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Une petite discussion sur le matérialisme historique

Le billet précédent, sur l'arc, l'Amérique du Nord et la complexité sociale, m'a valu le courrier d'un ami. Celui-ci (le courrier, pas l'ami) étant trop volumineux pour être placé en commentaire, j'ouvre donc un nouveau billet pour le reproduire et le discuter. Le voilà donc :
Bonjour,

Comme d'habitude, les problèmes soulevés dans ton blog sont de première importance et celui-ci – qui porte principalement sur les rapports entre la technique et la société – n'y échappe pas. Que le post commence par une « adaptation » libre de la fameuse phrase de Marx – « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel » – n'est évidemment pas un hasard.

Sans entrer dans une discussion générale de cette phrase, je dirais que son sens aigu de la formule entraînait Marx parfois un peu loin... et nous avec. Il est simplement abusif d'associer le Moyen âge au moulin à bras, alors qu'entre celui-ci et le moulin à vapeur, on trouve les moulins à eau et le moulin à vent qui sont beaucoup plus emblématiques de cette société que le moulin à bras (qui lui est plutôt associé à un stade beaucoup plus primitif des forces productives). Moulins à eau et moulins à vent sont conjointement associés au Moyen âge. Évidemment, une discussion générale de ces points nous conduirait fort loin.

Revenons donc à ce post et à cette première phrase. Elle oppose des sociétés sans richesse à des sociétés complexes (alors qu'il faudrait parler de sociétés techniquement complexes) et stratifiées. Cette opposition me semble très bizarre, et pour tout dire aberrante ; là aussi des développements de cette critique mèneraient loin. Alain Testart rejetait avec force la notion même de société complexe (opposée à société simple, c'est-à-dire évidemment primitive).

L'idée fondamentale de ton papier est d'opposer la lance avec propulseur à l'arc, le second étant associé à un stade de développement « supérieur » de la société. Je remarque d'abord que, malgré la très belle peinture de Catlin, tes références sont aux peuples du sud de l'Amérique du Nord et pas tellement à ces Indiens des Plaines et des Prairies qui chassaient le bison à cheval avec des arcs. Ces peuples ont eu un « trajet historique » quelque peu bizarre puisqu'ils sont repassés d'un stade de chasseurs avec horticulture à un stade de chasseurs connaissant la richesse et utilisant le cheval. Sait-on comment ces Indiens chassaient ces bêtes énormes que sont les bisons lorsqu'ils ne connaissaient pas le cheval et qu'ils se déplaçaient avec des travois tirés par des chiens ? Ils se trouvaient dans les mêmes conditions que les chasseurs de la préhistoire européenne qui, confrontés à des bêtes imposantes, chassaient avec des lances avec propulseurs. Mais dans des contrées ne connaissant pas des bêtes de grosse taille, il n'en est pas nécessairement ainsi. De plus, il me semblerait plutôt que le cheval favorise l'usage de l'arc : c'est vrai des Indiens des Plaines comme c'est vrai de tous les peuples des steppes (Mongols, etc.). On connaît, par ailleurs, nombre d'exemples où des peuples extrêmement primitifs utilisent l'arc (Andamans, Bushmen, etc.). Il est vrai, par contre, que peu (même aucun ?) de peuples connaissant la richesse utilisent exclusivement la lance avec propulseur.

Pour résumer, si la lance avec propulseur ne se trouve, pour la chasse, que chez des peuples sans  richesse, l'arc se trouve aussi bien dans des sociétés du monde I que dans celles du monde II (ou III).

L'opposition propulseur/arc semble être associée plutôt à une double opposition : chasse/guerre et faible mobilité/cheval. Je ne suis pas un spécialiste de ces questions, mais il me semble que la lance avec propulseur n'est utilisée que pour la chasse alors que la lance tout court est utilisée aussi à la guerre ; il me semble évident, qu'à la guerre, la lance avec propulseur est moins « efficace » que l'arc, ne serait-ce que du fait de la lenteur qui lui est associée - lenteur à décocher une série de coups. Une lance tuera un adversaire ... si elle le touche, mais dans un laps de temps très long. Car il faut bien voir que les deux choses que tu mets en opposition ne se rapportent pas à la même réalité : la chasse et la chasse-et-la-guerre. Les arcs sont aussi des armes de guerre, et peuvent être redoutables . On sait que les cavaliers mongols tiraient des flèches à une cadence tout à fait exceptionnelle (plusieurs dizaines par minute) et qu'avant l'invention de la Winchester à chargement automatique, l'utilisation du fusil était plus lente que celle de l'arc.

Reste que, contrairement à ce que je disais du Moyen âge qui connaissait différents types de moulins, je ne connais pas de société où on trouve conjointement utilisés la lance avec propulseur et l'arc. Peut être fut-ce le cas au Néolithique ; il se peut que le propulseur ait été « détrôné » par l'arc qui, lui, a pu s'adapter à différentes situations – car l'arc est un instrument qui a énormément évolué et est rapidement devenu extrêmement complexe techniquement, adapté au fantassin comme au chevalier...

Pour en revenir à l'arc, il y a tout de même un mystère : celui de l'Australie. L'arc n'y est pas du tout utilisé ; la chasse comme la guerre se font à l'aide de lances. Alain Testart défendait l'idée d'un refus pur et simple de l'arc, idée étonnante mais logique pour expliquer le bas niveau des forces productives qui a permis le maintien du communisme primitif. On pourrait croire que les Aborigènes ne connaissaient pas l'arc et n'avaient pas eu l'idée (par stupidité ?) de l'inventer. Or même s'il n'avaient pas eu cette idée (méconnaissance générale des propriétés élastiques des corps1 ?), les Australiens proches du Détroit de Torres avaient vu des arcs fonctionner et il semble bien qu'ils n'aient pas adopté cette technique. Manque de bois adéquat pouvant servir à faire des arcs ?

Conditions écologiques inadaptées à la chasse avec des arcs ? On peut faire des hypothèses sans nombre mais il reste une question : pour les guerres entre tribus (et elles étaient nombreuses) pourquoi n'avoir pas tout fait pour avoir des arcs autrement plus meurtriers que les lances ? Dans une société où il n'y avait pas de dépendants, où on ne faisait pas de prisonniers, on imagine les dégâts (et les exterminations) qu'aurait faits cette arme ; et alors, que seraient devenus leurs parents, où les guerriers auraient-ils trouvé leurs femmes ? Mais les combats étaient le plus souvent des duels, et les duels ne se font pas avec des arcs...

Associer un type d'instrument ou un état des forces productives à un mode de production ou à une formation sociale est une idée simple mais qui peut rapidement s'avérer simpliste. Le moulin à eau qui a joué un rôle (technique) absolument fondamental dès la « révolution » du XIe siècle était déjà connu et en place dès le premier siècle (et même avant). Les propulseurs coexistaient avec différents types d'arcs dans des sociétés fort semblables. Un état donné des forces productives permet l'évolution d'un mode de production à un autre mais réciproquement, le passage d'un mode de production à un autre peut permettre le développement de certaines forces productives. Il n'y a pas de passage brutal d'un mode de production à un autre ; il y a un passage d'une société (formation sociale, structure complexe de modes de production articulés les uns aux autres) à une autre où les rapports de domination des modes de production évoluent. Mais ceci est une autre histoire....

1 Cette question, à elle seule, mériterait une réflexion importante : certains peuples semblent méconnaître certaines propriétés de la réalité qui nous semblent pourtant "évidentes". Il en est ainsi de la roue pour le monde sud-américain qui a entraîné un blocage évident des forces productives (mais non des capacités à produire des objets de qualité, les poteries inca étant là pour le prouver) ; il en est probablement aussi ainsi des propriétés élastiques des corps pour le monde australien. Le problème est maintenant de connaître le pourquoi de ces blocages cognitifs : manque de matériaux adéquats, manque d'intérêt (= d'autres "solutions" ont été trouvées à des problèmes pratiques qui ont éventuellement été des freins à l'adoption de solutions plus avancées) etc.
Cette missive m'inspire bien des choses, à commencer par le constat que l'humour au second degré est un art difficile à maîtriser, surtout par écrit. Le détournement de la phrase de Marx qui ouvrait mon billet se voulait largement ironique ; la suite de mon texte montrait mon scepticisme sur le lien de causalité entre l'arc et les transformations sociales qu'il était censé avoir entraînées – scepticisme d'autant plus grand au vu des mécanismes invoqués, qui se référaient non à la productivité du travail mais aux possibilités de contrôle social. Donc, pour te répondre, si je suis convaincu que la philosophie de l'Histoire proposée par Marx est la bonne, et que le changement social est en dernière analyse conditionné par le progrès technique, je suis tout aussi convaincu qu'on peut facilement verser dans le schématisme et que tout progrès technique n'est pas directement et mécaniquement synonyme de transformations sociales.

Un propulseur aztèque (British Museum)
En ce qui concerne l'arc, mon ironie provenait précisément du même constat que le tien, à savoir que l'arc existe dans nombre de sociétés sans richesses. J'ajouterai à cela que certaines sociétés à richesse, voire étatiques, avaient conservé le propulseur ; c'était le cas des troupes maya et aztèques. Chez les premières, il était semble-t-il l'arme de jet exclusive, tandis que chez les secondes, considéré comme l'arme noble, il était l'apanage des unités d'élite, les autres étant équipées d'arc.

Il est assez difficile d'établir avec certitude les avantages relatifs de l'arc sur le propulseur. Cet article de Pierre Catelain établit un diagnostic assez nuancé. S'il présente un certain nombre d'inconvénients bien connus, le propulseur n'en possède pas moins deux avantages indéniables (et trop souvent oubliés) sur l'arc : 1) la quantité de mouvement de ses projectiles, beaucoup plus létaux quand ils font mouche. 2) le fait qu'il puisse être manié d'une seule main, ce qui permet donc à l'autre de tenir un bouclier... ou une pagaie, comme chez les Inuits qui sont un autre exemple de société où coexistaient arc et propulseur, selon qu'il s'agissait de chasse terrestre ou maritime.

Un autre élément est que le propulseur ne possède pas une marge importante de progrès technique, contrairement à l'arc ; entre l'arc moderne, à poulies et en matières synthétiques, et l'arc mésolithique, il y a une différence d'efficacité considérable. Et je ne serais pas étonné si le remplacement relativement rapide du propulseur par l'arc en Amérique du Nord doive être attribué en bonne partie au fait que l'arc en question, importé d'Asie, était directement un arc composite (mais je crois qu'on manque d'éléments suffisamment fermes pour raisonner sur ce point). Au demeurant, je ne sais pas trop comment les gens chassaient le bison avant de posséder des arcs, mais il est clair qu'ils le faisaient (les sites archéologiques abondent de restes de bisons depuis des millénaires). Sans doute utilisaient-ils d'autres armes de jet... en particulier le propulseur, la difficulté consistant à s'approcher (et, peut-être, à ne pas se faire piétiner une fois repéré par le troupeau).
 
Chasse à l'approche (peinture de George Catlin, qui est lui même le personnage de droite, muni d'un fusil)

Le « mystère » du « refus de l'arc » en Australie est, comme tu le sais, une question qui me travaille depuis longtemps et sur laquelle je n'ai jamais été convaincu par les thèses d'Alain Testart. J'ai réuni des éléments pour tenter d'écrire quelque chose sur le sujet. Je m'y mets dès que possible, pour autant que les agapes de fin d'année et les ultimes peaufinages de mon prochain bouquin m'en laisseront le loisir.

Pour terminer, je voudrais revenir sur l'idée d'Alain Testart, que tu reprends ici, selon laquelle contrairement à l'opinion courante (traduite dans le vocabulaire des néo-évolutionnistes américains) l'évolution sociale ne se serait pas effectuée depuis des formes simples vers des formes plus complexes. Si mes souvenirs sont bons, c'est dans ses Éléments de classification des sociétés que cette idée est exposée. Or, les arguments présentés ne me semblent pas suffisants pour emporter l'adhésion sur ce point.

A. Testart explique surtout que les sociétés primitives, fussent-elles sans richesse, ne sont pas aussi simples qu'on le croit souvent (ce qu'il illustre par des exemples de discussions politico-juridiques où l'on vérifie en effet la complexité des problèmes et la subtilité tant des représentations mentales que des décisions). Tout cela est incontestable, mais ne prouve nullement que ces sociétés sont aussi complexes que les nôtres ; seulement qu'elles sont moins simples que ce qu'un préjugé courant veut bien croire. C'est très différent. C'est exactement comme si, pour nier que l'évolution biologique a produit de la complexité, on insistait longuement sur la complexité du fonctionnement d'une cellule. Cette insistance, si légitime qu'elle soit, ne prouverait rien, car simplicité et complexité sont des notions relatives : le problème n'est pas de savoir si les formes primitives sont simples en elles-mêmes, mais si elles sont plus simples (moins complexes) que les formes évoluées.

Sur ce plan, le seul argument réel que présente A. Testart est que le progrès de la complexité ne concerne que certaines dimensions de la vie sociale (en l'occurrence, et avant tout, la technique) ; si l'on considère d'autres dimensions, par exemple la parenté, l'évolution s'est au contraire faite vers davantage de simplicité. C'est indéniable, mais je crois que c'est un argument du type « l'arbre qui cache la forêt ». L'évolution de la complexité sociale n'a certes pas nécessairement concerné toujours et en tous lieux toutes les dimensions de la vie sociale ; l'évolution biologique, a elle aussi parfois simplifié certaines fonctions ou certains organes. Cela ne prouve pas, à un niveau plus général, l'absence d'une tendance à l'accroissement de la complexité (qu'on compare un être humain à un unicellulaire). De même, la simplification à laquelle l'évolution sociale a parfois donné lieu ne doit pas cacher que, globalement, les sociétés modernes sont plus complexes, car plus différenciées, que les sociétés de chasseurs-cueilleurs.

En fait, la confusion procède du fait que la notion de complexité n'est pas clairement définie et qu'on peut y mettre ou en enlever ce qu'on veut à mesure du raisonnement. Or, même si je n'ignore pas les vigoureux débats qui ont pu avoir lieu sur ce point, je crois tout de même qu'on peut sans trop se tromper appréhender la complexité sociale de la même manière que la complexité biologique, à savoir qu'elle exprime la diversité des parties (organes) qui constituent le tout et, par conséquent, le degré de coordination nécessaire à leur fonctionnement collectif.

Il y a d'ailleurs au moins un point sur lequel Alain Testart était bien obligé de reconnaître, fut-ce implicitement, l'accroissement tendanciel de la complexité de l'organisation sociale : je veux parler de l'organisation politique, qu'il qualifiait de « minimale » dans toutes les sociétés sans richesse et que l'on sait être étatique (donc constituée d'organes et d'instances spécifiques) dans les sociétés de classe.

Qu'au cours des âges, la coïncidence du progrès de la complexité sociale et de celui de la complexité technique ne soient pas un simple hasard, c'est je crois une banalité pour quiconque ne raisonne pas en idéaliste indécrottable. Reste, et nous sommes bien d'accord là-dessus, que la compréhension fine des interactions entre ces deux lignes de progrès soulève des difficultés redoutables, qu'on ne doit pas évacuer d'un revers de main dogmatique, mais prendre à bras-le-corps, en étudiant soigneusement les différents cas (en particulier, je pense, ceux qui semblent les plus paradoxaux ou intrigants... comme le « refus de l'arc » en Australie). Au boulot, donc...


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