Pourquoi se tuait-on chez les Bushmen ?
Un Bushman à l'affût (© Mike Elliott) |
On sait en effet que contrairement à un mythe tenace, les chasseurs-cueilleurs, si égalitaires soient-ils, ne sont pas exempts de violence physique et armée. Tous les peuples ne l'exercent pas au même titre ; dans certaines régions au moins, l'Australie était incontestablement marquée par un assez haut niveau de violence, qu'il s'agisse d'actes privés ou d'affrontements collectifs. Les Inuits, quoique dispersés sur un vaste territoire, n'étaient sans doute guère plus pacifiques — le visionnage du très beau film Atanarjuat peut contribuer à en donner une idée. En ce qui concerne le Bushmen, je me souvenais — et je l'avais dit au passage dans mon intervention — qu'eux aussi, malgré leur réputation de gens « sans méchanceté » [Harmless People, titre d'un célèbre bouquin qui leur avait était consacré] connaissaient la violence ; j'avais été frappé par le fait que le taux d'homicides dans leur société était supérieur à celui des États-Unis.
Oui mais voilà : pourquoi les Bushmen se tuaient-ils ?
La guerre, c'est bien connu, n'est que la continuation de la politique par d'autres moyens. Aussi, chez tous ces peuples sans inégalités matérielles et sans richesse, ignorait-on les guerres à motifs économiques. En revanche, il pouvait exister d'autres raisons de supprimer des vies : les Australiens, tout comme les Inuits, se tuaient presque exclusivement pour venger un meurtre, réel ou imaginaire, ou pour un différent au sujet de leurs droits sur les femmes. Mais que dire des Bushmen, connus pour leur organisation familiale assez fluide, où les couples pouvaient se former et de séparer aisément, en particulier à l'initiative des femmes ?
J'ai donc été me replonger dans le livre par lequel tout était arrivé : The !Kung San, écrit par Richard B. Lee, qui consacre un chapitre à la violence — celui-là même duquel mes souvenirs tiraient le taux d'homicide. Pour donner une idée plus précise de celui-ci : l'auteur recensait 22 cas de meurtres sur une période de 50 ans, dans une population qui comptait environ 1500 individus. Rapporté à l'un de nos villages actuels, cela donnerait donc un peu moins d'une mort violente tous les deux ans en moyenne. C'est beaucoup plus que dans les sociétés occidentales modernes (hors périodes de guerre), mais moins que dans les régions de l'Australie où de telles estimations avaient pu être faites.
En fait, selon Richard B. Lee, il y avait trois niveaux de violence dans les conflits entre Bushmen.
1) le premier niveau était celui de l’agression verbale. Les motifs en étaient variés : on s'accusait de paresse ou d'avarice, d'avoir désavantagé tel ou tel en distribuant la viande, d'avoir mal rendu un cadeau. Le ton de la discussion oscillait entre la colère et l'humour, et tout était parfois désamorcé par un éclat de rire général. Mais la prise de bec pouvait aussi conduire à une scission du groupe, le temps que les esprits se calment et que la rancœur disparaisse.
Tous les meurtriers, sans exception, étaient des hommes. Parmi les victimes, en revanche, on comptait plusieurs femmes ; une caractéristique des meurtres était qu'ils frappaient parfois des personnes non directement impliquées dans le conflit. Rien n'était formalisé à ce sujet : les Bushmen ignorent les clans et, tout autant, l'idée que le sang d'un d'un individu soit considéré comme équivalent à celui d'un autre. Mais tuer un membre du groupe de son adversaire était manifestement une sorte de pis-aller, en particulier dans des circonstances un peu confuses d'affrontement collectif (les indications de Lee à ce sujet ne sont pas très précises).
Si elle était certainement parmi les moins violentes du monde, la société Bushman n'ignorait donc pas totalement le phénomène, et les dispositifs qu'elle utilisait pour calmer les conflits avant qu'ils dégénèrent n'étaient pas infaillibles. Je ne me hasarderai pas à théoriser sur le fait que des personnalités psychopathes et/ou agressives doivent nécessairement exister dans toutes les sociétés. Mais il est certain que le passage à l'acte de ces personnalités était favorisé par le fait que dans un peuple de chasseurs-cueilleurs, chacun est armé (qui plus est, ici, d'une arme souvent létale). Quant à la sanction contre de tels individus (le feud), elle était mise en œuvre par de si petits groupes qu'un meurtrier particulièrement dangereux pouvait souvent faire d'autres victimes avant d'être mis hors d'état de nuire.
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