Marx, Engels, Bachofen et une légende urbaine
« Marx et Engels à l'imprimerie de la Deutsche Rheinische Zeitung » (détail) |
Depuis quelques dizaines d'années, on a vu fleurir, parmi les commentateurs (universitaires) du marxisme, de multiples variations autour des supposées différences d'idées qui auraient séparé Marx et Engels. La méthode consiste à prendre des paragraphes, des phrases, voire de simples signes de ponctuation (j'en donnerai un exemple) et à en déduire les différences de nuances, voire de contenu ou de méthode, censées opposer les deux auteurs.
Évidemment, on a le droit d'analyser des textes. Mais il n'est pas interdit de le faire avec une certaine prudence (j'allais dire, un certain bon sens), tout exégète doué d'un minimum d'habileté pouvant trouver à bon compte des différences (ou des similitudes) entre n'importe quels extraits, que ceux-ci soient de la main du même auteur ou non. Or, dans le cas de Marx et Engels, on parle de deux intellectuels qui ont collaboré tout au long de leur vie, signé des livres ensemble, écrit à l'occasion des chapitres dans les livres signés de l'autre et, last but not least, partagé tout au long de leurs combats les mêmes positions politiques. Je ne peux pas me flatter de connaître l'intégralité de leur très abondante correspondance, mais dans les quelques centaines de pages que j'ai parcourues, je ne me souviens pas avoir trouvé une seule fois une critique de l'un vis-à-vis de l'autre qui dépasse la simple nuance sur un point précis, et qui porte notamment sur un texte publié.
Pour le dire autrement, il y a quelque chose d'un peu pédant (et d'un peu ridicule) à vouloir à tout prix trouver des différences, voire des oppositions, entre des gens qui s'accordaient tous deux à dire qu'il n'y en avait pas et qui avaient quelques moyens d'en juger. Aussi, je ne peux que rester perplexe lorsque, par exemple, Heather Brown, dans son livre Marx on Gender and the Family, publié en 2012 (disponible en suivant ce lien), passe en revue plusieurs auteurs (parmi lesquels Lucasz, Carver, Manicas ou l'ancienne secrétaire de Léon Trotsky, Raya Dunayevskaya) qui ont soutenu que Marx et Engels n'avaient pas la même approche du matérialisme historique, avant d'en rajouter une cuillerée personnelle :
« La différence peut-être la plus significative qui se dégage d'une comparaison entre Marx et Engels est le caractère plus déterministe des arguments d'Engels. Tandis que Marx prend souvent note de la nature contingente de certains développements et souligne les possibilités de l'activité humaine – en plus des forces économiques et technologiques – dans la modification des conditions sociales, Engels se tournait en priorité vers les forces économiques et technologiques pour expliquer les possibilités de changement. Ainsi, Engels reste dans un cadre relativement déterministe et unilinéaire, tandis que les formulations de Marx permettent une plus grande variété de résultats, et un degré bien plus grand d'actions humaines, en particulier pour les femmes. »
Vraiment ?
Bachofen dans les Carnets ethnologiques...
Johann-Jakob Bachofen (1815-1887) |
Scruter les notes de Marx afin de comprendre comment il avait réagi à ses lectures et quels points avaient retenu son attention est évidemment un sujet de recherche louable. On ne saurait en dire autant du petit jeu consistant à comparer ces éléments fragmentaires, rédigés dans un sabir d'anglais, d'allemand, de français, de latin et de grec, avec le texte de L'Origine de la famille, et à s'emparer de la moindre virgule – ou de son absence – afin d'y déceler un objet de désaccord avec Engels.
Il y a quelques années déjà, j'avais lu dans l'ouvrage rédigé par Claudine Cohen, La femme des origines (2003) que « si Karl Marx ridiculise la naïveté de la méthode historique de Bachofen, Engels au contraire salue en lui un rêveur de génie, un pionnier qui entreprit le premier de faire l'histoire de la famille. » Cette opinion – ici formulée en des termes pour le moins tranchés – est aussi ancienne que la publication des carnets de Marx elle-même. L'éditeur, Lawrence Krader, écrivait en effet déjà dans sa préface que « Engels était mieux disposé que Marx à l'égard Bachofen et Maine » (p. 78). Sur quoi reposent donc ces appréciations ?
Les Carnets éthnologiques évoquent Bachofen cinq fois en tout et pour tout. Quatre fois, en se limitant à une simple allusion. Seules les pages 235 à 237 s'arrêtent plus longuement sur les thèses du juriste suisse. Un premier extrait concerne la transition au « droit paternel », où Marx ponctue ses notes inspirées de Bachofen de quelques points d'exclamation. Je reproduis ici le passage concerné, mélange d'allemand et d'anglais, et précédé d'un trait ironique sur le « pragmatisme » de ce « véritable savant allemand » :
« Denn vor der Zeit des Kekrops hatten d. Kinder nur eine Mutter, keinen Vater; they were of one line. An keinen Mann ausschliesslich gebunden, brachte das Weib nur spurious (!) children zur Welt. Kekrops (!) machte (!) diesem Zustand der Dinge ein Ende; brachte zurück (!) die lawless (!) union of sexes zur Exclusivität der Ehe, gab d. Kindern einen Vater (!) u. eine Mutter (!) u. machte sie so from unilateres - bilaterales. » (machte sie unilateres in male line of descent!) »
Malgré mon allemand très incertain, je me risque à une traduction :
Ainsi, du temps de Cécrops [roi-fondateur mythique d'Athènes], les enfants avaient uniquement une mère, et pas de père ; ils étaient d'une seule lignée. N'étant unie à aucun homme, la femme ne mettait au monde que des enfants fallacieux [illégitimes] (!). Cécrops (!) mit fin (!) à cet état de choses ; ramena (!) l'union des sexes dans l'exclusivité du mariage, donna aux enfants un père (!) et une mère (!) et les changea de descendants unilatéraux en bilatéraux (les rendit unilatéraux en ligne masculine !)
Marx réagit ici à l'ethnocentrisme de Bachofen qui, décrit un système familial diffèrent à partir de critères propres à notre propre système de référence. C'est ainsi, par exemple, que les enfants, censés être dépourvus de père légal, sont qualifiés d'illégitimes – alors que dans le système reconstitué par Bachofen, ce qualificatif est absurde. Il est également possible que Marx refusât de suivre Bachofen sur le rôle historique du personnage légendaire de Cécrops, mais on admettra que deux points d'exclamation sont des pièces à conviction un peu maigres pour trancher ce dossier.
À la page suivante, Marx mentionne une fois encore le fait que Bachofen qualifie d'illégal [lawless] le mariage punaluen.
Voilà l'ensemble de la matière à laquelle il faut comparer ce qu'écrit Engels. On notera cependant dès à présent que si Marx critique la manière dont Bachofen parle des systèmes familiaux disparus qu'il pense avoir mis au jour, il ne se prononce nulle part (sinon favorablement, par omission) sur le fond de la thèse de Bachofen, sur la réalité de ces systèmes familiaux eux-mêmes, de leur ordre de succession, pas plus que sur la méthode par laquelle Bachofen parvient à ces résultats.
...et dans L'Origine de la famille
Passons maintenant à L'Origine de la famille..., dans laquelle Bachofen est mentionné à plusieurs reprises, le plus souvent de manière positive – rappelons que Lewis Morgan lui-même partageait cette opinion favorable, et était convaincu d'avoir trouvé chez les Iroquois un cas ethnologique qui venait à l'appui de la reconstruction de Bachofen, qui pour sa part s'appuyait presque exclusivement sur l'analyse des mythes.
Le traitement le plus détaillé figure dans la préface à la quatrième édition, lorsque Engels fait état de sa thèse fondamentale, selon laquelle le « droit maternel » aurait jadis été la forme partagée par toutes les sociétés humaines, laissant place à une époque seulement relativement récente au « droit paternel », suite à la « défaite historique du sexe féminin » (l'expression est d'Engels ; Bachofen parlait initialement du « tournant le plus important du rapport entre les sexes »). Engels rapporte notamment l'interprétation par Bachofen du mythe de l'Orestie, dans laquelle il voyait la trace de la succession historique entre les deux types de droits familiaux. C'est également dans cette préface qu'Engels emploie, pour la seule fois du livre, le terme de « gynécocratie » (matriarcat), sans d'ailleurs dire clairement s'il souscrit à cette affirmation de Bachofen.
Dans le reste du livre, Bachofen est crédité à plusieurs reprises d'avoir ouvert le champ de recherches sur l'évolution des formes familiales, et d'avoir découvert des formes de mariage disparues (par groupe, consanguin...) : ces différents points représentent ses quatre « mérites ». Engels ne manque toutefois pas d'apporter plusieurs bémols, en particulier dans cette note où il écrit que Bachofen « prouve combien il avait peu compris ce qu'il avait découvert, ou plutôt deviné, en désignant cet état primitif par le terme d'hétaïrisme. » Engels ajoute : « Les découvertes extrêmement importantes de Bachofen sont partout mystifiées jusqu'à l'invraisemblance, parce qu'il se figure que les rapports entre l'homme et la femme, tels qu'ils se sont créés historiquement, auraient leurs sources dans les idées religieuses de l'humanité aux différentes époques, et non point dans ses conditions réelles d'existence. »
Dans une autre note, Engels rapporte directement la remarque de Marx selon laquelle :
« Si Bachofen trouve “sans règles” [lawless] ces mariages punaluens, un homme de cette époque-là trouverait incestueux la plupart des mariages de notre époque, entre cousins proches ou éloignés du côté paternel ou maternel; il y verrait des mariages entre frères et sœurs consanguins. »
On peut donc juger ce qu'il en est de la supposée plus grande indulgence d'Engels vis-à-vis de Bachofen, et conclure avec Shakespeare : « beaucoup de bruit pour rien ».
Opposer Marx à Engels est vraiment un travail sans utilité
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