le problème, c'est que je ne sais pas trop quoi en faire et en dire, car tout cela correspond à des types d'affrontements extrêmement différents.
Ainsi, il y a ces fameux « sham fights », où se réunissent plusieurs centaines de combattants (d'après les sources, jusqu'à mille ou plus) et qui se soldent par des morts se comptant sur les doigts d'une seule main. Inversement, il y des raids où un groupe parfois restreint a semble-t-il éliminé 100% des membres d'un campement adverse. Entre les deux, les batailles que mentionne Pelletier, par exemple, où quelques dizaines de participants (au plus 80) se séparent quand il y a quelques morts (sans plus de précisions), ce qui laisse imaginer un taux de pertes entre 5% et 10%. Dans certains cas, les morts concernent les seuls (hommes) combattants, dans d'autres une population entière y compris vieillards, femmes et enfants.
Avec tout cela, donc, je ne sais pas quoi dire, à part « le taux de victimes pouvait aller d'un extrême à l'autre selon les circonstances ». Et insister sur le fait que dans quelques cas, rares mais réels, il est fait état du fait que suite à une bataille, ou à une série de batailles, un groupe (tribu ou groupe local, j'y reviendrai) en sortait durablement affaibli, voire virtuellement éliminé en tant que tel.
Tu as une idée plus précise sur quelque chose qui mériterait d'être creusé ?
D'un extrême à l'autre "selon les circonstances" ou selon les objectifs de guerre ? Je n'ai pas d'idée plus précise, mais ce que ton travail montre très bien, c'est qu'il y a une typologie de ces engagements martiaux à faire, et la variabilité des taux de pertes en fait partie. Une guerre à but d'extermination (on part avec l'idée de tuer un maximum de membres du groupe adverse) n'est pas la même chose que les batailles codifiées que tu évoques, où les règles d'engagement semblent précisément conçues pour éviter que le taux de pertes ne dépasse un certain seuil.
SupprimerOui, tu as parfaitement raison. Le terme un peu (trop) vague de « circonstances » ne renvoyait pas seulement aux opportunités et au rapport de forces, mais aussi aux objectifs de l'opération (les premières dépendant dans une certaine mesure des seconds). Sur la typologie, le seul vrai travail est celui de Warner, que j'avais un peu discuté dans un billet précédent. A mon avis, il ne couvre pas tous les cas de figure. Et puis, il y a aussi la question essentielle des différents buts de guerre (dans le sens où, au-dessus de l'objectif militaire, il y a un objectif social). Là aussi, j'ai des biscuits, mais il faut bien que je préserve un peu de suspense...
SupprimerTrès beau travail !
RépondreSupprimerAlain Testart, qui focalisait beaucoup de ses observations sur les Aranda (mais pas seulement) et pour qui la notion de dépendance était fondamentale, disait toujours que les Aborigènes ne faisaient pas de prisonniers, ils tuaient leurs adversaires (le prix de la liberté !). Il y avait donc des morts (violentes) ; mais ton travail va plus loin.
Je remarque que la carte montre une densité beaucoup plus forte des occurrences de combat dans des zones qui me semblent être très riches (en eau, gibier, plantes, etc.), et faible dans les zones désertiques (désert de l'ouest), mais plus violentes dans ces régions. Est-ce une illusion (statistique) ou une réalité qui expliquerait en partie tes observations. Cela dit, cela ne joue aucunement sur ta conclusion générale.
Penser que les chasseurs cueilleurs sont "pacifiques" par nature c’est, vieille illusion, penser que les Sauvages sont nécessairement bons.
Merci Momo pour le compliment !
SupprimerSur le fait que les Aborigènes ne faisaient pas de prisonniers, cela transparaît par la négative de toutes les données : personne ne mentionne jamais l'existence de prisonniers – il arrivait que les femmes soient appropriées, mais dans ce cas, elles étaient épousées et ipso facto adoptées. Sur l'achèvement des blessés, les sources sont tout de même très discrètes. Je crois que j'en ai trois, pas plus, pour tout le continent (dont Pelletier).
Sur la différence entre le désert et le reste, franchement, je pense qu'on a beaucoup trop peu de données pour conclure. Un des deux massacres de désert, souvent cité (il est rapporté par Ted Strehlow, un ethnologue professionnel) semble extrêmement douteux. Bref, à mon avis, il ne faut pas pressurer les données plus qu'elles ne peuvent l'être, et je m'en tiendrai donc à une très prudente réserve sur ce point.