Égalité et inégalité chez les Yir-Yoront d'Australie
Quoi de plus simple que l'opposition égalitaire / inégalitaire ? Le bon sens, sur les conseils de M. de La Palice suggère que les sociétés qui ne sont pas égalitaires sont inégalitaires (et réciproquement) et qu'il n'y a guère matière à chercher plus loin.
Malheureusement, le bon sens est aussi ce qui fait dire que la Terre est plate ; et en ce qui concerne le caractère égalitaire ou inégalitaire d'une société, une récente lecture à propos des Yir-Yoront, une tribu australienne, est venue me convaincre que les choses pouvaient toujours s'enrichir d'une complication inattendue.
On sait que certaines sociétés primitives contrastent fortement avec la nôtre en ce qu'elles nivellent de manière radicale les différences matérielles entre leurs membres : on est donc tenté de les qualifier d'égalitaires, et ce d'autant plus que ces mêmes sociétés ignorent invariablement toute hiérarchie formelle, tout gouvernement pouvant s'appuyer sur la contrainte, autrement dit sur la force.Oui mais voilà, cette égalité économique et cette absence de structures politiques n'empêchent pas d'autres formes d'inégalités, parfois redoutables, de traverser les sociétés.
Deux d'entre elles sont banales et bien connues : c'est, tout d'abord, l'inégalité selon l'âge, qui donne aux anciens une série de privilèges et/ou de droits sur les plus jeunes. À un degré ou à un autre, je crois qu'aucune société « égalitaire » n'est dépourvue de cette inégalité-là — dont on peut néanmoins remarquer qu'il s'agit d'une inégalité qui se compense au cours de la vie, puisque les vieux sont tous d'anciens jeunes. Ainsi, à un moment donné, la société exhibe certaines inégalités. Mais au cours du temps, on peut tout aussi bien affirmer que l'égalité reprend ses droits, puisqu'au cours de sa vie (pour peu qu'elle ne soit pas prématurément interrompue), chaque individu occupera successivement les différentes positions sociales liées à son âge.
Ce n'est pas le cas de la seconde inégalité, qui marque les rapports entre hommes et femmes dans nombre de ces sociétés. Je ne reviendrai pas ici sur ce point que j'ai longuement traité dans mes bouquins.
Les Yir Yoront sont une de ces multiples sociétés aborigènes australiennes qui vérifient ces trois caractères — égalité matérielle quasi-absolue, domination des vieux sur les jeunes et des hommes sur les femmes. Localisés su la côte occidentale du Cap York, ils ont été étudiés dans les années trente par l'anthropologue Lauriston Sharp, alors que leur contact avec les Blancs restait encore relativement limité. Or, L. Sharp montre qu'en plus des deux formes classiques d'inégalités, les Yir Yoront en présentaient une troisième, tout à fait intrigante.
Sharp donne de l'infériorité sociale des femmes une description nuancée, mais néanmoins sans appel, dans ce passage que je commente au fur et à mesure :
En conclusion :
Sharp, on y reviendra dans un instant, identifie aussi une forte inégalité liée à l'âge, un trait présent dans toute l'Australie (et au-delà). Mais le point original, que ce billet veut souligner est qu'un facteur d'inégalité supplémentaire intervenait entre les individus selon leur position dans le système de parenté.
La tribu était en effet divisée en cinq groupes de descendance patrilinéaire, chaque groupe donnant ses femmes à marier à l'un des quatre autres et recevant ses épouses d'un troisième (raison pour laquelle C. Lévi-Strauss les comptait au rang des peuples pratiquant l'échange matrimonial dit généralisé). Or, cette relation entre es cinq groupes était vécue par les Yir Yoront comme génératrice d'inégalité : un individu (masculin) d'un groupe "receveur de femmes" était redevable, et donc, toutes choses égales par ailleurs, subordonné, aux individus du groupe des "donneurs de femmes". Tous les groupes étant ainsi en contact matrimonial direct ou indirect, et chaque groupe étant donneur de femmes pour un autre et receveur pour un troisième, toute la société Yir-Yiront était marquée par ces rapports individuels inégalitaires. Il s'agissait d'une société :
Mais cette inégalité omniprésente s'annule au niveau global :
Seule exception (hormis les femmes, auxquelles Sharp fait allusion au début de la citation), les anciens :
Si l'on écarte donc les inégalités liées à l'âge et au sexe, il reste donc une conformation sociale originale (et ô combien surprenante à nos yeux) où l'égalité globale était exclusivement constituée d'inégalités particulières — Sharp ajoute que même dans les partenariats d'échange que les Yir-Yoront tissaient avec des membres d'autres tribus, la relation comportait toujours un « aîné » et un « cadet ».
Je ne connais pas assez bien l''ethnographie australienne pour savoir si ce cas est rare, voir unique, ou s'il est représentatif. Mais je ne vois pas comment mieux l'illustrer qu'avec le tableau d'Escher ci-dessous, où l'horizontalité globale n'est acquise que par une série de marches d'escalier en circuit fermé.
On sait que certaines sociétés primitives contrastent fortement avec la nôtre en ce qu'elles nivellent de manière radicale les différences matérielles entre leurs membres : on est donc tenté de les qualifier d'égalitaires, et ce d'autant plus que ces mêmes sociétés ignorent invariablement toute hiérarchie formelle, tout gouvernement pouvant s'appuyer sur la contrainte, autrement dit sur la force.Oui mais voilà, cette égalité économique et cette absence de structures politiques n'empêchent pas d'autres formes d'inégalités, parfois redoutables, de traverser les sociétés.
Deux d'entre elles sont banales et bien connues : c'est, tout d'abord, l'inégalité selon l'âge, qui donne aux anciens une série de privilèges et/ou de droits sur les plus jeunes. À un degré ou à un autre, je crois qu'aucune société « égalitaire » n'est dépourvue de cette inégalité-là — dont on peut néanmoins remarquer qu'il s'agit d'une inégalité qui se compense au cours de la vie, puisque les vieux sont tous d'anciens jeunes. Ainsi, à un moment donné, la société exhibe certaines inégalités. Mais au cours du temps, on peut tout aussi bien affirmer que l'égalité reprend ses droits, puisqu'au cours de sa vie (pour peu qu'elle ne soit pas prématurément interrompue), chaque individu occupera successivement les différentes positions sociales liées à son âge.
Ce n'est pas le cas de la seconde inégalité, qui marque les rapports entre hommes et femmes dans nombre de ces sociétés. Je ne reviendrai pas ici sur ce point que j'ai longuement traité dans mes bouquins.
Les Yir Yoront sont une de ces multiples sociétés aborigènes australiennes qui vérifient ces trois caractères — égalité matérielle quasi-absolue, domination des vieux sur les jeunes et des hommes sur les femmes. Localisés su la côte occidentale du Cap York, ils ont été étudiés dans les années trente par l'anthropologue Lauriston Sharp, alors que leur contact avec les Blancs restait encore relativement limité. Or, L. Sharp montre qu'en plus des deux formes classiques d'inégalités, les Yir Yoront en présentaient une troisième, tout à fait intrigante.
Sharp donne de l'infériorité sociale des femmes une description nuancée, mais néanmoins sans appel, dans ce passage que je commente au fur et à mesure :
« Les femmes reçoivent et sont capables de supporter des châtiments physiques épouvantables [ou "terrifiants"] de la part de leurs maris, de leurs pères ou de leurs frères pour des manquements à leurs obligations sexuelles, maternelles, économiques ou rituelles [Naturellement, pas question de tels châtiments pour les hommes fautifs. Tout au moins, lorsqu'ils existaient ils n'étaient jamais infligés par les femmes, mais par d'autres hommes] Elles acceptent ces punitions, ou répliquent sans céder si elles se considèrent dans leur bon droit [corollaire : si la femme est effectivement fautive aux yeux de la société, son châtiment est légitime]. En tant que groupe, les femmes reçoivent un respect considérable, certaines des femmes les plus âgées méritant, par leur personnalité, une appellation similaire à celle qui désigne les 'grand hommes' ; dans certaines limites [ces trois mots sont essentiels] les hommes recherchent leurs conseils. Une femme peut également tirer un prestige personnel de l'importance des hommes de la famille de leur mari ou de leurs frères [L'inverse n'existe pas, manifestement]. » (p. 430)
En conclusion :
« Bien que la position des femmes parmi les Yir-Yoront soit certainement inférieure, elles ne sont, en tant que groupe, ni tyrannisées, ni impotentes. » (p. 430)
Sharp, on y reviendra dans un instant, identifie aussi une forte inégalité liée à l'âge, un trait présent dans toute l'Australie (et au-delà). Mais le point original, que ce billet veut souligner est qu'un facteur d'inégalité supplémentaire intervenait entre les individus selon leur position dans le système de parenté.
La tribu était en effet divisée en cinq groupes de descendance patrilinéaire, chaque groupe donnant ses femmes à marier à l'un des quatre autres et recevant ses épouses d'un troisième (raison pour laquelle C. Lévi-Strauss les comptait au rang des peuples pratiquant l'échange matrimonial dit généralisé). Or, cette relation entre es cinq groupes était vécue par les Yir Yoront comme génératrice d'inégalité : un individu (masculin) d'un groupe "receveur de femmes" était redevable, et donc, toutes choses égales par ailleurs, subordonné, aux individus du groupe des "donneurs de femmes". Tous les groupes étant ainsi en contact matrimonial direct ou indirect, et chaque groupe étant donneur de femmes pour un autre et receveur pour un troisième, toute la société Yir-Yiront était marquée par ces rapports individuels inégalitaires. Il s'agissait d'une société :
« dans laquelle chaque relation individuelle active, au moins entre individus masculins, implique une supériorité et une infériorité définies et acceptées. Un homme ne traite jamais avec un autre homme sur un strict pied d'égalité. (...) Même dans des relations lointaines, un élément reconnu de prévalence et de subordination est toujours présent. (...) Cette caractéristique des rapports individuels marque la société tout entière. » (p. 419)
Mais cette inégalité omniprésente s'annule au niveau global :
« Là où chacun est en même temps relativement supérieur et inférieur, dans l'absolu, tous sont égaux. » (p. 419)
Seule exception (hormis les femmes, auxquelles Sharp fait allusion au début de la citation), les anciens :
« Les hommes âgés, sur un pied d'égalité entre eux, ne sont inférieurs à personne et sont supérieurs à tous, ils reçoivent sans donner et sont ainsi absolument prédominants, leur pouvoir étant appuyé par d'autres sanctions. » (p. 419)
Si l'on écarte donc les inégalités liées à l'âge et au sexe, il reste donc une conformation sociale originale (et ô combien surprenante à nos yeux) où l'égalité globale était exclusivement constituée d'inégalités particulières — Sharp ajoute que même dans les partenariats d'échange que les Yir-Yoront tissaient avec des membres d'autres tribus, la relation comportait toujours un « aîné » et un « cadet ».
Je ne connais pas assez bien l''ethnographie australienne pour savoir si ce cas est rare, voir unique, ou s'il est représentatif. Mais je ne vois pas comment mieux l'illustrer qu'avec le tableau d'Escher ci-dessous, où l'horizontalité globale n'est acquise que par une série de marches d'escalier en circuit fermé.
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