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La productivité a-t-elle augmenté au Néolithique ?

Ce titre un brin provocateur annonce un billet qui ne l'est pas moins. Comme à chaque fois qu'on croit avoir trouvé une idée un peu nouvelle, on ne sait trop si on a mis le doigt sur quelque chose d'intéressant, ou si on est simplement en train de raisonner de travers. Je fais donc confiance à mes vigilants lecteurs pour relever les inconséquences, les points aveugles ou, simplement, les fautes de logique qui pourraient parsemer ce texte.

Le lieu du problème

Une reconstitution de la cité d'Uruk
De prime abord, il peut paraître incongru de se demander si, entre le Paléolithique supérieur et les premières civilisations, la productivité du travail humain s'est élevée. Il n'y a aucune commune mesure entre les réalisations matérielles des uns et des autres : des campements des Magdaléniens aux villes égyptiennes, romaines ou aztèques, des statuettes de pierre, d'os ou d'ivoire aux pyramides monumentales du Yucatan ou de la vallée du Nil, il y a un gouffre qui témoigne de l'incroyable essor de la production matérielle. Le bon sens dicte alors que si les civilisations ont réalisé des accomplissements inimaginables pour les chasseurs-cueilleurs, c'est que celles-ci avaient acquis des capacités dont ceux-là étaient dépourvus ; autrement dit, que les progrès de la technique avaient démultiplié l'efficacité du travail humain. Décliné sur la question des structures sociales, ce raisonnement se conçoit en termes de surplus (un terme dont j'ai montré dans ce billet comment il pouvait être glissant) : en plus de leurs réalisations matérielles grandioses, les civilisations se caractérisent par la domination d'une classe de non-producteurs, vivant dans une aisance, si ce n'est un luxe, inaccessible à la majorité de la population. Là encore, on semble en droit d'inférer que si les chasseurs-cueilleurs n'ont nulle part entretenu une telle classe dominante (écartons le cas intermédiaire des chasseurs-cueilleurs sédentaires de la Côte Nord-ouest, chez qui la différenciation sociale, bien palpable, n'était pas allée jusqu'à la formation d'authentiques classes), c'est parce que l'insuffisance de leur productivité ne leur permettait pas ce luxe.
Or, si communs que soient ces raisonnement, et si conformes paraissent-ils avec les faits, ils me semblent être au mieux une restitution très partielle des mécanismes qui sont intervenus, et au pire, donner une image faussée de la réalité.
Pour commencer par le commencement, il existe deux manières de définir la productivité. L'une rapporte le produit au nombre de travailleurs (quel que soit le temps travaillé par chacun) ; l'autre, au temps de travail (quel que soit le nombre de travailleurs concernés). Si les deux ratios sont légitimes, il ne fait pas de doute que seul le second, au sens strict, mesure la productivité. Une augmentation de celle-ci peut donc se manifester par les deux effets suivants : 1) à production égale, par une baisse du temps de travail, 2) à durée de travail égale, par une augmentation du produit. Insistons sur le fait que toute augmentation du produit n'est pas nécessairement un effet de l'augmentation de la productivité, mais peut tout simplement résulter de celle du temps de travail. Quant à l'augmentation du produit, elle peut bénéficier aux travailleurs eux-même ou à une éventuelle classe exploiteuse.
La première difficulté avec tout cela est, comme très souvent en sciences sociales, de parvenir à raisonner « toutes choses égales par ailleurs » : dans la réalité, chacun de ces éléments interagit avec les autres, et aucune conclusion ne peut être tirée en le prenant en compte isolément. Ainsi, une diminution du temps de travail, si elle s'accompagne d'une baisse du produit par travailleur, n'indique pas un accroissement de la productivité. Inversement, comme je le soulignais à l'instant, un accroissement du produit n'est pas non plus le signe d'une augmentation de la productivité, s'il correspond à un alourdissement du temps de travail. Quant à l'existence d'une classe exploiteuse, j'aurai l'occasion de revenir sur le fait qu'elle ne peut, en elle-même, être tenue pour un signe infaillible d'une productivité relativement élevée.

Le temps de travail

Femmes san (bushmen) au travail
On manque évidemment cruellement de chiffres fiables pour raisonner avec certitude sur l'évolution du temps de travail chez les chasseurs-cueilleurs nomades, chez des agriculteurs « néolithiques » ou durant les premières civilisations. L'histoire et l'ethnologie ne nous ont donné au mieux que quelques indices ou impressions sur lesquels on peut difficilement fonder des certitudes. En ce qui concerne les chasseurs-cueilleurs nomades et les cultivateurs sans classes, on dispose depuis les dernières décennies de quelques études chiffrées, études dont je faisais état dans ce billet (à propos d'éventuelles différences de charge de travail entre hommes et femmes). Celles-ci sont loin d'être exemptes de biais ; les principaux concernent la faible durée d'observation (qui grève ainsi les résultat d'une myopie saisonnière), ainsi que l'insertion plus ou moins prononcée des groupes observés à des circuits économiques impliquant des sociétés plus avancés.
Mais comme il faut bien raisonner (certes, avec prudence) avec ce qu'on a, il semble assez clair que rien ne plaide en faveur d'une diminution de la charge de travail avec l'agriculture, tout au contraire. A la suite du fameux livre de Marshall Sahlins Âge de pierre, âge d'abondance et des données de Richard B. Lee sur les San (Bushmen), on a souvent imprudemment brodé sur ces chasseurs-cueilleurs nomades qui mangeait tout leur saoul en ne travaillant que deux à trois heures par jour. Les chiffres sont en réalité un peu moins flatteurs. Dès lors qu'on prend en compte, en plus de la recherche de nourriture proprement dite, l'ensemble des tâches de préparation, de fabrication d'outils, de transport, ou de soins aux enfants, la durée de semaine de travail d'un San n'est pas si éloignée de la nôtre – je parler de celle d'un salarié moyen d'un pays riche actuel. Cependant, et c'est le point important, rien n'indique que l'agriculture ait fait baisser ce chiffre. Qu'il s'agisse de peuples « néolithiques » sur lesquels on dispose de données, comme les Yanomamo, ou de civilisations historiques, aucun indice sérieux ne vient plaider en faveur d'un allègement millénaire de la journée de travail.

Le produit revenant au producteur

Une maison néolithique reconstituée en Angleterre
Passons donc au produit, en commençant par la fraction de celui-ci qui revient au travailleur. Là encore, il est très difficile de raisonner sur la bases d'informations fiables, pour différentes raisons. La première est d'ordre théorique : il est déjà assez difficile de comparer des produits différents (dans l'espace ou dans le temps) dans le cadre d'une économie monétaire ; mais on peut admettre que la monnaie fournit alors un dénominateur commun, certes imparfait, mais qui a le mérite d'exister. Lorsque la monnaie n'existe pas, cela tourne au casse-tête : 200 kg de blé, trois plumes de paon et une cabane en torchis forment-ils une production inférieure, supérieure, ou égale à douze kangourous, deux lances à pointe d'ivoire et une statuette de jade ? Bien malin qui pourrait le dire. Voilà pourquoi, quand on raisonne sur ces questions, on a souvent tendance à considérer, implicitement ou explicitement, un besoin vu comme relativement mesurable et censé fournir un indice à peu près fiable du niveau de la production, à savoir l'alimentation. C'est un biais supplémentaire, car l'alimentation, même si elle est essentielle, n'a jamais représenté l'ensemble de la production. On peut manger moins bien, tout en étant mieux vêtu et logé, par exemple (et réciproquement).
Je ne connais pas d'études ayant comparé le régime de chasseurs-cueilleurs et de cultivateurs actuels (ou subactuels) – mais peut-être ai-je mal cherché ? L'archéologie, en revanche, s'est plusieurs fois penchée sur cette question, comparant les squelettes issus de différentes époques : elle a conclu très majoritairement que l'arrivée de l'agriculture n'avait pas apporté d'amélioration à l'alimentation humaine. Plus : son adoption s'est le plus souvent traduite par un déclin des apports nutritionnels et, sur un plan plus général, de la santé des individus (je rappelle qu'il s'agit ici de l'agriculture telle qu'elle a pu exister lors de la révolution néolithique et dans l'antiquité , dans des sociétés non industrielles ; il va de soi que cela ne s'applique pas aux périodes et aux formes d'agriculture modernes).
Un spécialiste ayant collecté des données sur différents points de la planète écrivait ainsi : « En général, la transition [vers l'agriculture] aboutit à un régime alimentaire moins varié, à une ration de viande moindre et à un accès réduit à des micro-nutriments tels que le fer » ; Tout en signalant la difficulté à généraliser des données dont les résultats locaux sont très divers, le même chercheur conclut :
Les indices des squelettes indiquent que l'impact sur la santé fut immédiat – Aussitôt que les humains commencèrent à cultiver, la santé commença à décliner en raison de la plus forte densité de population, du changement de la charge de travail, et de l'accroissement des déficiences alimentaires. En considérant les différents indicateurs de santé, il existe une certaine variabilité. Par exemple, certains cultivateurs montrent des signes bien plus clairs d'anémie due à un déficit de fer, et les cultivateurs de riz ont sans doute été moins sujets au caries dentaires. De manière générale, l'agriculture a eu des résultats mitigés – elle procura de la nourriture à une population mondiale en croissance, mais avec des conséquences négatives sur la santé et le bien-être. (C. Larsen, « The agricultural revolution as environmental catastrophe: Implications for health and lifestyle in the Holocene », Quaternary International 150, 2006).
Une autre étude, collectant l'ensemble des données archéologiques disponibles pour l'ensemble des Amériques, concluait de manière similaire : « Une découverte centrale qui se dégage de l'étude est la tendance au déclin de la santé avant l'arrivée des Européens. » (R. Steckel & al., « Skeletal Health in the Western Hemisphere From 4000 B.C. to the Present », Evolutionary Anthropology 11:142–155, 2002) Précisons que si la santé couvre d'autres aspects que l'alimentation, les auteurs insistent à chaque fois sur le fait que celle-ci montre les mêmes tendances que celle-là.

Le surproduit

Le temple de Tikal (civilisation Maya)
qui mesure près de 50 m de haut 
L'augmentation présumée de la productivité du travail humain intervenue avec l'agriculture ne s'étant traduite ni par une diminution manifeste de la charge de travail ni par une amélioration de l'alimentation – tout au contraire, ainsi qu'on l'a vu –, elle ne peut avoir eu que deux effets possibles, non mutuellement exclusifs : d'une part, l'essor de la production de biens non alimentaires (vêtements, outils, habitations, etc.), d'autre part l'entretien, à plus ou moins grands frais, d'une classe de non-producteurs.
On ne peut nier que la sédentarisation, qui a plus ou moins accompagné l'agriculture (je taille à la hache polie dans les cas intermédiaires tels que les chasseurs-cueilleurs sédentaires, ou les agriculteurs semi-itinérants) a correspondu avec un certain accroissement du produit matériel non alimentaire. Cependant, et bien que je ne connaisse pas de moyens fiables d'étayer mon intuition, il me semble que cette production représentait une fraction assez mince du temps de travail social. Les seuls chiffres que je connaisse portent sur une société amazonienne sans richesse, celle des Yanomamo, chasseurs-cultivateurs étudiés par J. Lizot. Celui-ci évalue la part du temps de travail des hommes et des femmes consacrée à la fabrication et à la réparation d'objets à respectivement 18,5% et 13,5%. On peut rapprocher ce chiffre de celui fourni par Hawkes & al., « Hadza Women's Time Allocation, Offspring Provisioning, and the Evolution of Long Postmenopausal Life Spans », Current Anthropology 38-4 (1997), qui évalue le même poste à 18% du temps de travail chez les Hadza, de purs chasseurs-cueilleurs. Bien sûr, deux cas ne forgent pas une règle générale. Mais, même chez des cultivateurs plus établis, vivant dans des bâtiments pérennes, je ne crois pas que les données seraient radicalement différentes. Et il me semble qu'il en irait globalement de même dans les premières civilisations, si l'on tient compte uniquement de la fraction de la production qui concerne la classe travailleuse (je fournis plus loin des estimations de Bruce Trigger qui viennent appuyer ce sentiment).
Reste donc l'idée que les progrès de productivité intervenus durant cette (longue) période aient été absorbé par les couches exploiteuses (tout d'abord à peine différenciées du reste de la société, puis peu à peu constituées en une authentique classe dominante). Cette possibilité semble relever de l'évidence : ainsi que je l'écrivais au début de ce billet, les pyramides d'Égypte ou du Yucatan, paraissent montrer à elles seules le gouffre qui sépare les forces productives de ces sociétés de celles des chasseurs-cueilleurs. Au risque de susciter l'incrédulité, je voudrais néanmoins expliquer pourquoi ces réalisations ne sont pas des preuves convaincantes d'une augmentation de la productivité.
Une pyramide monumentale – poursuivons sur cet exemple – exige à coup sûr une quantité de travail considérable, qui se chiffre sans doute en centaines de milliers ou en millions d'heures. Mais pour en conclure qu'elles ont été permises par un accroissement concomitant de la productivité, cette masse d'heures doit impérativement être ramenée au nombre d'heures de travail disponibles pour une société donnée. Pour le dire autrement : lorsqu'on passe d'un groupe de 100 personnes à un groupe de 1 000 000, la fourniture d'un million d'heures de travail annuel ne résulte pas nécessairement du fait que chaque individu produit désormais sa subsistance en beaucoup moins de temps (ou, cela revient à peu près au même, qu'on peut désormais extorquer de lui un important surtravail). Elle peut traduire avant tout un effet de nombre. Si on le ramène au nombre d'individus disponibles, l'effort productif représenté par les réalisations grandioses des premières civilisations ou par l'entretien d'une couche dominante vivant dans le luxe, ne représentent pas nécessairement un poids significativement plus élevé que celui qui, au Paléolithique supérieur, fut nécessaire pour peindre les grottes Chauvet ou Lascaux.
Cette idée que la productivité des grandes civilisations n'était sans doute pas considérablement plus élevée que celle des cultivateurs néolithiques ou des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur heurte l'intuition (je proposerai dans la dernière partie du billet une solution à cet apparent paradoxe). Je ne suis cependant pas le premier, loin de là, à souligner la faiblesse de la productivité dans les sociétés antiques. Bruce Trigger, un archéologue de renom, aborde le sujet dans son immense étude comparative des premières sociétés de classe, Understanding Early Civilizations (Cambridge University Press, 2003). Après avoir insisté sur la diversité des systèmes agricoles (la Mésopotamie utilisait des animaux de trait, les Yoruba d'Afrique noire possédaient des outils de fer, tandis que les paysans Maya travaillaient au bâton à fouir), il écrit :
Ainsi, la manière dont chaque civilisation organisait la production alimentaire comprenait beaucoup de facteurs locaux. Au moins deux caractères cruciaux de la production alimentaire étaient partagés par toutes les civilisations antiques : la production de surplus qui étaient dans une large mesure appropriés et utilisés par les classes supérieures [il s'agit donc de surplus sociaux, au sens que j'avais donné à ce terme dans ce billet] et la dépendance de l'agriculture vis-à-vis du travail humain, seulement complété dans quelques cas par la traction animale. Là où la technologie était limitée et où la production dépendait essentiellement du travail humain, les surplus agricoles qu'un cultivateur individuel pouvait produire étaient faibles. (...)  Il apparaît que, quel que soit le système agricole adopté, 70% à 90% du travail dans les civilisations antiques était, par nécessité, consacré à la production alimentaire. (p. 313)
Rome : « Le marché aux esclaves », peinture de G. Boulanger
Tournons-nous à présent vers deux autres chercheurs : Marcel Mazoyer et Laurence Roudot, agronomes et auteurs d'une très belle Histoire des systèmes agricoles du monde. Ces chercheurs fournissent des estimations assez détaillées de la production et des rendements agricoles pour la culture légère attelée de la zone méditerranéenne, à la base de la civilisation grecque et, surtout, romaine. Nonobstant les chiffres souvent fantaisistes fournis par les auteurs antiques, M. Mazoyer et L. Roudart penchent pour un rendement net en blé de l'ordre de trois quintaux par hectare, avec de fortes disparités d’une région et d’une année à l’autre. Comme un actif et ses aides cultivaient environ 6 à 7 ha d’ager (soit, en rotation biennale, un peu plus de 3 ha par an), soit à peine de quoi nourrir une famille de 5 personnes. Ils concluent alors : « Dès lors, on comprend qu’il soit généralement très difficile, dans ce genre de système, de dégager un surplus permettant de nourrir une population non agricole tant soit peu importante. » (p. 321)
Mais alors, d'où venaient les ressources nécessaires à l'entretien de la classe dominante, de son train de vie parfois fastueux et de ses réalisations de prestige ? Les auteurs défendent la thèse que le « surplus » était essentiellement, si ce n'est entièrement, d'origine extérieure. D'une part, il provenait du pillage et du tribut directement prélevés sur les régions soumises – ainsi que l'écrivait déjà l'historien P. Garnsey : « C’est sur l’excédent tiré des États sujets que les soldats romains et les civils non productifs seront nourris. » (cité p. 325). D'autre part, et c'est un point essentiel, le surplus était extrait des esclaves, mais essentiellement dans la mesure où leur coût de reproduction n'était pas assumé par la société romaine elle-même. En interdisant aux esclaves de se marier et d'élever des enfants, en traitant la main-d'oeuvre servile si mal qu'elle arrivait rarement à l'âge de la vieillesse, l'esclavagisme romain parvenait à extraire un surtravail qui ne devait rien à la productivité de la main-d'oeuvre : par sa puissance militaire, il s'était mis en situation de pouvoir détourner la fraction du produit de la classe travailleuse qui, au lieu d'être consacré à son renouvellement, était prélevé par la classe dominante. Un tel système ne pouvait survivre qu'aussi longtemps que l'approvisionnement extérieur en esclaves était assuré ; la chute de l'empire (et de la forme sociale qu'il incarnait) est donc, selon M. Mazoyer et L. Roudart, la conséquence de l'arrêt de ses conquêtes territoriales.
Je reprends donc une idée que j'avançais au début de ce billet : l'existence d'une classe exploiteuse ne peut pas être tenue, en elle-même, pour le signe infaillible d'une productivité suffisamment élevée pour dégager un surplus. Ledit surplus peut être prélevé alors même que la classe travailleuse produit tout juste de quoi se reproduire : il suffit pour cela qu'on ne lui permette pas de se reproduire, et que les ressources normalement destinées à cet effet soient accaparées par les exploiteurs. Pour être viable dans la durée, un tel système suppose nécessairement que ces coûts de reproduction soient assurés par les sociétés périphériques, et que la société centrale possède les moyens extra-économiques de s'approvisionner de manière pérenne en main d'oeuvre servile. Autrement, cette forme d'esclavage ne constitue jamais qu'une autre forme de tribut ; au lieu de prélever de la monnaie ou des biens, on prélève des hommes, c'est-à-dire de la main d'oeuvre déjà élevée et apte à travailler.
La conclusion provisoire s'impose : par quelque bout qu'on prenne le problème, il n'existe pas d'indice probant que les transformations sociales intervenues entre le Paléolithique supérieur et l'Antiquité puissent être reliées à une augmentation concomitante de la productivité du travail humain. Celle-ci a peut-être eu lieu (et, sans doute, les choses étaient-elles variables d'un endroit à l'autre) ; mais en tout état de cause, c'est à une échelle infiniment faible par rapport à l'étendue des réalisations sociales et matérielles qui sont intervenues dans cette période. L'explication traditionnelle de la formation des classes sociales et de la civilisation urbaine, en terme de surplus que le chasseur-cueilleur aurait été incapable de produire, et qui n'aurait été dégagé que par l'agriculteur antique, apparaît sinon totalement fausse, du moins sérieusement incomplète.

Une hypothèse alternative

Une reconstitution du village néolithique de Catal Höyuk
Alors, comment expliquer la transformation spectaculaire de l'économie et de la société ? Qu'a réellement changé l'agriculture ?
L'idée que je voudrais avancer ici est qu'on a très souvent confondu la productivité et le rendement – deux notions que les anglophones rassemblent volontiers dans le même concept un peu flou d'intensification. Or, ce sont deux notions très différentes : la productivité rapporte le produit obtenu au temps de travail consacré à la production ; le rendement le rapporte à la surface de sol nécessaire. Or, si l'on peut douter que l'agriculture, durant le néolithique, a significativement augmenté la productivité, il est en revanche incontestable qu'elle a démultiplié les rendements et, par suite, la densité des populations.
Je ne prétends pas expliquer dans le détail les effets ambigus de l'agriculture sur la productivité. Il faut manifestement faire intervenir des questions de démographie. Il semble assez établi que chez les chasseurs-cueilleurs nomades, la population se maintient à un assez bas niveau par rapport aux ressources disponibles. Les causes invoquées sont variées : le nomadisme contraindrait à l'espacement des naissances, renforcé par un fort infanticide ; les morts violentes, parfois très nombreuses, ont pu peser ; enfin, intervient sans doute la vulnérabilité par rapport aux aléas de l'environnement. Dans une économie sans stocks, les variations climatiques ou biologiques impactaient ces populations de plein fouet ; il n'est donc pas impossible que l'impression de relative abondance des chasseurs-cueilleurs en période ordinaire, sur laquelle une certaine tradition a beaucoup brodé, ait eu comme contrepartie cachée des crises récurrentes qui décimaient leurs effectifs (un point déjà abordé dans ce billet consacré au livre de Sahlins). Avec l'agriculture (et/ou la sédentarité), s'est enclenché un mouvement d'accroissement démographique qui est venu buter sur la loi des rendements décroissants – une idée également émise par B. Trigger, dans le passage déjà cité : « Augmenter le nombre de personnes que pouvait faire vivre chaque unité de sol cultivé requérait généralement une augmentation de l'intrant en travail pour chaque calorie de nourriture produite, et par conséquent, une augmentation de la densité de la population ne se traduisait pas nécessairement par une augmentation du surplus de nourriture par personne. » Tout se passe donc comme si, en sécurisant dans une assez large mesure les sociétés humaines contre les aléas de l'environnement, l'agriculture avait déclenché un mouvement qui avait entraîné une augmentation colossale de la densité et de la taille des groupes humains organisés, mais que cette augmentation avait eu comme contrepartie une annulation, ou une quasi-annulation, des gains de productivité potentiels.
Dès lors, la chaîne causale qui explique les phénomènes sociaux à partir des modifications techno-économiques tout au long de cette période doit sans doute s'organiser beaucoup moins autour de la question de la productivité que de celle des rendements. Je propose une première piste : la densité de la population, ainsi que la forme prise par la production, affectent la rentabilité de l'exploitation du travail humain et conditionnent tout autant l'existence de celle-ci que la productivité « brute » du travail. Pour le dire d'une autre manière : ce que l'agriculture a bouleversé, ce n'est peut-être pas tant l'excédent qu'il était possible, dans l'abstrait, d'obtenir d'un producteur, que le coût nécessaire pour s'approprier cet excédent et donc, le bénéfice net de l'exploitation.
La construction des pyramides
Pour illustrer cette hypothèse, imaginons un seul instant de transposer les méthodes d'exploitation du travail humain pratiquées par Rome à des chasseurs-cueilleurs. Tout autant que les esclaves qui travaillent la terre, les chasseurs-cueilleurs produisent non seulement de quoi assumer leur propre survie, mais encore celle de leurs enfants, de leurs malades et de leurs anciens. Rien n'empêche donc de concevoir qu'on puisse exploiter leur travail, ne serait-ce qu'en s'appropriant la fraction de leur collecte destinée aux improductifs (un argument qu'Alain Testart formulait déjà dans sa critique de la théorie du surplus). Mais on voit bien que cette exploitation, possible dans l'abstrait, poserait concrètement d'immenses difficultés ; la dispersion et la mobilité des producteurs, à elle seule, constitue un obstacle considérable : les ressources nécessaires, en termes de surveillance et de répression, à obtenir le surproduit, excéderaient sans aucun doute celui-ci (d'où la distinction que je propose entre surproduit brut et net).
Avec l'agriculture et la sédentarité, les frais induits par l'extraction et la collecte du surproduit diminuent de manière drastique. Les pyramides et les temples égyptiens ont sans doute moins été construits parce qu'en soi, chaque individu pouvait dorénavant produire beaucoup plus que ce qui lui était nécessaire pour vivre, que parce qu'il était devenu possible de prélever un surtravail individuel relativement mince sur des millions de personnes.
Ce billet est déjà long, et je ne peux le développer de manière exagérée. Si mes intuitions sont justes, il faudrait les compléter par des réflexions quant à la forme matérielle du (sur)produit, un facteur sur lequel plusieurs auteurs ont récemment attiré l'attention. Cette forme matérielle a en effet pu intervenir sur les processus de différenciation sociale au moins de deux manières.
Pour commencer, un produit agricole constitué essentiellement, ou totalement, de biens périssables se prête sans doute moins aux manipulations, à la conservation sur une longue durée et au transport sur de longues distances nécessaires dans le cadre d'un Etat (un aspect sur lequel certains auteurs ont récemment attiré l'attention). Encore faudrait-il ne pas assimiler États et empires, et je ne suis pas certain que pour une cité-État, par exemple, ce problème soit rédhibitoire. En ce qui me concerne, c'est une question ouverte.
Ensuite, la forme du produit a incontestablement joué un rôle dans la mise en place de certaines logiques sociales qui ont conduit à l'accumulation de la richesse et de l'exploitation. On ne peut se contenter d'explications qui font intervenir des grandeurs abstraites (productivité, rendement, etc.) Il faut rendre compte des processus concrets par lesquels des individus en sont venus à devoir travailler pour le compte d'autres (une préoccupation qu'on trouve déjà dans les écrits de K. Marx - cf. un très beau passage dans le Capital sur les Papous). C'est cette problématique qu'Alain Testart cherchait à creuser lorsqu'il examinait l'impact du stockage, en reliant à tort celui-ci à la question du « surplus ».

2 commentaires:

  1. Bonjour Christophe

    C'est toujours un plaisir de te lire - même lorsque le billet dépasse les normes habituelles, le rendement par paragraphe n'en est pas diminué pour autant (et ça c'est cool ;-)).

    S'agissant de la distinction entre productivité et rendement, une récente lecture - d'un ouvrage qui l'est moins - de Francis Gendreau (Les spectres de Malthus : déséquilibres alimentaires, déséquilibres démographique, 1991) m'avait laissé une impression similaire à ton billet : il prenait beaucoup de pincettes au moment d'avancer des données sur ces questions. Au fil de quelques pages (124-126) sur le "pays moba" (Nord Togo) il pense trouver un "paradoxe" entre un "doublement(!) de la production de mil-sorgho entre 1981 t 1985" et un besoin pour la région d'"importer encore les céréales (sorgho-mil, maïs) pour couvrir ses besoins alimentaires compte tenu d la croissance démographique régionale". Ce n'est évidemment pas un doublement de la productivité, mais plutôt - un doublement - du rendement de la terre qui est vite rattrapé par la démographie (comme tu l'indiquais).

    Pour ce qui est de l'autre distinction - que tu propose - entre surproduit brut et net, l'exemple déjà cité n'est pas en reste. Gendreau rapporte - toujours pour le pays moba - que le Bomboga fournissait en mil tout le pays tchokossi, mais aussi les Mossi (Haute-Volta) souffrant alors de disette, encore l'armée, les gardes et détenus de Mango. F. Gendreau note bien que cette région était alors un cas bien à part qui se différenciait largement des autres régions (par son rendement)- bien que dans toutes, le travail se fasse exclusivement à la force des bras. Il conclura cependant pour l'ensemble des régions en disant qu'elles son pareillement soumises aux caprices du temps, qui, après un bonne récolte, retient l'eau, ou la répartit mal sur l'année.

    On peut imaginer que les stocks eurent permis d'éviter les hécatombes, mais rien n'est moins sûr. Il y aurait sans doute quelques choses à cherche du côté de l'encaissement démographique des mauvaises récoltes, entre une économie domestique (comme en pays moba) et une économie marchande comme sous notre Ancien Régime, où la spéculation sur le grain avait pour résultat d'amplifier la disette - pire, la créait, puisque les stocks auraient normalement suffi à nourrir la population le temps d'une prochaine récolte. Ah ! les affres des soubresauts du capitalisme.


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    1. Merci de cette réaction ! Cela me fait penser que j'avais déjà abordé le sujet dans un billet précédent, que j'ai oublié de remettre en lien, sur la démongarphie chez les chasseurs-cueilleurs. J'y commentais en particulier un article de L. Keeley qui abordait la difficile question des rendements décroissants

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