Batailles rangées en Australie
Tommy McRae (vers 1890) : sans titre, silhouettes combattantes |
L'ethnographie australienne réfute pourtant de manière radicale ces idées reçues.
Savoir ce qui, dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs, mérite ou non d'être qualifié de « guerre » pose de redoutables problèmes de définition. Il est certain, en revanche, que chez tous les peuples de chasseurs-cueilleurs, même ceux réputés comme les plus « inoffensifs », le niveau global de violence armée était tout à fait considérable.
En ce qui concerne l'Australie, aucun des témoins qui ont pu observer ses habitants avant que le colonisateur n'impose sa loi ne les a qualifiés de pacifiques. Les sociétés Aborigènes étaient le théâtre d'affrontements fréquents, qu'ils soient d'ordre privé, impliquant quelques individus, ou publics, mettant aux prises des groupes entiers — en l'absence d'État, la limite entre les deux demeure floue.
Occupant souvent des environnements plus favorables que les Inuits ou les Bushmen, les Aborigènes atteignaient des densités de population souvent bien supérieures. Aussi pouvaient-ils s'assembler en grand nombre, que ce soit pour accomplir des cérémonies religieuses ou pour entretenir des relations de voisinage, bonnes ou mauvaises. Très fréquemment, une rencontre entre deux groupes commencée sous des auspices pacifiques finissait en affrontements... et réciproquement. Les querelles, au sujet d'actes de sorcellerie, de morts à venger ou de droits sur les femmes, pouvaient s'éteindre et se rallumer aisément, et les témoins s'accordent à décrire des rassemblements dans lesquels affrontements armés et entente cordiale se succèdent de la manière la plus imprévisible.
Milwerangel et gaingar : la classification de W. Warner
William Lloyd Warner (1898-1970) |
- Le milwerangel, qui est « un affrontement général entre les membres de plusieurs clans. Il ne comporte pas d'élément de surprise. Les participants savent qu'il se tiendra en un lieu déterminé, généralement dans une plaine ouverte bordée de jungle. Après quelques minutes de combat, celui-ci ressemble à une foire d'empoigne. On utilise des sagaies et des massues, mais ces dernières ne jouent qu'un rôle mineur. »
- Le gaingar, qui est un « combat à l'échelle régionale, impliquant un grand nombre de clans ». « Il suit toujours une longue série d'assassinats portant chaque camp à une excitation presque hystérique. (...) Les gens disent toujours que c'est un combat de sagaies pour cesser les combats de sagaies, et restaurer la paix pour tous les clans et toutes les tribus. » Lors de l'affrontement, deux lignes de guerriers se tiennent à dix-huit mètres l'une de l'autre, armées de sagaies courtes, plus maniables et plus difficiles à parer. La ruse est utilisée dans la mesure du possible (Warner rapporte un cas d'embuscade tendue par des forces dissimulées dans les fourrés).
- le nombre de participants, en termes d'individus comme de groupes impliqués. Ce critère reste néanmoins flou — où finit l'un, et où commence l'autre ?
- le formalisme qui les précède. Inexistant pour le milwerangel, il se déploie dans le gaingar sous la forme de la préparation de deux sagaies spéciales, entourées de plumes cérémonielles. Ces sagaies sont ensuite visées par les guerriers, et une portée divinatoire est attachée au résultat de leur tir. Elles sont enfin portées aux groupes ennemis qui, s'ils relèvent le défio, procèdent à une cérémonie similaire.
- la détermination à faire couler le sang, beaucoup plus forte dans le gaingar. Dans sa région d'étude (la terre d'Arnhem), Warner avait recensé 94 morts violentes dans les vingt dernières années. Sur ces 94 décès, trois seulement étaient dues aux différents milwerangel. Les deux gaingar, en revanche, avaient respectivement coûté 14 et 15 vies, un nombre considérable par rapport aux effectifs des populations concernées.
Quelques milwerangel (?)
Plusieurs récits ont pu conforter l'idée que les conflits aborigènes tenaient en réalité du simulacre, ou du qusai-simulacre, dans lesquel on ne manifestait des intentions belliqueuses que pour éviter d'en venir réellement aux choses sérieuses. Richard Howitt (Impressions of Australia Felix) raconte ainsi en 1845 :« Un jour, nous vîmes depuis nos tentes des gens de toutes classes venir de Melbourne (...) qui se dirigeaient tous dans la même direction. Nous nous joignîmes à la foule ; et rapidement, arrivâmes parmi les arbres, à un demi-mile de là, jusqu'à un rassemblement de guerriers et de spectateurs. Les sauvages étaient d'apparence farouche et hideuse, peints en rouge et blanc, nus, avec leurs longues sagaies, leurs boomerangs et leurs casse-tête ; et avec eux, les femmes et les enfants de chaque tribu, répartis en deux groupes, chacun sous un arbre. Il y avait beaucoup de bruit et d'agitation des deux côtés. Un guerrier se détachait soudain du groupe de ses camarades et, se précipitant seul au-devant des membres de la première ligne ennemie, allait les défier, les provoquer, déverser sur eux son mépris le plus absolu ; et eux, pendant qu'il multipliait les gestes outrageants et qu'il parlait avec véhémence, étaient accroupis alignés, marmonnant et jetant de la poussière en direction de celui qui les défiait. L'autre camp se livrait ensuite à la même provocation. Il y eut tout à la fois une agitation et un cri (...) un boomerang vola, suivi par beaucoup d'autres — ainsi que des sagaies — on utilisa avec autant d'ardeur les boucliers pour se défendre que les armes pour blesser. Pour assister à ce semblant de guerre, il y avait presque un millier d'habitants de Melbourne, tandis que les indigènes ne pouvaient être plus de trois cent. Plaise au ciel que les guerres chrétiennes fussent aussi inoffensives ! Pour avoir entendu les hurlements initiaux et les cris de victoire, et pour avoir vu l'arsenal de terribles missiles, d'horribles projectiles voler, on pouvait être certain que tous allaient être anéantis. Aucun mort ; un blessé ; un homme eut la jambe transpercée. »Howitt ajoute alors :
« Si je n'avais pas vu ensuite d'autres batailles, j'aurais conclu à une pure simagrée. Ainsi, ils ne se tuent pas lors de combats ouverts, mais secrètement et par traîtrise. »Cette phrase confirme les remarques de Warner, selon qui la grande majorité des victimes étaient tuées dans des opérations de vengeance menées en effectifs limités, nuitamment et par surprise.
Tommy McRae : « Aborigènes de la Nouvelle-Galle du Sud s'entraînant au combat avant de partir à la guerre » (vers 1890) |
« Dans chaque camp, plusieurs furent tués ou blessés, jusqu'à ce que la tribu de l'Est batte en retraite, permettant à celle de l'Ouest de capturer plusieurs de ses femmes. »Quant à ceux qui, naufragés ou évadés, vécurent plusieurs années dans isolés du contact avec les Occidentaux, ils abondent eux aussi dans le même sens. Narcisse Pelletier, au cap York, évoque des hostilités impliquant « rarement plus de 80 hommes » de part et d'autre, un chiffre déjà fort respectable pour des chasseurs-cueilleurs nomades. William Buckley, dans la région de Melbourne, mentionne plusieurs affrontements de ce type. L'un d'eux opposa durant plus de deux heures son groupe à un groupe de 300 personnes, et se solda par deux morts. Quelques années ensuite, son beau-frère aborigène fut tué par une expédition punitive estimée à 60 combattants. Un autre épisode correspond parfaitement aux descriptions de Warner :
« Peu après, ils envoyèrent un messager à une autre tribu, avec laquelle ils étaient un conflit à propos des femmes ; le message donnait rendez-vous en un certain lieu pour se battre. Il revint après environ quatre jours, nous informant que le défi était accepté ; nous nous rendimes donc sur les lieux — je n'avais bien sûr aucune idée du but de notre voyage. À notre arrivée sur le champ de bataille, distant d'environ vingt milles, nous trouvâmes cinq tribus différentes, toutes rassemblées et prêtes pour l'action. Le combat commença immédiatement et dura à peu près trois heures, durant lesquelles trois femmes furent tuées — étrangement, dans ces querelles, ce sont généralement les femmes qui souffrent le plus. »Un récit comme celui de Paul Foelsche (Notes on the Aborigines of Australia, 1895), à propos des tribus de Port Darwin (au nord-ouest), alimente l'impression de batailles d'une violence toute relative :
« J'ai connu deux tribus qui s'étaient préparées pour un grand combat durant plusieurs semaines et, le jour convenu pour le grand événement, je parcourus quelque dix milles pour assister au résultat, mais me sentis grandement désappointé, après avoir regardé les tribus s'approcher durant des heures, assisté aux cris, aux hurlements et aux gesticulations les plus hideuses, de voir la farce prendre fin après qu'ils se furent approchés à vingt-cinq mètres de distance avec les sagaies armées, de voir quelques-uns de chaque tribu se précipiter dans les bras les uns des autres et s'embrasser, lorsque la foule poussa un hurlement terrifiant, après quoi les tribus se séparèrent de 50 mètres, quelques courtes sagaies de roseau furent lancées de chaque côté, mais personne ne toucha, après quoi les deux tribus furent à nouveau dans les termes les plus amicaux, et je rentrai chez moi sans avoir satisfait ma curiosité. »
...et des gaingar ?
« Danse de guerre aborigène », photographie signée E.O. Hoppe, Queensland, 1930 |
J'avais déjà rapporté le récit de Finnegan (1825) qui s'écarte sur plusieurs points de la définition donnée par Warner : si plusieurs tribus sont assemblées pour vider un différend, tout commence par des duels organisés, et c'est seulement suite une accusation de tricherie que la mêlée devient générale, causant la mort de plusieurs combattants.
Dans ses mémoires, William Derricourt (Old Convict Days, 1899) raconte avoir assisté à une bataille entre deux tribus, avec comme particularité la participation active des femmes (particularité également signalée par W. Buckley en une occasion) :
« De chaque côté, le gros de la troupe chargeait avec une furie démoniaque et, en parvenant au contact, se livrait au corps-à-corps, les hommes avec leurs nullahs-nullahs (casse-tête) et les femmes avec leurs bâtons à fouir. Pour se défendre, les hommes portaient des boucliers d'environ 15 cm de large, effilés aux pointes. Ils les maniaient si habilement qu'ils pouvaient parer les sagaies jetées de loin. Tandis que le combat au nullah-nullah battait son plein, des lanceurs de sagaies postés à l'arrière projetaient leurs traits avec, dans bien des cas, une issue fatale. Quelques Noirs gisaient mourants, et quelques-uns couraient ça et là, le corps transpercé. Il semblait y avoir environ 200 participants au combat, qui dura quelques heures et se termina par la défaite de la tribu Tatiara et la capture d'autant de leurs femmes que possible ; tandis que les vieillardes étaient chassées avec le reste des fugitifs, abandonnant morts et blessés sur le terrain. »
Dans le même ordre d'idées, Walter Harvie, un fermier qui employait deux jeunes Aborigènes, eut l'occasion d'assister vers la fin des années 1880 à la scène suivante — l'action se déroule dans la région de la rivière Bellinger, sur la côte, à peu près à mi-chemin entre Sydney et Melbourne. Il en fournit un compte-rendu fort détaillé :
Les combattants étaient nues, excepté de fortes ceintures dans lesquelles ils portaient leurs armes. Leurs corps étaient peints de fantastiques bandes de différentes couleurs. (...) Après un moment, ils formèrent deux lignés séparées d'environ 40 mètres. Puis un grand nombre se posta en réserve, à quelque distance. Deux hommes, qui paraissaient être des guerriers émérites, bondirent hors de la ligne et prononcèrent un bref discours. Lorsqu'ils eurent fini, ils lancèrent leurs boomerangs, ce qui était le signal des hostilités générales. Il y eut un cri qui pouvait être entendu de fort loin, et boomerangs et sagaies emplirent le ciel comme une volée d'oiseaux. Après avoir épuisé leurs projectiles, ils se saisirent d'épieux d'une longueur d'environ trois mètres, qu'ils possédaient en grand nombre. Il était merveilleux de les voir les esquiver, les dévier sur le côté, les faire se planter dans leurs boucliers, bondir pour les laisser passer sous leurs pieds, et même les attraper au vol et les renvoyer en un éclair. Mais chaque homme gardait ses yeux rivés à son adversaire. Les lances étaient saisies avec les orteils et renvoyées, et il était merveilleux de voir comment ils se protégeaient avec leurs boucliers.Harvie explique ensuite que les événements furent suivis d'un grand corroboree :sans nul doute, la paix avait été restaurée, il convenait de la célébrer. Ce récit ressemble de très près à celui de Thomas Hassall (In Old Australia, 1902), au début des années 1830. Alors enseignant dans une école à quelques kilomètres à l'ouest de Sydney, il fut témoin d'une bataille ayant opposé « six à sept cent Noirs », et qui se solda par « trois morts et de nombreux blessés ». Là aussi, la bataille fit place, le lendemain, à un corroboree.
Après environ une demie-heure d'un combat éreintant, les hommes en première lignes avaient utilisé toutes leurs armes. La ligne se désagrégea des deux côtés, laissant place à ceux qui étaient restés hors de l'action. Les réserves prirent leur place dans la ligne, et le combat se poursuivit aussi férocement qu'avant.µ
Lorsque toutes les sagaies et les boomerangs furent épuisés, les autres rejoignirent le combat, munis du copens, une arme fort dangereuse d'environ un mètre de long, avec un lourd renflement à son extrémité. Les combattants se dispersèrent alors par paires, sur un demi-mille de terrain ouvert, et un féroce corps-à-corps s'ensuivit. De là où nous étions, nous avions une très bonne vue, et nous pouvions entendre les armes frapper les boucliers. Certains poussaient des cris désespérés, et nous pouvions voir des hommes tomber, sans pouvoir dire s'ils étaient blessés sérieusement ou non.
À peu près une heure après le début des hostilités, les deux camps en avaient visiblement assez. Ceux du sud commencèrent à repartir vers leur camp par groupes de deux ou trois, puis peu après, il y eut une bousculade générale, et la bataille était terminée (...). Lorsque le bruit se fut apaisé, les leaders discutèrent abondamment avec les différentes tribus (elles étaient plusieurs à être impliquées) et ils parvinrent rapidement à un accord et commencèrent à s'occuper des blessés, qui étaient nombreux. Certains l'étaient si gravement qu'ils ne se rétablirent jamais. On me dit que trois hommes avaient été tués net au cours du combat.
Je fis un compte approximatif et calculai que 500 hommes avaient été engagés dans la bataille. (...)
Je crois être le seul Blanc de Nouvelles-Galles-du-Sud, et peut-être d'Australie, à avoir jamais assisté à un tel spectacle. Il aurait fait un magnifique tableau, particulièrement le combat final au corps-à-corps, qui était particulièrement féroce, et c'est par douzaines que les hommes gisaient à terre dans différentes attitudes. Nombreux furent ceux qui durent être transportés vers les différents campements.
Des massacres systématiques ?
Enfant Aranda apprenant le maniement des armes (photo : H. Basedow, entre 1920 et 1924) |
L'un de ces témoignages paraît de prime abord hautement sujet à caution. C'est celui de William Jackman, un naufragé qui, dans les années 1830, demeura dix-huit mois chez un groupe Nyungar, sur le littoral sud-ouest du continent, et dont les souvenirs parurent en 1852-1853. Jackman évoque une expédition de 700 guerriers qui fondit sur un campement ennemi, tuant hommes, femmes et enfants avant que leurs adversaires ne déclenchent une bataille rangée. Sur l'ensemble des opérations, son groupe aurait subi une centaine de pertes et en aurait infligé le double.
On serait tenté d'écarter ce récit d'un revers de main, tant il paraît entaché d'exagération, voire de pure invention, s'il n'en existait d'autres, beaucoup plus dignes de confiance, où l'on trouve des chiffres qui n'en sont pas si éloignés. L'anthropologue Ted Strehlow (1908-1978) situe ainsi, en 1875 un massacre commis chez les Aranda, en Australie centrale, sur le site d'Irbmaŋkara. Une rumeur courut, selon laquelle son principal leader religieux avait commis un grave sacrilège. Alliée à quelques Aranda, la tribu voisine des Matuntara fondit sur le groupe dans le but explicite de ne laisser aucun survivant, afin d'empêcher toute réplique ultérieure. Selon Strehlow, le raid fit une centaine de victimes, hommes, femmes et enfants confondus. Deux survivants échappèrent toutefois au massacre et identifièrent les agresseurs. Ceux-ci furent ensuite poursuivis et éliminés les uns après les autres par un petit groupe de vengeurs qui voyagea durant trois ans en territoire ennemi pour accomplir sa besogne.
Conclusion
Les observations concordent sur le fait que dans l'Australie aborigène, il existait trois types principaux d'affrontements :- l'échauffourée, qui éclatait spontanément au sein d'un campement, généralement sans conséquences trop importantes.
- les diverses attaques surprise, menées de nuit par des groupes restreints, et auxquelles étaient dues le plus grand nombre de morts (60 sur 94 dans le décompte de Warner).
- des rencontres ouverts menées avec des effectifs importants : milwerangel, losrqu'elle était plus démonstrative que réellement létale, gaingar pour les affaires très sérieuses.
En plus de cela, on croit donc deviner sous le plume de Jackman ou de Strehlow l'existence d'une forme supplémentaire et ultime de guerre, sans doute rarissime, combinant la tactique de l'attaque-surprise et les effectifs du gaingar, pour infliger des pertes maximales.
La réflexion sur la guerre et la régulation des antagonismes chez les chasseurs-cueilleurs ne pourra en tout cas avancer qu'à condition de se garder de deux caricatures, manifestement tout aussi inadéquates l'une que l'autre : d'une part, celle qui considèrerait ces sociétés comme ne sachant vider les querelles autrement que par une violence sans règles et sans limites — toute l'ethnographie s'inscrit en faux contre cette « guerre de tous contre tous ». Mais, d'autre part, le bellicisme de ces peuples était bien réel, et explosait parfois en de rares, mais meurtriers, déchaînements.
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