La naissance des paiements : un casse-tête néolithique
Vere Gordon Childe (1892-1957) |
J'ai eu le plaisir d'intervenir hier dans le séminaire Marx au XXIe siècle. La séance, m'avait-on dit, pouvait être filmée, mais l'équipe qui s'en charge (bénévolement) d'ordinaire n'étant pas disponible, l'écho de ma prestation ne dépassera pas ceux qui avaient physiquement fait le déplacement. Gageons que le reste de l'humanité s'en remettra...
Toujours est-il que j'ai pu présenter l'état de ma réflexion sur un sujet qui me préoccupe depuis longtemps (la naissance des paiements et des inégalités). Et au cours de la discussion, m'apercevoir que certains points sont décidément rebelles, et que pour le moment je suis loin d'en être venu à bout. Il faut donc lire ce qui suit comme un work in progress, un instantané de mes méditations sur le sujet. Et, qui sait, le fait de les coucher noir sur blanc – ou, mieux encore, la lumière que m'apportera un commentaire – m'aidera à débrouiller l'écheveau.
De l'agriculture au stockage alimentaire
Ceux qui ont lu Alain Testart ou certains de mes précédents écrits, sur ce blog ou sur papier, connaissent bien les termes du problème. Pour les autres, je procèderai donc à un résumé à la hache (à peine polie).
La théorie matérialiste traditionnelle, à laquelle est en particulier attaché le nom de V. Gordon Childe, voyait l'origine des inégalités dans l'agriculture. C'est parce que l'agriculture, pour la première fois, permettait de dégager des surplus (le producteur pouvant produire davantage de nourriture qu'il n'en consommait pour vivre) qu'elle ouvrait la possibilité que certains vivent du travail des autres. Cette théorie, au moment où elle a été formulée, étant sans aucun doute la plus satisfaisante possible. Peu à peu, elle a néanmoins laissé apparaître trois faiblesses principales : 1) elle décrit certes une condition pour la mise en place du mécanisme de l'exploitation, mais sans le relier à des transformations ou des institutions sociales précises, identifiées dans certaines sociétés. Bref, elle se situe sur un plan très général, et ne s'accroche pas directement à des faits sociaux. 2) le raisonnement sur le surplus lui-même est très contestable (et a été très contesté). En particulier, dès les sociétés de chasse-cueillette, tout adulte valide produit, outre de quoi se nourrir lui-même, de quoi nourrir enfants, vieillards et malades. Autrement dit, le surplus, au moins sous forme potentielle, existe dans toutes les sociétés humaines. 3) La corrélation agriculture - inégalités est démentie par deux séries de sociétés.
C'est Alain Testart qui, au début des années 1980, a mis le doigt sur ces « exceptions », en proposant de les prendre (enfin) au sérieux. Il s'agissait d'une part de ces chasseurs-cueilleurs traditionnellement dits « complexes » (typiquement, ceux de la Côte Nord-Ouest des Etats-Unis et du Canada) : sédentaires, ils connaissaient des fortes inégalités sociales et économiques. Dans l'autre sens, les sociétés du bassin amazonien, quoique pratiquant l'agriculture, ne connaissaient pas d'inégalités économiques perceptibles. Alain Testart proposait donc d'une part, de considérer que la variable déterminante pour le passage aux inégalités n'était pas l'agriculture, mais le stockage alimentaire (que les chasseurs-cueilleurs de la Côte Nord Ouest pratiquaient abondamment, notamment avec le poisson séché). D'autre part, il précisait que les inégalités économiques étaient liées à l'apparition des paiements : « prix de la fiancée » au lieu d'une prestation en travail pour se marier ; « prix du sang » au lieu de la loi du Talion en cas de blessure ou de meurtre.
Du stockage aux biens W
Les Asmat sur leurs pirogues, photographiés en 1912 |
Jusqu'à ma Conversation... (2013), je m'étais à peu près satisfait de cette réponse. Mais ces derniers mois, il m'est apparu avec de plus en plus de force que la loi ainsi formulée laisse encore deux questions non résolues.
La première se situe sur le plan théorique : quelle est la causalité entre le stockage alimentaire et le passage aux paiements ? A. Testart avouait lui-même n'avoir aucune réponse satisfaisante – et ce, d'autant plus que hormis sous la forme de bétail sur pied, les aliments ne font jamais , ou presque, partie du prix de la fiancée : on ne se marie nulle part en donnant un gros tas de poisson séché.
Le second problème, lui aussi signalé (mais laissé sans réponse) par A. Testart concerne ces sociétés qui connaissent les paiements et les inégalités sociales, mais qui ignorent pourtant toute forme de stockage. Elles se situent dans les rares environnements suffisamment riches pour que les ressources soient abondantes toute l'année et que la sédentarité sans stocks soit possible. Deux exemples semblent incontestables : l'un, assez mal connu, est celui des Calusa de Floride. l'autre, beaucoup plus documenté, celui des Asmat de Nouvelle-Guinée.
La question qui me préoccupe est donc, tout naturellement, la suivante : est-il possible de reformuler la condition du passage aux paiements de sorte que les deux hypothèques (théorique et empirique) qui grèvent la théorie du stockage alimentaire soient levées ?
Il me semble que la réponse (matérialiste) à cette question, que j'avais d'ailleurs formulée à grands traits dès mon Communisme primitif... de 2009, se trouve du côté de la production de certains biens qui puissent être acceptés en lieu et place d'un temps de service de plusieurs années. Ces biens, que pour plus de commodité, j'appelle biens W (comme travail), doivent impérativement représenter une importante quantité de travail individuel. Ils doivent de plus être meubles, c'est-à-dire pouvoir être déplacés ; s'ils doivent servir à payer, le beau-père doit pouvoir les emporter avec lui.
Si nos informations sur les Calusa sont trop parcellaires, les Asmats fabriquent au moins deux biens qui correspondent à cette définition : les haches, et les pirogues (parfois très longues et nécessitant plusieurs semaines de travail). Or, haches et pirogues font toutes deux parties du prix de la fiancée chez les Asmats... À cela, on peut ajouter le fait que chez les Jivaros, un peuple amazonien où les paiements sont traditionnellement ignorés, on apprend que le prix de la fiancée et le wergeld se sont mis en place à l'arrivée des carabines des Blancs... carabines constituant les paiements en question. Fabriqués sur place ou importés, les biens W semblent donc expliquer de manière satisfaisante, à la fois en théorie et dans les faits, le passage aux paiements.
Ajoutons qu'il n'existe pas, à ma connaissance, de société possédant des biens W à une échelle significative, qui ignore les paiements. Certes, certaines tribus Australiennes possédaient des filets qui demandaient des mois de fabrication ; mais celle-ci était effectuée collectivement et sort donc de la définition donnée plus haut. Et certes, on peut identifier certains biens W chez des chasseurs-cueilleurs nomades qui ne pratiquent pas le prix de la fiancée (haches de pierre polie dans le nord-ouest de l'Australie, kayak chez les Inuits). Il me semble tout de même que chez ces peuples nomades, la quantité de ces biens que l'on détient reste par définition limitée. Ainsi, même si les biens W existent, on ne les accumule pas, et c'est ce qui les empêche de pouvoir remplacer une longue période de travail humain.
Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes matérialistes possibles : l'hypothèse des biens W apparaît satisfaisante à la fois sur le plan théorique et sur le plan empirique : elle rend correctement compte de l'ensemble des observations (tout au moins, dans l'état actuel de mes investigations).
Mais évidemment, ce serait trop simple...
Les problèmes
Le poisson séché des Nootka : bien W or not bien W ? |
Les difficultés surgissent du moment où l'on se demande si les stocks alimentaires (autres que le bétail sur pied) sont une forme de biens W.
En répondant par l'affirmative, on ne rencontre pas de problème particulier avec les faits : les sociétés à paiements sont celles qui ont des stocks alimentaires, auxquelles s'ajoutent celles qui n'en ont pas, mais qui possèdent des biens W (Calusa, Asmat) ou qui les acquièrent (Jivaro). En revanche, il reste cette question lancinante, qui embêtait déjà Alain Testart : pourquoi ne trouve-t-on jamais, ou presque, de biens alimentaires parmi ceux qui composent le prix de la fiancée ? On pourrait répondre que les stocks alimentaires sont capables de susciter le saut conceptuel vers les paiements, mais qu'ils ne peuvent pas faire office eux-mêmes de moyen de paiement, en raison de leurs caractéristiques physiques – en particulier, leur faible durabilité qui limite la possibilité de les conserver et de les utiliser comme une réserve de valeur. Davantage que vraie ou fausse, cette réponse est surtout sans portée : dans les deux cas, le fait que les biens alimentaires soient systématiquement absents du prix de la fiancée fait qu'ils ne peuvent être tenus pour une condition suffisante de son instauration : pour jouer leur rôle de monnaie potentielle, les biens W doivent être durables (haches de pierre, coquillages, pirogues ou... bétail sur pied).
Oui mais voilà : il faut alors expliquer la relation étroite qui unit le stockage alimentaire et les biens W. Si l'on ne connaît aucune société qui pratique le stockage alimentaire et qui ignore les paiements, cela signifie qu'il existe une relation de détermination entre les stocks alimentaires et les biens qui servent au prix de la fiancée : là où l'on trouve les premiers, on trouve les seconds (l'inverse n'est pas toujours vrai, comme en témoignent Calusa, Asmat ou Jivaro). La seule explication qui me vient est celle de la détermination commune : ce ne sont pas, en eux-mêmes, les stocks alimentaires qui entraînent la présence de biens W. Mais un même facteur détermine à la fois la présence des uns et des autres. Pour cela, je ne vois pas d'autre candidate possible que la sédentarité. La sédentarité, sauf en cas de conditions écologiques particulièrement favorable, est intimement liée au stockage alimentaire : elle en est à la fois la condition et le produit nécessaire. Elle est également ce qui permet (et incite) l'accumulation de biens, en particulier de biens W.
Mais cette solution ne nous tire d'un mauvais pas que pour nous précipiter dans un autre. Car si la sédentarité est en fin de compte le facteur explicatif des biens W, et donc des paiements, comment expliquer que certaines sociétés sédentaires – celles des plaines d'Amazonie, par exemple – ne se soient pas engagées dans cette voie ? Cela signifie que la sédentarité n'est qu'une condition nécessaire, et non suffisante, de la transition aux paiements ; et qu'il existe donc un facteur supplémentaire, une « variable cachée », ainsi que disent les physiciens, qui l'explique. Sauf que je ne vois absolument pas quelle pourrait être cette variable (pas question, bien sûr, d'invoquer les stocks alimentaires ou les biens W sans sombrer dans un raisonnement circulaire. On pourrait peut-être dire qu'en Amazonie, il n'existe pas de biens pouvant jouer le rôle de biens W ; je n'y crois pas. Il n'est pas possible que ces sociétés aient été dépourvues de pierres précieuses, de coquillages, de plumes d'oiseaux rares, de dents d'animal sauvage, bref, de tout bien rare et répondant à notre définition.
Résumons : soit les stocks alimentaires doivent être considérés comme des biens W, mais alors, il faut expliquer comment (et pourquoi) ils ne figurent jamais dans le prix de la fiancée. Soit les stocks alimentaires ne sont pas des biens W, mais alors il faut expliquer soit pourquoi là où l'on trouve les uns, on trouve toujours les autres (si l'on exclut l'explication par la sédentarité), soit pourquoi la sédentarité n'engendre les biens W et les paiements que dans certaines sociétés. Pour l'instant, je sèche sur cette quadrature, et si un commentaire (ou plusieurs) m'apportait quelque lumière – ou quelque nouvelle question – je serais extrêmement reconnaissant à son auteur...
À suivre, donc (et au plaisir de vous lire...)
Salut,
RépondreSupprimerPas encore de réponse à ta question, mais une remarque :
"Oui mais voilà : il faut alors expliquer la relation étroite qui unit le stockage alimentaire et les biens W. Si l'on ne connaît aucune société qui pratique le stockage alimentaire et qui ignore les paiements, cela signifie qu'il existe une relation de détermination entre les stocks alimentaires et les biens qui servent au prix de la fiancée : là où l'on trouve les premiers, on trouve les seconds (l'inverse n'est pas toujours vrai, comme en témoignent Calusa, Asmat ou Jivaro). La seule explication qui me vient est celle de la détermination commune : ce ne sont pas, en eux-mêmes, les stocks alimentaires qui entraînent la présence de biens W. Mais un même facteur détermine à la fois la présence des uns et des autres."
Tu relèves un problème fondamental en science : la distinction entre corrélation et causalité, pas toujours - voir assez rarement - faite en sciences sociales, contrairement aux sciences "dures". Si deux facteurs A et B sont corrélés, cela ne signifie pas pour autant que A détermine entièrement B ou l'inverse. La causalité peut être réciproque, ou, troisième possibilité, un troisième facteur C détermine A et B.
PS : je viens à Presles :-)
Ciao
Je ne comprends pas en quoi les coquillages sont des biens W.
RépondreSupprimerJ'ai été très elliptique, je dois bien le reconnaître. Dans de nombreuses tribus qui vivaient à l'intérieur des terres, les coquillages font traditionnellement partie des moyens de paiement : cauris, dentallia... Ces coquillages peuvent être considérés comme des biens W importés, à la manière des carabines des Jivaros : ce sont des biens rares et importés, qui s'échangent donc contre des biens locaux représentant une grande quantité de travail.
SupprimerLe prix de la fiancée ne doit-il pas être regardé comme assez particulier ? Il remplace un service alimentaire (mon gendre chasse à ma place) sur la durée, et donc n'a pas intérêt à être remplacé par un stock alimentaire rapidement périssable.
RépondreSupprimerTout à fait d'accord avec cela (je ne sais plus si j'y fais allusion ou non dan mon billet). Le truc, c'est que certaines formes de stocks alimentaires n'étaient pas si rapidement périssables que cela (tout est relatif), et que l'on peut donc s'interroger sur leur possible place dans le prix de la fiancée... Pour ajouter une couche de complexité, je ne suis pas si certain que le prix de la fiancée exclue forcément les biens alimentaires, même non périssables.
SupprimerAutre angle, peut-être, pour la "quadrature" de ta conclusion: Comment se fait la redistribution des stocks alimentaires dans les groupes observés en ethnohgraphie?
SupprimerOula, vaste question (tout le monde est loin de faire la même chose)... Mais je ne crois pas qu'elle ait d'incidence sur celle que je tente de résoudre.
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerJe me demande pourquoi tu n'opère pas une distinction entre les "Biens qui demandent une grande quantité de force de travail et sont de simples produits" (W) et les "Biens qui demandent une grande quantité de force de travail et sont des moyens de production" (W').
Par exemple : le filet de pêche Australien est un W', au même titre que le kayak, la carabine, la hache si elle n'est pas trop fragile.
Les haches si elle sont trop fragiles (fine et ample) sont des W, c'est aussi le cas des coquillages.
On peut encore diviser ainsi :
W = "Biens qui demandent une grande quantité de force de travail, sont de simples produits"
P = "Biens qui demandent une grande quantité de force de travail, sont de simples produits et sont utilisés comme moyen de paiement"
W' = "Biens qui demandent une grande quantité de force de travail, sont des moyens de production"
P' = "Biens qui demandent une grande quantité de force de travail, sont des moyens de production et sont utilisé comme moyen de paiement"
(Tu peux le représenter dans un tableau à double entré. Il faudrait peut être encore diviser selon qu'il sont consommable ou pas)
J'ignore si certaines tribus d'Australie ont fabriquées des objets W. Des W' c'est certain (toujours l'exemple du filet de pêche).
A première vue, on pourrait déjà dire : P⊆W⊆P'⊂W' (Parmi les sociétés qui produisent des biens W' (ce qui représente a priori l'ensemble des sociétés ayant existées) il y en a qui les utilise comme moyen de paiement (P'), parmi ces dernières certaines produisent des biens W, qui pour certaines (peut être pour toute) les utilisent comme moyen de paiement).
Si la nourriture stockée est un bien W, cela indiquerait que l'émergence des paiements serait dû à la production de biens demandant une grande quantité de force de travail mais n'étant pas des moyens de production (cela dit, on explique toujours pas pourquoi les stocks alimentaires ne sont pas utilisés comme moyen de paiement), ça nous forcerait à modifier la formule en : P⊆P'⊆W⊂W' (où W peut aussi bien être un poisson séché qu'une hache de pierre polie trop fragile pour l'usage - les deux peuvent être stockés)
Je ne pense pas avoir arranger grand chose dans l'affaire, surtout que je ne connais pas les cas ethnographiques que tu cite. J'y réfléchie encore, sachant que j'ai complètement laissé de côté la question de la sédentarité - on voit déjà que celle-ci permet le stockage de biens W, je vois difficilement un Aborigène du centre Australien se balader avec 25 haches de pierre polie sur le dot ; quoique si il a 25 femmes...
Hé hé, il n'y a pas que les grands esprits qui se rencontrent. :-)
SupprimerCette distinction, j'y ai pensé, et j'en ai déduit (provisoirement) qu'elle ne fonctionnait pas. Déjà, certains biens (le bétail) sont difficiles à classer. Ensuite, je présumais que seuls, au contraire, les biens W' pouvaient devenir moyens de paiement (pirogues, carabines...) Oui mais voilà, un peu partout il y a aussi des coquillages et des haches qui ne coupent jamais d'arbres. Bref, pour l'instant, cette direction m'apparaît comme une voie de garage.
:D Oui ça ne nous avance pas vraiment.
SupprimerEn ce qui me concerne je n'avais pas saisi qu'il y avait "un peu partout" des biens W (ou W').
La question est donc très simple [si il y a partout des biens W] : qu'est ce qui fait que les biens W deviennent des moyens de paiement ?
Mais dans ce sens, ton exemple des carabines est contradictoire. Tu prétend qu'il y a introduction d'un bien W et que ça a changé la donne [que ça a introduit les paiement]. Faut-il comprendre qu'il n'y avait pas de biens W auparavant dans cette société ? Dans le cas contraire (si il y avait des biens W) il faut admettre que les carabines ont quelque chose de particulier que n'avaient pas les autres biens W.
Le fait qu'elles puissent être utiliser à la guerre pour accroître son nombre d'épouse par des razzias (à l'extérieur de la société) par exemple, ou encore la possibilité de concentrer les moyens de la violence au sein d'un petit groupe (à l'intérieur de la société) n'est pas anodin. Ce n'est pas un couteau à beurre avec un manche en or finement taillé.
Amicalement
Mon idée (à vérifier) est effectivement que chez les Jivaros, il n'y avait pas de biens W, en tous les cas, pas en quantité suffisante, pour que s'effectue la transition vers les paiements.
SupprimerJe ne crois pas trop que les biens déclenchant ce passage seraient affectés à un usage particulier (biens de production, biens dits de prestige, ou que sais-je encore). Pour l'instant, toutes les tentatives que j'ai faites en ce sens se sont révélées être des impasses. Je flaire donc qu'il existe une solution simple qui n'oblige pas à rentrer dans ce genre de considérations (mais je peux me tromper)...
Salut Christophe,
RépondreSupprimerJe voudrais simplement intervenir au niveau de la question lancinante de ton texte (en n'étant pas vraiment sur de ne pas débloquer) : le lien entre les biens alimentaires et la richesse, entre le bétail et le prix de la fiancée. "On ne se marie nulle part en donnant un gros tas de poisson séché", certes, mais le mariage, dans la plupart des zones de l'Asie du sud-est, est lié à des échanges importants de bétail non pas sur pied mais déjà prêt à être consommé. L'exemple le plus connu est peut-être celui des Toraja (il s'agit de cérémonie des morts mais le problèmes est le même que pour le mariage) où des milliers de buffles d'eau sont sacrifiés lors de funérailles, ayant demandé des années pour constituer ces troupeaux. Bien ! mais on pourra se demander quel rapport il y a avec un stockage puisque justement cette viande est immédiatement consommée ! Le lien est (peut-être) lié à la notion de dette. Ne peut-on considérer la dette comme un stockage différé : si j'offre un buffle pour le mariage d'un cousin ne puis-je considérer ce buffle comme un "avoir", un stock, que je pourrais consommer plus tard pour mon propre mariage ? Lorsqu'on abat un buffle, offrir un quartier de buffle cuit (qu'on ne peut pas consommer soi même) n'est-ce pas une manière de s'assurer, en réciprocité, un quartier pour un moment ultérieur, une autre façon de stocker ? Si la dette (ou certaines dettes ?) fait partie du stockage, cela modifie-t-il les données du problème ? Pour reprendre le problème général des inégalités, la richesse chez les peuples du sud est (Naga, Kachin, Chin, etc.) va souvent de pair avec des "fêtes du mérite" où la richesse se mesure au nombre de bêtes qui peuvent être sacrifiées (et les signes ostentatoires qui marquent cette hiérarchie sont liés à ces bêtes). Quant à la Nouvelle Guinée, les images qui me viennent à l'esprit sont celles des big men gérant des amoncellements de porcs sacrifiés lors de mariages ou autres cérémonies. Ce qui est bien sur, c'est qu'il ne s'agit ici aucunement de biens de production (ce que sont manifestement les biens W).
Par ailleurs, pourquoi faudrait-il qu'il n'y ait qu'une seule voie pour la naissance des inégalités et/ou des hiérarchies (ce ne sont d'ailleurs pas des termes équivalent car il peut y avoir hiérarchie sans inégalité économique) ?
Cette intervention aborde bien des aspects. Je retiens celui qui est central pour mon problème : contrairement à ce que suggère Testart dans son article posthume, la nourriture stockée peut manifestement intervenir dans le prix de la fiancée. Si cela se confirme, cela jette à bas la principale objection selon laquelle les stocks alimentaires, eux aussi, sont des biens W. Et cela simplifierait considérablement toute l'affaire... Voilà donc une piste à creuser très sérieusement.
SupprimerJ'ai toujours du mal à saisir le statut exact des biens W. D'après ta description, tu parles en fait de la monnaie (les biens W permettent les paiements et l'accummulation de valeur). Est-ce que le rôle de la monnaie se limite à la reconnaissance d'une dette de travail ?
RépondreSupprimerMon idée est effectivement que les paiements (et donc, la forme la plus ancienne de monnaie) apparaissent lorsque la société produit une quantité notable de biens d'un certain type. Pour être très pointilleux, je ne dirais pas que les biens W sont la monnaie, mais que la monnaie naît des biens W.
SupprimerLa seconde question est plus embêtante. En tant que paiement de mariage, oui, je crois que la monnaie remplace le plus souvent une prestation de travail (je ne sais pas s'il faut forcément parler de dette). Mais - et j'avoue ne pas avoir bien vu cet aspect - la monnaie vient aussi en équivalent d'une vie, ou du sang. C'est vrai lorsqu'il s'agit d'une compensation pour blessure ou meurtre. Mais c'est vrai aussi de certains paiements de mariage ; je pense à ces tribus où les hommes se marient par "échange de soeurs", et où celui qui n'en a pas paye quelqu'un pour acheter les droits sur elle... et l'échanger ensuite contre une autre femme. Bref, entre la monnaie comme substitut à une période de travail et la monnaie comme substitut à une vie, il y a de quoi creuser l'affaire.
Bonjour
RépondreSupprimerMickaël Dietler, un protohistorien américain, s'est demandé pourquoi la Gaule romaine importait du vin romain dans des containaires de qualité et il a montré le lien entre alcool et richesse, autorité dans les sociétés sans Etat. L'alcool y est un marqueur de richesse et ceux qui peuvent réserver une partie de leur stock pour en faire peuvent être considérés comme des riches ou des personnes d'autorité. Dans l'Europe protohistorique, la bière devait être un produit de luxe. Plus loin dans le temps, à Gobleki Tepe, de grands vases en pierres gardent des traces d’oxalate (la bière et le malt en produisent). Plus récemment, des Tarahumara du Mexique organisaient des fêtes avec alcool pour attirer la main d'oeuvre nécessaire pour récolter leur champ donc avoir une récolte plus importante pour dégager du stock pour la fabrication d'alcool qui servira à rassembler une main d'oeuvre encore plus importante etc..
Les liens entre stock et richesse me semblent évident (les animaux d'élevage peuvent fournir des matières premières pour l'artisanat ou la fabrication de produits laitiers).
La question qui me turlupine est pourquoi les sociétés ont remplacé l'échange de service par l'échange de richesse à peu près au même moment un peu partout dans le monde (entre 10 000 et 5 000 av JC). Le paiement peut, peut être, avoir toujours exister car on peut, il me semble, considérer qu'un service est un paiement. On paye les droits sur la fiancée en se mettant au service. Pourquoi avoir remplacé ce service en richesse ? Je pense que le stockage n'est qu'une conséquence de ce passage, qu'il n'est pas une conséquence obligatoire et que la vraie question est là : pourquoi échanger des biens matériels et pas des services ? Deux exemples me viennent à l'esprit : chez les Baruyas. Maurice Godelier indique que les barres de sel sont produites pour les échanges inter tribaux. Philippe Descola, les lances du crépuscule, indique que les Achuars réservaient des biens matériels pour les échanges lointains. Les inégalités économiques pourraient donc aussi descendre de la nécessité des relations inter-tribales, les sociétés favorisant la production matériels pour ces relations, production matériel qui finirait par prendrait la place des échanges aussi à l'intérieur de la société. Bref, comme le faisait remarquer un commentaire plus récent que le mien, il n'y a peut être pas qu'une seule voie qui donnent naissance aux inégalités.
Sur la première partie, j'approuve : le prix de l'alcool - et les différences de prix entre alcools - et les différences de prix suivant le nombre d'étoiles ou la localisation du bar ou du resto - dans nos sociétés le prouve.
SupprimerSur la seconde partie, je n'y avais pas pensé jusqu'à présent, mais il me semble que l'échange de biens et l'échange de services sont de nature assez similaire, voir identique, bien que d'apparence différente : un bien/produit économique est la concrétisation d'un service/travail humain... (Le Capital, Marx, CHapitre 1 : La Marchandise)
@jaune violet
SupprimerMerci pour votre contribution, qui apporte plusieurs éléments concrets. Cela dit, en Amazonie, il existe également une bière (de manioc et « bio », car fermentée à la salive féminine !) Or, si cette bière intervenait effectivement dans les relations sociales d'une manière assez similaire à celle que vous décrivez, elle ne s'inscrivait pas dans un système de paiements en biens. Car effectivement, toute la question est : pourquoi là où contre une femme, on donnait des services, se met-on à donner des biens matériels ? (et je réserve le terme de « paiements » à la deuxième situation). C'est bien les raisons de ce basculement que Testart cherchait à cerner, et que je continue à traquer. C'est une question essentielle, parce que ce basculement ne fait pas que changer la forme des choses échangées : il modifie totalement les règles du jeu social en faisant naître ce qu'on peut appelé, dans un sens strict, la richesse.
La question des échanges inter-tribaux est importante, mais elle n'est pas encore claire pour moi. Je vois bien comment elle favorise la production matérielle, mais beaucoup moins pourquoi elle provoquerait ipso facto la transition vers les paiements en biens en interne. Toutefois, les Baruya et quelques autres connaissent le prix de la fiancée pour les femmes acquises à l'extérieur, mais pas en interne.
Sans doute que les inégalités (et les paiements) sont nées par différentes voies. Plus on va dans le détail, plus il y a de chances que cette assertion soit vraie. Mais il faut aussi explorer jusqu'au bout la possibilité de dégager des lois générales... Et au passage, je me demande bien comment vous pouvez savoir que les paiements sont nés il y a environ 10000 ans. Il y a à ce sujet de lourdes controverses parmi les paléolithiciens sur la possibilité d'une date beaucoup plus ancienne, et le débat est me semble-t-il loin d'être tranché.
Bonjour, auriez-vous ces références sur les possibilités de paiements pour des périodes préhistoriques ? Nous n'utilisons guère le terme de paiement en Préhistoire, et je suis très intéressée par la notion de "paiement". Pour le Néolithique, ce sont des choses très difficilement perceptibles. La culture matérielle, la valeur des objets, leur circulation, sont très compliqués à appréhender et encore plus le contexte sociologique et économique. Un échange de bien est-il considéré comme un paiement ? Ou le paiement implique-t-il un ou des biens dont la valeur fait office de référence ? Je ne pose peut-être pas les questions comme il le faut, mais j'avoue ne pas être très calée sur ces questions
SupprimerJe crois que le mieux est d'aller lire celui qui a le plus réfléchi à tout cela, à savoir Alain Testart, qui plus est dans ses connexions avec les données archéologiques. La meilleure porte d'entrée est sans doute son dernier texte majeur, Avant l'histoire. Allez voir en particulier les pages 216-242, puis 400-449 (même si pour les savourer pleinement, il vous faudra lire le reste, et quelques autres choses encore !)
SupprimerMerci, je vais aller voir cela !
SupprimerLa réponse à ta question ne serait-elle pas la spécialisation individuelle du travail ?
RépondreSupprimerLes stocks alimentaires, à un certain degré, permettent d'entretenir une partie de la population pouvant produire des biens non alimentaires, et éventuellement se spécialiser : soit d'en produire plus en utilisant les mêmes techniques, soit en produire de plus gros avec les mêmes techniques, soit d'augmenter la productivité en améliorant la technologie.
Le stockage alimentaire à un degré supplémentaire, produit la spécialisation agricole elle-même, et permet à la spécialisation des productions non alimentaires de se développer encore... donc la production totale de richesses, permettant paiements et inégalités sociales.
"Résumons : [...] soit pourquoi la sédentarité n'engendre les biens W et les paiements que dans certaines sociétés."
SupprimerPour répondre précisément la question : je pense que cela dépend du niveau atteint des forces productives dans chaque société, notamment la spécialisation individuelle du travail.
Bonjour
RépondreSupprimerSi il y a stockage, c'est peut être qu'il existe des périodes "oisives" qui permettent de dégager le temps pour produire les biens W ?
Bien cordialement
Antoine Rousselie
Bonjour
SupprimerIl me semble que c'est prendre le problème à l'envers : je ne vois pas comment on peut penser que les gens stockeraient la nourriture parce qu'ils ont des loisirs pour produire des biens complexes et durables (W) ; s'il devait y avoir une relation, elle serait, me semble-t-il, bien plutôt dans l'autre sens : seuls produisent des biens complexes et durables les groupes qui ont le loisir pour le faire, étant donné qu'ils stockent.
Mais même dans ce sens, je ne suis pas du tout convaincu. D'une part parce que les non stockeurs, chasseurs-cueilleurs ou cultivateurs, ne manquent pas de temps. Ils en ont même suffisamment pour que nombre de témoins occidentaux déplorent leur « fainéantise ». Ensuite, parce que comme je le souligne dans l'article, on a quelques exemples de gens produisant des biens W sans stocker (dont les Asmats).
J'en reste donc à mon idée première : ce qui empêche à une société d'accumuler les biens W, c'est d'abord et avant tout la contrainte de la mobilité. Il faut que cette contrainte soit levée (et donc, 99 fois sur 100, passer à une économie de stockage), pour que les biens W puissent commencer à s'accumuler.
Naturellement, on fait là des raisonnements, qui apparaissent comme plus ou moins convaincants, mais il est très difficile de trouver les faits sociaux qui permettraient de départager de manière claire l'erreur de la vérité...
Cordialement