Dick Roughsey, épisode 3 : le retour du boomerang
Je poursuis la série de billets consacrée à l'inestimable récit autobiographique de Dick Roughsey (voir ce billet, puis celui-ci). Cette fois, c'est de guerre dont il est question, avec la narration des exploits du guerrier Warrenby, qui se transmettait parmi les Lardil (la tribu de Roughsey, qui vivait sur l'île de Mornington, dans le golfe de Carpentarie). Warrenby n'est clairement pas un personnage inventé, même si sa geste est sans doute quelque peu enjolivée et le nombre de ses victimes un tantinet gonflé. Cependant, la fin du texte incite à penser que, si exagération il y a, elle reste très relative, les conséquences de ces événements qui se déroulèrent sans doute vers la fin du XIXe siècle étant tout à fait palpables.
Ajoutons à cela que cet épisode touche à toutes les dimensions traditionnelles des guerres australiennes (la sorcellerie, le rapt des femmes, l'achèvement des blessés), avec néanmoins deux originalités qui le rendent extrêmement précieux : d'abord, l'absence totale, même lointaine, de l'influence des Blancs à cette époque ; ensuite le fait que la guerre dont il est question ne soit pas un conflit personnel qui aurait dégénéré ; même si la dimension de la vengeance personnelle n'en est pas absente (en Australie, elle ne saurait l'être), les circonstances particulières de son déclenchement font qu'elle implique directement des groupes entiers.
Notes :
1 subincisé, donc totalement initié sur le plan religieux.
2 l'île Sydney, reliée à marée basse à Mornington.
3 voir plus loin.
4 dans la religion australienne, le territoire était divisé en « pays », auxquels tout Aborigène était relié par un lien mystique. Chaque pays comprenait un certain nombre de sites sacrés, censés être à la source de la bonne marche de tel ou tel aspect du monde : reproduction d'une espèce animale ou phénomène climatique, sous réserve que les rites convenables soient accomplis. Voilà pourquoi, dans l'esprit des Aborigènes, l'inondation avait nécessairement pour cause la violation des rites par ceux qui en avaient la charge.
5 l'archipel des Wellesley.
6 massue, casse-tête.
7 le clan (subdivision de la tribu) de Warrenby, lié au « pays » censé provoquer les inondations.
Ajoutons à cela que cet épisode touche à toutes les dimensions traditionnelles des guerres australiennes (la sorcellerie, le rapt des femmes, l'achèvement des blessés), avec néanmoins deux originalités qui le rendent extrêmement précieux : d'abord, l'absence totale, même lointaine, de l'influence des Blancs à cette époque ; ensuite le fait que la guerre dont il est question ne soit pas un conflit personnel qui aurait dégénéré ; même si la dimension de la vengeance personnelle n'en est pas absente (en Australie, elle ne saurait l'être), les circonstances particulières de son déclenchement font qu'elle implique directement des groupes entiers.
La plus grande inondation dont mon peuple se souvienne eut lieu du temps de notre grand guerrier Warrenby. C'était un homme très grand et très fort, et pleinement warrama (1) lors de l'inondation. Warrenby avait deux épouses, et il vivait avec elles, ainsi qu'avec d'autres hommes et leurs familles, à Langu-Narnji (2). Il y a une élévation sur cette île. C'est une grande dune sur la face sud-est, à presque 30 mètres au-dessus de la mer. Il y a un peu de roche corallienne près du sommet, et une grotte à l'intérieur. Lorsque les fortes pluies commencèrent, Warrenby et sa bande s'abritèrent dans cet espace. La pluie tomba sans cesse pendant des jours, et les eaux montaient toujours plus haut, inondant les basses-terres. Les gens s'interrogeaient à propos de cette inondation, car eux-mêmes n'y étaient pour rien (3). Ils pensaient que quelqu'un d'autre avait forcément été capable de la provoquer et leur avait envoyée afin de les punir. La pluie tombait, et les gens ne pouvaient ni chasser ni pêcher. Leurs walpas (radeaux) étaient à la dérive, et bientôt leur bois de feu fut épuisé, et ils tremblaient de froid. Les eaux montèrent encore, et la dune resta le seul lieu émergé. Les gens virent alors qu'ils n'étaient pas seuls. Tous les wallabies étaient aussi sur la colline, ainsi que les serpents, les varans, les lézards, les rats, les mille-pattes, les cafards et les oiseaux. Tout ce qui vivait avait grimpé la pente pour échapper à l'inondation. Il y avait à présent de la nourriture en abondance.
Au début, ils mangèrent de la viande crue, mais lorsque la pluie diminua ils ramassèrent du bois qui dérivait et le firent sécher dans la grotte avant de cuire leur nourriture. Les poissons, les dugongs et les tortues avaient nagé là où les wallabies auraient dû boire, mais lorsque les eaux baissèrent, de nombreux animaux marins se retrouvèrent prisonniers dans des mares peu profondes, et Warrenby et sa bande firent ripaille du butin de la tempête.
Un guerrier du Nord-Queensland en peintures (vers 1950)
Warrenby voyait les eaux se retirer et dit aux autres : « Nous n'avons pas provoqué cette terrible inondation, mais on nous en accusera car c'est dans notre pays qu'elles naissent (4). Beaucoup de gens, sur ces îles (5) ont été noyés, et leurs parents vont venir nous tuer pour racheter leur mort. Nous devons fabriquer beaucoup de lances et de boomerangs ; nous devons avoir davantage de nulla-nullas (6).
Alors que les gens continuaient, suite à l'inondation, d'avoir de la nourriture à foison, ils se mirent au travail, fabriquant toujours davantage d'armes pour les combats qu'ils savaient inévitables. D'autres Larumbanda (7) qui s'étaient réfugiés sur les hauteurs, comme Dinglema, traversèrent aussi la mer pour rejoindre Warrenby sur Langu-Narnji et constituer une importante force combattante. Jour et nuit, un homme était chargé de surveiller le gué à Doolgarum Point, afin de déjouer toute attaque surprise.
Pendant au moins une lune, les hommes fabriquèrent des armes et s'entraînèrent au combat tandis que les femmes ramassaient des coquillages, des crabes et toutes les nourritures qu'elles pouvaient trouver.
Puis, un jour, le garde du gué arriva en courant, disant qu'un étranger était en train de le traverser à marée basse. Warrenby, accompagné des autres hommes, alla parler à l'étranger, qui lui dit être un Yanggarl de l'île Forsyth. Il ne faisait que passer, cherchant des gens de sa tribu qui avaient été emportés par les flots. Ils lui donnèrent de la nourriture et tandis qu'il mangeait, quelques-uns des Larumbanda se mirent à l'écart et discutèrent à son propos. Ils demandèrent à Warrenby ce qu'il en pensait.
« Il pue comme du dégueulis de poisson. Je pense que c'est un espion envoyé par les Yanggarl pour voir quelles sont nos forces. Nous devons le tuer. » On reservit le Yanggarl et, pendant qu'il se régalait, Warremby le transperça d'une lance. Ils emmenèrent son cadavre et le jetèrent aux requins.
Une autre lune passa ; les plans de Warrenby étaient fin prêts, et chaque homme connaissait son rôle. Aussi, lorsqu'un garçon arriva en courant depuis le gué pour dire qu'une troupe nombreuse approchait, seul Warrenby descendit à la rencontre de celle-ci, tandis que les autres hommes se dissimulaient. Il vit une bande de guerriers couverts de peintures arriver depuis les collines, de l'autre côté de la mer. Ils couraient, dansaient et sautaient en tous sens. Certains mimaient la danse de la grue, d'autres celle du goéland ou du mérou. Chacun dansait la danse de son totem, et tous avaient emmené provision de lances et de boomerangs.
Ils virent Warrenby qui se tenait au gué, avec juste deux lances de pêche en main. Ils se rapprochèrent, et Warrenby les héla : « Les gars, pourquoi êtes-vous venus jusqu'ici ? » « Nous sommes venus pour vous tuer tous, les Larumbada, parce que vous avez provoqué l'inondation et que beaucoup de gens sont morts », répliquèrent-ils en criant.
Les guerriers peinturlurés dansaient, faisant monter leur colère. Ils hurlaient des insultes à l'attention de Warrenby et de sa bande et, tout en tirant sur leur barbe, soufflaient vers Warrenby pour tenter de le tuer par sorcellerie.
Warrenby s'engagea sur le gué en direction des guerriers et tenta de leur expliquer que les Larumbanda n'avaient pas causé l'inondation. Il fit mine d'être effrayé et leur dit de s'en aller et de laisser les pauvres Larumbanda en paix car la plupart d'entre eux avaient eux aussi été noyés. Les Yanggarl crurent Warrenby, car ils ne pouvaient voir aucune trace d'hommes autour du gué. Ils commencèrent à se réjouir à l'idée d'exécuter quelques hommes en toute facilité, puis de capturer leurs femmes et leurs enfants. Le peureux Warrenby et ses deux lances à poissons ne leur inspiraient aucune crainte.
Tout en continuant de leur crier de repartir, Warrenby ne cessait de se rapprocher des Yanggarl. Ceux-ci ne savaient pas que Warrenby pouvait jeter une lance plus loin que n'importe qui et, durant tout ce temps, il évaluait la distance qui le séparait d'eux. C'est dans la surprise la plus totale que sa première lance fit irruption parmi la troupe bondissante, plongeant sa double tête barbelée dans la gorge d'un Yanggarl et le jetant sur le sable, agité de soubresauts.
Les Yanggarl hurlèrent alors de rage contre Warrenby et se précipitèrent vers lui, tentant de parvenir à portée de lance, ajustant tout en courant les extrémités creusées des projectiles sur les crochets de leurs propulseurs. Warrenby prit lui aussi ses jambes à son cou, mais lorsque la première lance se ficha dans la boue près de lui, il fit volte-face et envoya sa deuxième lance, les défiant de la voix tandis que son projectile terminait sa course dans l'estomac d'un de ses adversaires.
Le combat se poursuivit à la course, le puissant Warrenby gardant facilement ses distances avec la troupe hurlante qui le poursuivait. De temps à autre, il se retournait, attendait qu'une lance lui parvienne, la parait habilement de son propulseur, la ramassait et la retournait à l'ennemi avant de reprendre sa course en direction de la plage, à Doolgarnum. Lorsqu'il atteignit sa destination, deux Yangarrl de plus avaient mordu la poussière, leurs deux mains crispées sur les lances qui les avaient embrochés.
« La poursuite de Warrenby », Dick Roughsey (1969)
Les Yanggarl poussèrent un cri de triomphe quand ils virent un jeune garçon sortir des herbes hautes derrière la plage et se précipiter vers Warrenby. À présent, ils étaient certains que les Larumbada étaient peu nombreux, et ils redoublèrent leurs jets de lances et de boomerangs tandis qu'ils couraient dans le fond d'un petit défilé herbeux, entre deux dunes. Warrenby s'arrêta près d'un pandanus, et se retourna pour crier des insultes à ses poursuivants, utilisant le pandanus comme un bouclier contre la volée de lances et de boomerangs.
Le piège se refermait à présent sur les Yangarrl, qui avaient jeté la plupart de leurs munitions durant la course-poursuite. Leurs cris de guerre se changèrent en hurlements de terreur lorsque, sur leurs deux flancs, un groupe se dressa au-dessus des herbes et commença à leur jeter des lances et des boomerangs. Les envahisseurs tentèrent de s'échapper du traquenard, mais les lances sifflantes et les boomerangs tournoyants les clouèrent sur place. Un seul homme parvint à s'échapper jusqu'au gué, mais Warrenby, le poursuivant sans relâche et le rattrapant vers la mangrove, mit fin à sa vie d'un jet de lance. Les Larumbanda traitèrent les Yangarrl avec le même degré de pitié qu'ils auraient reçu d'eux ; déambulant parmi les blessés, ils leur écrasèrent le crâne avec des nulla-nullas jusqu'à ce que tous soient morts. Ils traînèrent alors les corps jusqu'à la rive et les jetèrent dans des eaux profondes, en disant : « Tiens, mérou, tiens, requin, vous tous, les gens de la mer, vous pouvez vous régaler. »
Depuis l'époque de l'inondation et la bataille qui s'ensuivit, les Yanggarl ont toujours été peu nombreux, et ils ne sont jamais revenus livrer bataille contre nous. Aujourd'hui, il ne reste que quelques Yanggarl ici, à Mornington.
Selon les vieillards, ce n'était pas une bonne chose que de tuer tous ces Yanggarl, parce que leur île de Forsyth se trouve entre Mornington et le continent et, lorsque leur tribu était forte, ils empêchaient les tribus du continent d'entreprendre des expéditions dans les Wellesley pour capturer des femmes. Après la bataille de Warrenby, la tribu Yanyula, de Booraloola, prit l'habitude de mener des raids contre l'île Forsyth, traversant la mer en walpa depuis le continent.
Dick Roughsey, Moon and rainbow, 1971
Notes :
1 subincisé, donc totalement initié sur le plan religieux.
2 l'île Sydney, reliée à marée basse à Mornington.
3 voir plus loin.
4 dans la religion australienne, le territoire était divisé en « pays », auxquels tout Aborigène était relié par un lien mystique. Chaque pays comprenait un certain nombre de sites sacrés, censés être à la source de la bonne marche de tel ou tel aspect du monde : reproduction d'une espèce animale ou phénomène climatique, sous réserve que les rites convenables soient accomplis. Voilà pourquoi, dans l'esprit des Aborigènes, l'inondation avait nécessairement pour cause la violation des rites par ceux qui en avaient la charge.
5 l'archipel des Wellesley.
6 massue, casse-tête.
7 le clan (subdivision de la tribu) de Warrenby, lié au « pays » censé provoquer les inondations.
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