L'arc, l'Amérique du Nord et la complexité sociale
« Chasse au bison », peinture de George Catlin |
« Le propulseur vous donnera la société sans richesse ;
l'arc, la société complexe et stratifiée. »
(librement adapté d'après Karl Marx)
Dans l'imaginaire occidental, les Indiens d'Amérique représentent le prototype par excellence des sociétés de chasseurs à l'arc. Les westerns, les uns après les autres, ont imprimé l'idée d'un continent nord-américain tout entier peuplé de gais sauvages vivant dans des tipis, galopant à dos de cheval et lardant de flèches des troupeaux de bisons. Or, ce cliché ne correspondait qu'à une réalité très limitée, à la fois dans l'espace et dans le temps.
Tous les Indiens ne vivaient pas dans un western
La première chose est que le cheval était un article d'importation fort récent, puisqu'il n'était arrivé qu'avec les premiers conquistadors, au début du XVIe siècle. Et il avait fallut attendre encore un bon siècle avant que des animaux retournés à l'état sauvage (les mustangs) soient capturés et montés par les habitants. Si les Indiens étaient devenus d'excellents cavaliers, c'était en très peu de temps ; jusque là, ils ne disposaient d'aucune monture (ni d'aucun animal de trait) et, faute d'espèces éligibles, n'avaient domestiqué que le chien.Mais le cheval n'est pas le seul faux-semblant de l'Amérique indienne « traditionnelle ». Loin de vivre partout de chasse et de cueillette, les Indiens avaient développé l'agriculture sur une très large partie du territoire. Tout le bassin du Mississippi (depuis les Grands Lacs jusqu'au Golfe du Mexique), à peu près toutes les terres situées sur sa rive orientale, plus une large zone du Sud-ouest (correspondant en gros aux actuels Nouveau-Mexique, Arizona et Colorado), étaient le lieu de pratiques agricoles parfois très poussées, avec par exemple une irrigation systématique.
Enfin, le nomadisme n'était pas général. La sédentarité concernait bien sûr les tribus qui pratiquaient l'agriculture. Mais la sédentarité était aussi le fait de nombreux peuples vivant dans des régions où les ressources dégagées par la chasse, ou la pêche, et la cueillette, faisaient l'objet d'un stockage systématique. La Côte Nord-ouest, cette longue zone située entre les Montagnes rocheuses et l'Océan Pacifique, est ainsi un exemple classique de ces chasseurs-cueilleurs sédentaires et stockeurs – la ressource principale étant le saumon. Plus au sud, la Californie offre également plusieurs exemples qui entrent dans cette catégorie. À l'autre bout du continent, au sud de la Floride, s'épanouirent les étonnants villages permanents des pêcheurs Calusa.
Dans un certain nombre de cas, la sédentarité, qu'elle s'appuie ou non sur l'agriculture, avait entraîné ces sociétés vers ce que les néo-évolutionnistes américains appellent la complexité, et qui se caractérise notamment par l'émergence d'une stratification sociale parfois très marquée (voir ces billets [1] [2], à propos des Natchez de l'embouchure du Mississippi) ou d'une architecture monumentale. La civilisation du Mississippi a ainsi laissé des milliers de mounds (en français : des tumulus) ayant exigé des dépenses colossales de travail social. Sa plus grande agglomération, Cahokia, proche de l'actuelle Saint-Louis, en comptait à elle seule plus d'une centaine ; à son apogée, au XIIIe siècle, elle regroupait 20 000 à 30 000 habitants.
Cahioka (reconstitution d'artiste) |
L'arc : un article d'importation récent
Mais il est un autre aspect, sans doute encore plus inattendu, par lequel l'Amérique du Nord n'obéit qu'imparfaitement à nos clichés : c'est que l'arc, cet accessoire par excellence de l'Indien, n'était en fin de compte qu'une innovation assez récente. Il est assez délicat d'estimer l'ancienneté de l'arc : les matières organiques qui forment l'arme, la corde et le corps des flèches se conservent fort mal ; on ne retrouve le plus souvent que les pointes de projectiles, qu'il est très délicat d'attribuer à des flèches plutôt qu'à des sagaies lancées par des propulseurs.Dates supposées de l'apparition de l'arc (en noir, d'après Blitz - 1988) et de l'émergence de quelques sociétés « complexes » (en rouge) |
L'arc et la complexité sociale
Revenons à présent à l'émergence des sociétés dites complexes. Nombreux sont ceux qui ont été frappés de la coïncidence avec laquelle, dans des zones a priori sans influence les unes sur les autres, celle-ci ont émergé dans un laps de temps resserré. Pour ne parler que des plus emblématiques (et même s'il s'agit de processus s'étant étalés au minimum sur plusieurs décennies), on situe l'apparition de la civilisation Anasazi (dans le sud-ouest) et celle des Calusa vers l'an 800, celle des Chumash de Californie vers l'an 900 et la civilisation mississippienne vers l'an 1000.Traditionnellement, deux explications ont été invoquées pour cette floraison : un changement climatique et un accroissement de la population. Mais, tout comme en ce qui concerne la révolution néolithique au Proche-orient, ces deux thèses se heurtent à de nombreuses objections – je ne les évoque pas ici, quitte à y revenir dans les éventuels commentaires ou dans un prochain billet.
Toujours est-il que dans les années récentes, certains chercheurs ont proposé une autre voie de recherche, en faisant remarquer que sur l'ensemble du territoire, l'apparition les sociétés complexes suit de près l'introduction de l'arc. Selon eux, il ne peut s'agir d'un simple hasard : on se trouve face à un rapport de cause à effet. On a donc émis deux grandes hypothèses :
- l'arc aurait permis un progrès dans les capacités d'exploitation du milieu, en améliorant considérablement les performances à la chasse. C'est le mode de raisonnement le plus strictement « marxiste » (insistons sur les guillemets) : un progrès technique, en accroissant les forces productives, aurait induit une modification, sinon des rapports de production, tout au moins des formes sociales. Cette hypothèse se heurte néanmoins à une objection évidente : on voit mal comment l'amélioration des performances à la chasse pourrait accroître significativement les capacités de production agricoles ou halieutiques et donc comment l'arc aurait pu avoir un impact sur l'organisation sociale de peuples agriculteurs (Mississipiens, Anasazi) ou pêcheurs (Calusa).
- l'influence de l'arc se serait jouée autour de la supériorité militaire qu'il donnait à ses possesseurs. Une fois adopté par certains peuples, il aurait contraint leurs voisins à former des ensembles plus grands (et, indirectement, socialement plus différenciés) afin de se défendre. Cette hypothèse, qu'on peut qualifier de militaire, ne paraît pas absurde. Elle se heurte néanmoins, entre autres, à l'objection selon laquelle les sociétés complexes ne formaient pas un continuum. Il semble donc difficile de rendre compte de leur émergence par la pression de leurs voisines.
Une reconstitution des Calusa, peuple de pêcheurs qui ignorait l'agriculture (Florida Museum of Natural History) |
Quoi qu'il en soit, toute cette discussion a le mérite de mettre le doigt sur le problème plus général des rapports entre technique, capacités de production et organisation sociale, en soumettant un cas supplémentaire à nos conceptions théoriques. Je conclurai ce billet sans aucune réponse définitive, mais avec quatre remarques :
- il règne sur ce problème la grave hypothèque de la détermination de l'ancienneté de l'arc. Le raisonnement par la forme des pointes de projectile est très indirect et, me semble-t-il, d'une fiabilité très fragile. Il n'est donc pas impossible que l'arc ait pénétré le continent de manière beaucoup plus ancienne (ou, pourquoi pas, plus récente) que les dates indiquées ici – en tout cas que sa coïncidence avec l'émergence de formes sociales stratifiées soit beaucoup moins stricte que les dates données ici ne le laissent entendre.
- Tout autant que par la coïncidence apparente entre arc et complexité sociale, on peut être frappé par le rythme inégal avec lequel l'arc aurait pénétré sur le continent. Sa diffusion aurait été très lente au départ : quinze siècles pour couvrir la zone arctique, et aucune pénétration vers la zone plus tempérée. Ensuite, en quelques siècles, peut-être trois ou quatre, il se serait répandu sur la totalité du territoire. Ce quasi- statu quo initial est tout aussi intriguant que la rapide diffusion dans la période récente.
- il existe, je crois, un contre-exemple assez évident au lien entre arc et complexité sociale : il s'agit de la Côte nord-ouest, où la stratification sociale serait apparue dès le deuxième millénaire avant notre ère, soit deux mille ans avant l'arrivée présumée de l'arc (si, naturellement, elle-ci est correctement datée). Si ces dates se vérifiaient, cela indiquerait que l'arc peut tout au plus être une causes parmi d'autres de la complexité sociale, mais une cause ni nécessaire, ni suffisante.
- plus généralement, il semble clair que l'évolution sociale est une résultante complexe et, pour le moment, fort mal comprise, de l'interaction entre plusieurs facteurs ; si ce n'était pas le cas, il y a longtemps que la variable unique capable d'expliquer de manière satisfaisante la plupart des situations aurait été identifiée. Or, toutes les candidates ont été successivement disqualifiées. Que la technique soit l'un de ces facteurs, et l'un des plus décisifs, ainsi que le soulignait déjà Marx, me paraît incontestable. Mais en aucun ce facteur n'agit seul et la relation entre technique et formes sociales ne se laisse pas appréhender par une formule générale simple. Mieux comprendre cette relation est sans doute une des questions les plus difficiles (mais les plus essentielles et les plus stimulantes) de l'anthropologie sociale.
Références :
- John H. Blitz, « Adoption of the Bow in Prehistoric North America », North American Archaeologist, vol. 9(2), 1988.
- Paul M. Bingham, Joanne Souza, John H. Blitz, « Social Complexity and the Bow in the Prehistoric North American Record », Evolutionnary Anthropology 22, 2013.
- Bruce Owen, « Bows and Spearthrowers in Southern Peru and Northern Chile: Evidence, Dating, and Why it Matters. », 63rd Annual Meeting of the Society for American Archaeology, Seattle.
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