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Un courrier à propos d'Emmanuel Todd

Un internaute m'écrit, qui a accepté de rendre l'échange public :
Bonjour

Je me permet de vous contacter, venant de découvrir en tant que modeste Bouvard et Péchuchet de conviction marxiste les travaux de Todd (uniquement par plusieurs heures de vidéos de conférences) puis au détour d'un conseil sur facebook votre blog et ce que vous dites de lui.

Je ne connais rien en anthropologie, si ce n'est ce que Todd a exposé, et quelques éléments du structuralisme de Lévi-Strauss. Je suis biologiste et toujours en interrogation très largement sur l'histoire des sciences (pas seulement en biologie bien sûr).

Dans un premier temps mon intérêt pour Todd est réel mais pas béat. Je me dis que Todd refuse la grille de lecture lutte de classe et absolutise une forme de causalité. Mais je me dis plus généralement que toute découverte peut avoir son intérêt à condition qu'elle trouve sa place dans une théorie plus large qu'elle ne contredit pas forcément ou partiellement (je dirais dialectiquement pour faire bien!!)

Vous critiquez sa méthode concernant les étapes qu'il propose à l'évolution des systèmes familiaux. C'est justifié je pense, mais son modèle des périphéries me parait juste, en tant que biologiste. Il parle de contagion, or il ne peut y avoir de contagion à l'Australie, et les périphéries type Asie du Sud est ou Finistère ne sont pas des zones reculées par des conditions extrêmes, contrairement aux Inuits. il relève aussi une étrange symétrie sur les périphéries en Eurasie qui est quand même assez convaincante je trouve. Son point de vue a au moins l'avantage d'être évolutionniste quand le structuralisme est comme vous le rappelez fixiste.

Sur le fond, je vous donne totalement raison : pourquoi ne pas analyser les influences religieuses ou autres pour décrire les modes de pensée et les systèmes politiques, si on parle de facteurs subjectifs ? Mais l'influence des systèmes familiaux a sans doute un poids majeur et son analyse peut contribuer positivement à la maturation de l'anthropologie matérialiste, je dis ça spontanément, sans savoir s'il a écrit sur la question.

Todd me parait assez honnête sur le fond : il revendique sa partialité vu sa formation "anglo-saxonne" déclarée, et avoue qu'il ne connait pas le marxisme (ou pas au sens de sa méthode justement) comme beaucoup de scientifiques.

Si j'ai bien compris vous préférez une explication par "convergence" (pour les périphéries) que par origine commune ?

J'ai hâte d'avoir votre point de vue!! et si je peux me permettre j'ai moi-même beaucoup réfléchi à la contribution du marxisme dans les derniers développements de la biologie. Rien à voir mais je pourrai vous envoyer mon article sur le sujet, c'est toujours de la science!

Bien à vous
Guillaume Suing
Avant toute chose, je rappelle une fois encore que je suis très loin de connaître dans les détails les analyses d'E. Todd : j'ai lu attentivement le chapitre des Systèmes familiaux qui se rapporte aux chasseurs-cueilleurs, parcouru quelques interviews, et écouté en direct une conférence de trois heures où j'ai pu avoir quelques échanges. Mais il faut bien garder à l'esprit que mes réactions reposent sur ces quelques éléments, et pas sur une familiarité approfondie avec ses écrits. 

Commençons par ce qui concerne la méthode « centre-périphérie », en rappelant que le raisonnement de Todd, explicitement inspiré de la linguistique, consiste à déduire que si un caractère A est périphérique (et donc, présent dans des zones disjointes) il est chronologiquement premier, alors qu'on peut inférer qu'un caractère B, présent sur une zone centrale, est pour sa part plus récent et s'est étendu par diffusion. Pour être le plus clair possible : je ne dis pas que ce raisonnement est nécessairement faux. Je dis pour commencer qu'il n'est pas nécessairement vrai. Et j'ajoute que la probabilité que ce soit le cas décroit avec la complexité du phénomène étudié.

Autrement dit, s'il existe 50 000 caractères possibles et qu'on retrouve les mêmes valeurs en des endroits divers, alors la probabilité que ce caractère y découle d'une évolution indépendante, mais parallèle, est très faible. La déduction des linguistes, des biologistes (?) et de Todd est alors légitime. Mais si, en revanche, les variations possibles du caractère sont peu nombreuses, disons, quelques unités (ce qui n'est le cas ni pour les langues, ni pour les espèces vivantes, mais qui l'est pour les structures familiales), alors il devient possible, sinon probable, d'être face non à une survivance, mais à une convergence évolutive. Dit autrement, si la famille nucléaire existe chez les Inuits et chez les Andamanais, ce n'est pas nécessairement parce qu'il s'agit d'une forme primitive universelle. Cela peut être aussi (entre autres hypothèses, et sans défendre celle-là plus qu'une autre) parce que certains facteurs (l'environnement ou d'autres) ont poussé la famille à y prendre cette forme.

Donc, sur le strict plan logique, je pense que l'argument de Todd est trop faible pour étayer ses conclusions (la famille nucléaire comme forme primitive universelle) – d'autant plus que c'est le seul. Et lorsque je rapproche celles-ci d'autres éléments, tels que la famille Australienne (justement, la plus « périphérique », mais certainement pas la plus nucléaire de toutes) ou certaines études génétiques établissant l'ampleur et l'ancienneté de la polygamie, mes doutes deviennent de quasi-certitudes.

Reste la question plus philosophique du rôle des formes familiales dans la structure et l'évolution sociales. Pour ne pas être trop long, je répéterais juste que je ne vois pas bien pourquoi les formes familiales expliqueraient non seulement les « mentalités », mais au-delà, les structures politiques ; et en vérité, je ne vois pas bien pourquoi il faudrait traiter les structures familiales davantage comme une cause que comme une conséquence. L'actuel délitement de la famille traditionnelle que l'on constate dans les pays occidentaux (j'ai bien dit constater, pas regretter !) me paraît, à vue de nez, être un contrecoup plus ou moins direct des progrès de la marchandisation de l'économie. En revanche, je ne vois pas très bien quel lien on pourrait établir, dans quelque sens que ce soit, entre la progression de l'union libre, des divorces ou des familles recomposées et les formes républicaines ou le vote pour les différents partis – c'est pourtant bel et bien ce que fait E. Todd : toute sa réflexion est partie de la volonté d'expliquer le poids du « communisme » (sur la définition duquel il y aurait d'ailleurs bien des choses à redire).

Bien amicalement


Post Scriptum :
Tiens, si on veut lire quelques pages marxistes sur les rapports entre société et famille, c'est l'occasion de se (re)plonger dans les Questions du mode de vie, écrites par Trotsky en 1923, en particulier ce chapitre et celui-ci, ou ce chapitre de La révolution trahie, du même auteur (1936).

Post Post Scriptum :
Je suis évidemment preneur du texte sur les rapports entre marxisme et biologie, d'autant que sur ce dernier sujet, je suis loin de me sentir à mon aise.



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