Note de lecture : War in Human Civilization (Azar Gat)
Il m'a fallu prendre une bonne respiration avant de me résoudre (enfin) à me plonger dans ce livre acheté il y a quelques mois. Il faut dire que son embonpoint a de quoi intimider : 840 pages serrées, et en anglais. Pour ceux qui voudraient en juger par eux-mêmes, il suffit de consulter cette version intégrale disponible en ligne. De l'auteur, je savais peu de chose, sinon qu'il avait écrit quelques articles sur les guerres primitives qui m'avaient paru bien informés. Je me suis donc lancé dans cette lecture sans trop savoir ce que j'allais y trouver. À présent que j'en suis sorti, je peux dire que le meilleur y côtoie le pire. Précisons, s'il en est besoin, que les lignes qui suivent ne peuvent constituer qu'une réaction très partielle à cet immense texte. Je soulignerai donc quelques points qui me paraissent essentiels, en ayant bien conscience de n'avoir ni la place, ni la compétence pour mener toutes les discussions qui le mériteraient.
Commençons par les qualités générales du livre. Elles sont nombreuses et, pour certaines, assez rares. Azar Gat écrit de manière claire ; il ne cherche pas à noyer son lecteur dans un jargon pseudo-scientifique, ou dans des généralités sociologiques creuses. À aucun moment, on éprouve le sentiment de se faire promener, ou d'être face à du remplissage. Les thèses défendues sont donc revendiquées sans détours, et leurs arguments énoncés à haute et claire voix. Car – et c'est la deuxième grande qualité du livre – on n'est pas face à un simple déroulé événementiel autour de la chose militaire. L'ouvrage est construit autour d'un certain nombre de raisonnements ; et si certains sont nettement plus convaincants que d'autres, tous ont le mérite d'exister et de donner au livre une incontestable ambition. Tous sont également étayées par une grande érudition et une bibliographie cossue. Je suis très loin d'avoir les compétences nécessaires pour estimer la solidité de celles-ci sur l'ensemble des thèmes abordés. Mais, à en juger sur les quelques thèmes où je me sens apte à le faire, ce travail est éminemment sérieux, et constitue à coup sûr sinon une référence, du moins une très bonne porte d'entrée.
Ajoutons à cela que l'auteur, et c'est tout à son honneur, prend clairement le parti de considérer la guerre comme un phénomène qui doit être éclairé par l'ensemble de l'évolution sociale et qui l'éclaire en retour. Le livre, tout autant que du phénomène guerrier proprement dit, traite donc de la société dans ses dimensions les plus générales. Il brosse ainsi une fresque qui, tout en gravitant sans doute trop du côté de l'Occident (l'Afrique, en particulier, est trop largement négligée), évoque par son ampleur temporelle et géographique des réussites telles que Guns, Germs and Steel (De l'inégalité parmi les sociétés) de Jared Diamond.
Je terminerai provisoirement cette liste des compliments en soulignant une originalité notable : contrairement à la règle qui prévaut dans la quasi-totalité des cas, cette histoire ne privilégie pas de manière écrasante l'époque moderne, pour expédier les temps les plus anciens en quelques pages. L'équilibre choisi par Azar Gat est en effet tout autre : un tiers du texte (soit l'équivalent d'un livre ordinaire) est consacré à la guerre dans les sociétés sans État, qu'elles vivent de chasse-cueillette ou d'agriculture. Un autre tiers traite des sociétés étatiques, de l'antiquité à l'époque moderne. Celle-ci ne mobilise donc que le dernier tiers du livre (NB : ma tripartition n'est pas exactement celle qui apparaît de manière explicite dans le livre, dont la deuxième partie groupe les sociétés néolithiques avec les premières sociétés étatiques ; mais le poids relatif de chaque thème est bel et bien celui que j'indique). La question des conflits dans les sociétés primitives, loin d'être négligée, est donc abondamment traitée... pour le meilleur et pour le pire.
La guerre primitive : la psychologie évolutionniste strikes back
Le meilleur, c'est d'abord et avant tout l'affirmation de l'existence de conflits dans ces sociétés, qui s'appuie sur une vaste documentation (essentiellement ethnologique ; au passage, la principale référence archéologique pour le paléolithique, celle de la grotte de Sandalja II en Croatie, me paraît être une erreur. Je n'ai pu retrouver nulle part mention de ces 29 crânes défoncés desquels il est fait mention p. 15). Contre les rêves d'un âge d'or originel qui aurait ignoré les conflits armés, Azar Gat réunit un dossier qui ne laisse pas de place au doute (et que l'on peut contraster avec ce livre de M. Patou-Mathis, récemment relayé, hélas, par un article dans le Monde Diplomatique). Les chapitres qui traitent de la guerre primitive contiennent ainsi de nombreux éléments qui forment une matière tout-à-fait instructive.
Les choses se gâtent assez sérieusement lorsque l'auteur en vient aux causes de ces guerres. Il inaugure alors un thème qu'il déclinera tout au long du texte : celui de la psychologie évolutionniste. Azar Gat entreprend en effet de démontrer que l'aptitude à la guerre – disons plutôt à la violence – est un héritage de notre passé évolutif, cette aptitude constituant un avantage dans la lutte contre les individus de la même espèce, tout comme ceux d'autres espèces, pour l'accès à des ressources rares. Jusque là, on ne peut guère qu'approuver ; je ne vois pas d'ailleurs pas très bien en quoi cette démonstration fait beaucoup plus qu'énoncer une évidence, à savoir que si les conflits violents existent, c'est parce que les êtres humains sont capables de les mener, et que cette aptitude a nécessairement été acquise au cours de leur évolution biologique.
Là où le propos bascule, c'est lorsque la démonstration de cette aptitude au conflit violent est censée constituer une explication suffisante du fait guerrier. Il y a pourtant loin de l'aptitude à exercer la violence à son exercice effectif, qui plus est pour des objectifs et dans des formes sociales déterminés. Or, en ce qui concerne les société pré-agricoles, cet aspect de la question est entièrement passé sous silence ou, plus exactement, rabattu sur les déterminismes « naturels ». Les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont donc présentées comme comme représentatives de « l'état de nature » – l'expression, maintes fois répétée, est même utilisée en titre de chapitre. L'absurdité de cette position est criante : les sociétés de chasseurs-cueilleurs, fussent-elles techniquement les plus frustes, possédaient une culture et des institutions qui devraient précisément être l'objet d'étude d'un chercheur en sciences sociales ; et lorsqu'on en vient à inclure dans ce supposé « état de nature », outre les Inuits ou les Aborigènes australiens, les villageois de la Côte Nord-ouest, avec leur stratification sociale aussi proéminente que raffinée, on touche au ridicule. Du même coup, cette obsession pour le rôle explicatif de la nature et de la biologie stérilise le propos ; si l'on apprend que les chasseurs-cueilleurs se faisaient la guerre, essentiellement pour venger des morts, pour acquérir des femmes ou pour acquérir une ressource territoriale, nulle part n'est menée l'étude des formes sociales – éventuellement différentes d'une société de chasseurs-cueilleurs à l'autre – dans lesquelles s'exerçait cette violence. La question, on le comprend, ne se pose même pas dans la perspective tracée par l'auteur.
De même que ne peut être posée la question pourtant essentielle de savoir comment, dans ces sociétés, s'établissaient les solidarités guerrières, si elles avaient ou non un caractère d'obligation, si elles concernaient la parenté proche, la parenté sociale (les clans, présents en Australie mais absents chez la plupart des autres chasseurs-cueilleurs), ou d'autres groupements encore. Tout cela est mis de côté, dissous dans la règle générale de la psychologie évolutionniste plusieurs fois réaffirmée, selon laquelle la sélection naturelle nous a programmés pour que nous éprouvions une solidarité proportionnelle à la proximité génétique. Darwin est donc censé servir de caution scientifique au sinistre comique troupier qui affirmait il y a quelques années qu'il préférait sa sœur à sa cousine, et sa cousine à sa voisine. Pour être bien clair, le problème n'est pas tant de nier en elle-même l'existence de cette disposition génétique (je suis tout prêt à croire qu'elle est bien réelle), que de savoir dans quelle mesure elle permet d'expliquer les comportements sociaux humains. Or, celle-ci, je crois, est très faible. En particulier, dès les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les liens de parenté (sociale) ne correspondent pas nécessairement aux distances génétiques. C'est là un vieil argument auquel, à ma connaissance, on n'a jamais répondu. Au demeurant, la manière dont Azar Gat caractérise les clans ou les groupes locaux de chasseurs-cueilleurs comme des familles étendues (p. 44) est assez symptomatique de la légèreté avec laquelle il accommode la réalité à son raisonnement. On passe par extension à l'idée que la solidarité ethnique (appelée ici « ethnocentrisme », p. 50) serait une « prédisposition innée à diviser nettement le monde entre le 'nous' ethniquement supérieur et tous les 'autres' »). Et quand, tout au long de son livre, il insiste sur le fait que le nationalisme moderne n'est que le prolongement de cette même disposition génétique, il en propose une explication bien pauvre, qui semble considérer comme négligeable (entre autres) le fait que les guerres modernes s'effectuent avec des armées mobilisées par la contrainte.
La division sexuelle du travail : la psychologie évolutionniste strikes again
La psychologie évolutionniste et la sélection sexuelle sont également convoquées pour rendre compte de la division sexuelle du travail chez l'être humain. Celle-ci est donc entièrement tirée du côté de la nature – au passage, on se demande dans ce cas pourquoi nous sommes le seul primate chez qui l'évolution ait produit ce résultat.
Toujours est-il que ce thème donne à Azar Gat l'occasion de se laisser aller à des considérations assez révélatrices de ses vues en matière de différence des sexes :
« L'une des plus grandes conquêtes de la révolution sexuelle des années 1960 fut, pour les femmes occidentales, le droit de jouir de la même liberté que dont les hommes ont toujours disposé en matière sexuelle. Cependant, les femmes découvrirent vite qu'elles ne désiraient pas exercer cette liberté tout à fait de la même manière que les hommes. Ainsi, bien que certaines féministes modernes aient continué à rechercher l'égalité et les opportunités, beaucoup parmi elles sentent à présent que cette liberté signifiait la possibilité de se comporter dans une plus grande harmonie avec les besoins et les objectifs propres des femmes et, chaque fois que nécessaire, de changer le monde en ce sens. Il est intéressant de noter que ce sont des féministes, et pas seulement des suprémacistes mâles, qui ont insisté sur les qualités féminines. En fait, les féministes ont souligné que c'étaient des tendances masculines, telles que l'esprit de compétition exacerbé, le manque de sensibilité, une communication déficiente et l'agressivité, qui sont responsable de la plupart, si ce n'est de tous les maux de ce monde, y compris la guerre. » (p. 78)
Suivent des développements (non référencés) sur la science qui aurait récemment prouvé en de multiples occasions les différences cognitives entre cerveaux masculins et féminins en termes d'orientation dans l'espace, de mathématiques, de communication verbale, etc.
On l'aura compris, là encore, la nature, réelle ou supposée, a le dos bien large.
Quelques autres points
Encore une fois, il est impossible de prétendre rendre compte favorablement ou de manière critique, des nombreux points que contient cet imposant texte. Je n'en relèverai donc que quelques-uns.
L'auteur s'inscrit dans le cadre dit néo-évolutionniste, qui voit dans l'évolution sociale la succession des bandes, des tribus, des chefferies puis des États. Malgré ses insuffisances, et même si la classification proposée par A. Testart me paraît beaucoup plus précise et opérationnelle, je crois que ce cadre saisit quelque chose de la réalité. Ses faiblesses apparaissent néanmoins de manière criante à l'occasion des développements sur la chefferie, où le flou de la définition saute aux yeux. La chefferie s'inaugure lorsque « la montée en puissance des suites armées dirigées par les chefs ou les 'Big Men' en parvinrent souvent au point où le pouvoir de ces chefs n'était plus seulement dominant dans la société, mais où ils la dominaient véritablement. » (222). « Lorsque le pouvoir des chefs était centralisé, davantage de systèmes formels de tributs et d'extraction d'impôts furent établis » (222) – on parle bien ici de « chefferies », alors que l'impôt est considéré de manière classique (et on ne voit pas pourquoi il faudrait remettre ce critère en cause) comme une marque de l'État. Au demeurant, le passage à l'État n'est pas défini avec davantage de rigueur, et il est surprenant que dans un livre aussi épais consacré à la guerre, les modalités et les causes du passage d'armées de volontaires à l'engagement obligatoire ne retiennent pour ainsi dire à aucun moment l'attention de l'auteur.
L'étude des cité-États de l'antiquité et des formes militaires qui leur sont liées (étude comparative avec les États plus larges, tels que la Perse) comporte plusieurs idées stimulantes – je confesse néanmoins être à peu près ignare sur le sujet ; il se peut donc que je sois passé à côté d'erreurs ou d'approximations. Toutefois, là encore, le livre comporte suffisamment de références et de sources pour représenter une bonne invitation à des lectures plus poussées.
Au demeurant, tout comme à propos de l'antiquité, le rôle du cheval est tout particulièrement discuté, avec là aussi de nombreuses réflexions qui retiennent l'attention (même si un spécialiste de ces question sourira peut-être de ma naïveté) ; ainsi, le fait qu'en matière militaire, le cheval a d'abord été utilisé pour tirer des chariots, depuis lesquels on tirait des flèches ou desquels on descendait pour combattre à pied, des siècles (ou des millénaires) avant d'être directement monté. Azar Gat étudie les conditions géographiques, environnementales et sociales qui déterminaient les différentes tactiques guerrières liées à la cavalerie ; il souligne surtout qu'il a fallu produire, de manière artificielle, des chevaux suffisamment hauts et forts pour pouvoir supporter le poids d'un être humain, et que ce produit de l'élevage a été relativement tardif. Les chapitres qui traitent des peuples nomades des steppes, tant du point de vue de leur logique sociale interne que des contraintes qu'ils ont fait peser sur leurs voisins étatiques, tant en Orient qu'en Occident, sont d'ailleurs fort intéressants. De même que ceux qui sont consacrés au Moyen-Âge, au féodalisme, à la renaissance des villes et de la monarchie. Ces questions sont croisées de manière fructueuse avec des considérations plus strictement militaires, telles que les rapports entre infanterie et cavalerie, sans oublier l'impact de la poudre puis de l'arme à feu. Au passage, Azar Gat formule une hypothèse a priori un peu étonnante, mais qui mériterait examen, selon laquelle l'existence du féodalisme au sens strict (limité donc aux formes qu'il a prises en Europe occidentale et au Japon) est intimement lié l'existence d'une cavalerie montée par une élite guerrière.
En guise de conclusion
Je ne saurais terminer ce compte-rendu sans mentionner les derniers chapitres du livre, qui traitent de l'époque moderne et qui, il faut bien le dire, sont loin d'être les plus réussis. C'est bien simple : l'idée même qu'il puisse exister des classes sociales et que les États (fussent-ils démocratiques) puissent être au service d'exploiteurs dont les intérêts sont aux antipodes de ceux de la population qu'ils dirigent ne semble pas même effleurer l'auteur. On se voit donc infliger de longues pages qui tentent d'évaluer le degré de pacifisme des régimes démocratiques, voire qui présentent des élites éprises de paix, mais otages de populations belliqueuses. On l'aura compris, ces pages, qui n'apportent d'ailleurs pas d'éléments véritablement intéressants du strict point de vue militaire, sont hautement dispensables. Elles n'enlèvent cependant rien au profit que l'on peut retirer de la lecture des deux premiers tiers du livre, quels que soient les bémols, parfois sérieux, que ceux-ci méritent.
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