Qu'est-ce qu'une société de classes ?
Dans une série de billets récents, je m'étais attaqué aux problèmes de définition soulevés par le concept de richesse. J'étais (et je reste) en effet convaincu, à la suite d'Alain Testart, de la nécessité de considérer l'irruption de la richesse dans les rapports sociaux comme une bifurcation majeure (la plus fondamentale de toutes ?) dans la trajectoire des sociétés humaines. Pour autant, les réponses proposées par Alain Testart m'étaient apparues de plus en plus problématiques. J'avais depuis longtemps identifié un souci avec la cause techno-économique supposée (le stockage) et le mécanisme de sa transmission aux rapports sociaux. Mais dans les derniers mois, j'avais peu à peu réalisé qu'à côté de cela, il y avait également un problème de définition même de la richesse, et d'une société à richesse.
Mais il est un autre problème, que j'avais en revanche identifié depuis très longtemps, sans jamais avoir eu le courage de m'y attaquer : celui des classes sociales, et du critère retenu pour qualifier une société de classes. Je m'y attelle donc avec ce billet où, comme d'habitude, je jette de premières réflexions en attendant que le temps (ou des internautes mal intentionnés) vienne en souligner toutes les insuffisances. Avant toute chose, on doit partir de l'idée que définir les classes et les sociétés de classes sont deux tâches liées, mais distinctes. La formation des classes a été évidemment un processus dynamique : si rapide qu'elle ait pu être, elle a nécessairement impliqué des étapes et des formes intermédiaires. Tout comme pour la richesse, il a nécessairement existé des classes (en tout cas, des classes en formation), avant que la quantité se soit transformée en qualité et que ces classes ne soient devenues le trait dominant de la structure sociale. Autrement dit, et sans présumer de la définition à venir, les classes, ou les proto-classes, ont existé avant les sociétés de classes – tout comme la richesse a existé avant les sociétés à richesse, c'est-à-dire à richesse socialement significative.
Premiers éléments
La définition des classes, dans la tradition marxiste, ne soulève pas de problème particulier, au moins dans ses grandes lignes. Elle est liée à la présence d'un rapport d'exploitation, c'est-à-dire d'un transfert systématique et unilatéral de travail. Il y a exploitation (et donc classes) lorsqu'un groupe humain fournit, de manière régulière, un travail à un autre groupe humain, sans que cette fourniture ne soit compensée par un transfert en sens inverse ; dans la tradition marxiste, ce travail fourni sans contrepartie porte le nom générique de surtravail. Dans une citation célèbre, Marx précisait que si toutes les sociétés de classes reposent sur ce mécanisme, elles se différencient par la manière sous laquelle s'opère le transfert :
Les différentes formes économiques revêtues par la société, l'esclavage, par exemple, et le salariat, ne se distinguent que par le mode dont ce surtravail est imposé et extorqué au producteur immédiat, à l'ouvrier (Le Capital, I, ch. 9)
Si claire que soit cette définition, elle pose néanmoins quelques difficultés, dont certaines ont été depuis longtemps identifiés dans le courant marxiste. Je n'en évoquerai que deux.
La première, triviale, est que l'extorsion de surtravail se dissimule souvent sous les dehors d'un échange d'équivalents. C'est particulièrement vrai dans le cas du capitalisme, où le salaire semble être le prix du travail et où la relation entre employeur et salarié est juridiquement libre – aucune loi, ni usage de la force, n'oblige le salarié à accepter le prix auquel le marché est disposé à acheter son temps de travail. Dès lors, pour mettre en évidence le rapport d'exploitation que cette relation dissimule, il est nécessaire d'entreprendre une longue et difficile analyse de ce qu'est la monnaie, le travail, etc. – une tâche à laquelle Marx consacra une bonne partie de sa vie. Et aujourd'hui encore, 99% des économistes professionnels peuvent défendre des théories dans lesquelles l'exploitation est purement et simplement niée et où le salaire, dans l'hypothèse d'un fonctionnement correct du marché, est présenté comme le strict équivalent de la valeur créée par le travailleur. Il faut cependant remarquer que le capitalisme n'est pas la seule société à masquer ainsi la réalité de l'exploitation. À vrai dire, je me demande si elles ne l'ont pas toutes plus ou moins fait, même si c'est d'une manière un peu différente. En particulier, dans bien des sociétés, si les exploités fournissent effectivement du travail ou des produits aux exploiteurs, ce transfert est censé être équilibré, en retour, par la fourniture de divers services, en particulier la protection armée ou l'intercession avec les forces surnaturelles. Or, il n'est pas si aisé d'écarter d'un revers de main la réalité de ces contreparties. Il ne s'agit évidemment pas de prendre pour argent comptant la croyance selon laquelle c'est grâce au Pharaon que survenaient les crues du Nil qui permettaient l'agriculture égyptienne. Mais faudrait-il qualifier d'exploiteuse une fraction de la société qui, par exemple, accomplirait les tâches de protection militaire ou même, s'adonnerait aux incantations magiques, en dépensant le même temps que les producteurs et en ne jouissant pas d'un accès aux biens supérieur à eux ?
La seconde difficulté est souvent moins connue des marxistes eux-mêmes. C'est celle que soulignait Maurice Godelier dans un article intitulé « Ordres, classes, État chez Marx ». Marx remarquait en effet que l'exploitation se définit par une relation économique ; or, bien des catégories que nous appelons « classes » sont en réalité des statuts juridiques, qui ne coïncident pas nécessairement avec ces relations économiques. Le cas le plus banal (et peut-être le plus flagrant) est celui de l'esclave : celui-ci, en effet, est toujours quelqu'un qui est privé d'un certain nombre de droits (par rapport au citoyen libre). Il n'est pas pour autant nécessairement exploité : certains esclaves occupaient par exemple des places très élevées dans l'administration impériale romaine, et jouissaient d'un niveau de vie que bien des hommes libres pouvaient leur envier. Comme toujours en matière sociale, les choses ne sont pas simples, et s'il faut se garder de jeter le bébé marxiste avec l'eau sale du bain, il faut également avoir conscience de ces difficultés et ne pas les éluder, en particulier lorsqu'on traite de sociétés très différentes de la nôtre, sous peine de commettre de graves contresens.
Une critique de la position d'Alain Testart
Sur ces questions (comme sur bien d'autres), on trouve des développements originaux et qui méritent une attention particulière chez Alain Testart, notamment dans ses Éléments de classification des sociétés (2005). Sur la question des classes, le texte propose une innovation importante, en considérant que le critère du « monde III » est l'existence de la propriété qu'il appelle « fundiaire » de la terre – celle où les droits sur un fonds de terre existent indépendamment du fait que ce fonds soit travaillé ou non. À cette propriété fundiaire sont associés trois phénomènes corrélés :
- « l'existence d'une classe de propriétaires fonciers, que l'on peut appeler une aristocratie foncière, laquelle est présente partout, quoique sous des modalités très différentes selon les types de sociétés »
- la rente foncière – c'est-à-dire une somme, en argent ou en nature, que celui qui exploite la terre est contraint de verser pour cela au propriétaire du fonds
- « un ensemble de gens sans terres, donc dépourvus (en laissant de côté les artisans et commerçants) de tout moyen de subvenir de façon indépendante à leurs besoins » (p. 26)
Les sociétés à propriété non fundiaire sont par exemple celles de l'Afrique noire précoloniale, où seul le travail fonde la propriété (bien réelle) de la terre. Par conséquent :
« On n'y voit pas de paysans sans terre ; l'insurrection populaire à revendication sociale, si commune en Occident, en est absente ; la figure du prolétaire y est inconnue. On n'y parle pas d'une aristocratie foncière, et rien n'est comparable, même dans les régions les plus fortement urbanisées (...) à la plèbe romaine. » (p. 26)
C'est donc sur ce critère de la propriété fundiaire qu'A. Testart délimite le monde II (celui des sociétés à richesse, mais dépourvues de classes) et le monde III (celui des sociétés de classes). Un peu curieusement, ce point n'occupe pas une place très grande dans le livre. Autant A. Testart développe ses thèses concernant la richesse et les questions qu'elle soulève, autant il détaille les différents aspects du monde II, autant cette définition très originale des sociétés de classes ne mobilise qu'une discussion très limitée.
Je ne me sens pas assez armé pour discuter de la pertinence de l'opposition entre ces deux types de propriété. Mon sentiment est, comme souvent, que les choses sont sans doute un peu plus compliquées que cela, et que la ligne de démarcation entre elles n'est sans doute pas aussi franche que ce que suggère le raisonnement d'A. Testart. Mais indépendamment même de cela, ce choix m'a toujours paru très problématique, pour deux raisons symétriques.
Pour commencer – mais c'est sans doute là le moindre reproche – il a pu exister des sociétés pratiquant la propriété fundiaire où, pour autant, la structuration en classes n'était pas évidente. C'est le cas de ces sociétés essentiellement paysannes, où la propriété reste essentiellement familiale, et où la concurrence et la concentration n'a pas encore mené à la constitution, à un pôle, d'une classe de landlords, à l'autre, d'un prolétariat rural. De telles sociétés ont sans doute été rares dans l'histoire et plus encore, elles étaient par nature très instables. Mais elles n'en ont pas moins existé (du moins, me semble-t-il...)
L'autre objection, beaucoup plus importante et qui me paraît incontournable, est qu'on ne peut réduire les oppositions de classes à l'existence de la propriété fundiaire. Un rapport, en particulier, vient immédiatement à l'esprit : celui de l'esclavage qui, tout à fait indépendamment de la nature des droits sur le sol, fournit la matière d'une exploitation économique. A. Testart était semble-t-il conscient du problème. Il écrivait en tout cas, dans une « Remarque sur l'esclavage en régime de propriété non fundiaire » (p. 28) :
Si la rente foncière n'est pas possible en régime de propriété par le travail, ne revanche, un autre type de rente l'est, fondée sur la dépendance des personnes (...) L'esclave, étant exclu, de la citoyenneté comme de la parenté, n'a aucun titre à demander de la terre à la communauté. Son maître en demande pour lui, comme pour ses enfants, ses épouses, pour tous ceux qui sont placés sous son autorité et sa protection (...) La différence entre ce que rapporte l'esclave et ce que coûte son entretien, c'est une rente (...) de dépendance personnelle.
Ces développements me paraissent absolument justes. La relation ainsi décrite est sans aucun doute possible une relation d'exploitation économique ; autrement dit, maître et esclave forment bel et bien deux classes antagoniques, dans la plus pure tradition marxiste. Mais alors, pourquoi une société dans laquelle ce rapport existe sur une échelle importante ne pourrait-elle pas être qualifiée de société de classes ? Et pourquoi le critère de la propriété de la terre serait-il seul pertinent ? J'ai eu beau lire et relire les Éléments..., cette question n'est jamais posée, ni évidemment traitée.
En fait, j'ai le sentiment qu'A. Testart a abordé la question des classes dans le même esprit que celle de la richesse : en voulant à tout prix trouver un critère formel et juridique pour établir la démarcation, et en écartant implicitement les faits qui n'obéissaient pas à ce critère. C'est ainsi qu'il a identifié (à tort) sociétés à richesse et sociétés à paiements de mariage ou judiciaires. Et c'est aussi ainsi, je crois, qu'il a érigé la propriété fundiaire en ligne de démarcation des sociétés de classes, avec toute l'approximation que cela suppose vis-à-vis de la réalité.
Vers une autre solution
Gustave Boulanger « Le marché aux esclaves » |
Je le disais au début de ce billet : déduire sans ambages de l'existence de rapports de classes (ou s'en approchant) que l'on serait dans une société de classes conduirait à d'étranges conclusions. Serait ainsi, par exemple, une société de classe toute société dans laquelle existe un esclavage minimal, indépendamment du poids de cet esclavage dans la structure globale et de la physionomie de celle-ci. Je le répète, je crois que le problème se pose fondamentalement de la même manière que pour la richesse : il y a de la richesse dans toutes les sociétés, mais ce n'est qu'à partir d'un certain seuil que cette richesse devient socialement significative, c'est-dire qu'elle influence de façon marquante les rapports sociaux. De même, les rapports de classe existent dans de très nombreuses sociétés (et, avec la définition que j'en ai proposée, on peut même se demander s'ils n'existent pas jusque dans le monde I, celui des sociétés sans richesse significative). Pour autant, on sent bien que c'est seulement à partir d'un certain seuil qu'ils exercent suffisamment d'influence pour faire basculer le centre de gravité de rapports sociaux. La question est : comment qualifier ce seuil ?
Une première possibilité consiste à rechercher la réponse du côté d'un rapport spécifique aux moyens de production – c'est d'ailleurs dans cette voie que s'inscrit la proposition d'A. Testart. Je crois néanmoins que c'est une impasse, pour une raison simple : si le surtravail peut être extorqué via des droits sur les moyens de production (en particulier, s'agissant des sociétés les plus anciennes, sur la terre), il peut aussi l'être via des droits directs sur la personne du producteur. En quelque sorte, il en va de la possibilité d'extorquer du travail comme de celle de se faire obéir : le rapport social peut être médié (en passant ainsi par les choses) ou il peut être direct. Toute proposition qui restreindrait le critère des sociétés de classes au mode d'accès aux moyens de production se condamnerait donc à être aveugle à l'exploitation via des droits directs sur le producteur – à moins de considérer le travailleur lui-même comme un moyen de production, mais alors on ne sait plus ce que veulent dire les mots.
Voilà pourquoi, tout comme en ce qui concerne les sociétés à richesse, je pense qu'il faut rechercher la réponse du côté des effets sociaux du phénomène plutôt que d'un critère juridique ou formel condamné à laisser échapper une partie des cas. Et il me semble que cette réponse pourrait être celle-ci : une société de classes est une société dont la fraction dominante est totalement détachée des tâches de production. Ce qui n'empêche nullement de considérer, le cas échéant, la bifurcation entre propriété fundiaire et non fundiaire comme essentielle au sein des sociétés de classe elles-mêmes.
Je me doute bien qu'il ne s'agit là que d'une première approche, et qu'il y aurait sans doute bien des choses à affiner, à commencer par la délimitation des tâches de production. Quoi qu'il en soit, j'ai néanmoins le sentiment que la bonne réponse doit exprimer, d'une manière ou d'une autre, l'idée que l'achèvement du clivage en classes s'évalue au fait que les bénéficiaires du surtravail ne doivent plus leurs revenus qu'à ce seul mécanisme et que, du point de vue économique au moins, ils soient entièrement entretenus par les producteurs (ou par une fraction d'entre eux).
Je fais néanmoins confiance à mes lecteurs les moins complaisants pour relever tous les problèmes que pose cette proposition, et me pousser dans mes retranchements – voire m'obliger à capituler en rase campagne.
Hello,
RépondreSupprimerJe ne suis pas du tout spécialiste de ces questions, mais il me semble qu'il y a un autre élément de définition d'une classe sociale dans le marxisme, que tu n'évoques pas du tout : pour qu'il y ait classe sociale, il faut que les membres agissent en commun socialement et politiquement. S'il n'y a pas de lutte en commun, il n'y a pas de classe (cas des paysans selon Marx, au moins au 19e s., puisqu'il y a tout de même eu quelques jacqueries tout au long de l'Histoire). Du coup, une société de classes, ce serait :
1) une société stratifiée (donc avec des strates et non des classes, ce qui est le cas d'à peu près toutes les sociétés des mondes II et III),
2) où la strate supérieure exploiterait économiquement l'autre ou les autres (cas aussi très général),
3) où les strates formeraient des classes, c'est-à-dire qu'elle seraient composées d'hommes agissant en commun pour défendre leur cause.
Il me semble qu'avec le critère #3, on règle en grande partie les problèmes. No ?
Ah, l'affaire de la conscience et de l'action communes, on met le doigt dans la fameuse (?) distinction entre la « classe en soi » et la « classe pour soi ». Avec là encore, le fait que le même mot de « classe » désigne deux réalités différentes (une situation objective dans un cas, la conscience de cette situation dans l'autre). Il me semble que pour commencer, on a tout intérêt à s'en tenir à la première acception, déjà bien assez problématique comme cela. En fait, je ne suis pas convaincu de la nécessité, ni de l'utilité, du critère 3. D'abord, parce que je ne connais pas de cas dans l'Histoire où la classe dirigeante n'aurait pas eu conscience de ses intérêts et de sa position – je dirais bien qu'une telle classe ne serait pas restée dirigeante bien longtemps ! Ensuite, parce que le fait que cette action commune (ou collective) existe ou non me paraît être au moins aussi difficile à évaluer que le critère que je propose...
SupprimerSalut Christophe,
RépondreSupprimerEncore une fois, tu as mis les pieds dans la cuve ! C’est comme ça qu’autrefois on faisait le (bon) vin.
Bien que tu soulève un beau lièvre, j’ai quelques objections.
Tu contestes la distinction propriété fundiaire, propriété usufondée sur la base de la recherche d’un critère simple. Or ce que cherchait Testart c’était d’expliquer un phénomène très important : pourquoi n’avait-on pas de révoltes paysannes en Afrique (ou ailleurs) alors que toute l’histoire de l’antiquité européenne ou chinoise est traversée par cette question. Comme le disait Marx, l’histoire de Rome s’explique par la propriété foncière (pas par celle de l’esclavage pourtant dominant). Qu’il ait existé d’autres groupes sociaux que les paysans et les seigneurs, c’est sûr, mais l’explication de Testart est séduisante. Maintenant, que la propriété fundiaire n’ait pas les propriétés que Testart lui attribue universellement, c’est-à-dire la possibilité pour le propriétaire de retirer une rente de sa terre, de laisser une terre en friche pendant que des paysans crèvent parce qu’ils sont expulsés, c’est clair : c’est le cas de toute propriété inaliénable, celle qu’ont certains clans sur les terres leur appartenant par exemple.
La seconde chose qui me gène dans ton exposé est qu’avec ton critère, toute distinction entre caste, ordre et classe disparaît. Or les sociétés à castes, celles à ordre et celles à classes sont très différentes. Considérer les sociétés où règne l’exploitation simplement comme des sociétés de classes reviendrait alors à en gommer toutes les autres particularités. Pourquoi ne pas appeler l’ensemble des sociétés en question « sociétés d’exploitation » pour ensuite analyser les particularités de chacune d’entre elles ?
Mais toutes ces objections ne tiennent pas devant celle-ci : des sociétés où toute la classe dirigeante ne travaille pas et profite de l’exploitation des « prolétaires » n’existent pas, ou alors c’est que tu as une définition très restrictive des classes dirigeantes, celle d’un groupe purement parasitaire. Dans la société capitaliste, beaucoup de cadres supérieurs, beaucoup de patrons du 19ème siècle ou d’aujourd’hui, travaillaient – certes non matériellement (encore que) – dans l’organisation, la surveillance, la conception voire la R&D, autrement dit faisaient partie du « travailleur collectif ». Max Weber en fait même une caractéristique du protestantisme.
Par contre, la distinction que tu fais entre sociétés à classes et sociétés de classes me semble aussi importante que celle que Testart faisait entre sociétés à esclaves et sociétés esclavagistes. Effectivement, il me semble y avoir des bribes de classes (au sens « classique ») dans les sociétés antiques et précapitalistes – ou un groupe social est dominant - sans pour autant que ce soient des sociétés de classe. Et je terminerai par ramener un serpent de mer : le problème ne serait-il pas celui de l’existence des formations sociales comme « composées » de modes de production ? Mais alors là….
Hello Momo
SupprimerJe distingue trois points dans ce que tu développes. Pour les deux premiers, je crois qu'il y a un malentendu (plus qu'un désaccord ?). Le troisième, en revanche, met le doigt là où cela fait mal.
1. Je ne conteste pas l'opposition entre propriété usufondée et fundiaire. J'émets juste un doute sur le fait que les choses soient aussi simples que cela, mais c'est presque un doute de principe. Ce que je conteste, c'est qu'on puisse restreindre la définition des classes à la propriété fundiaire. Le rapport de maître à esclave (économique) est-il un rapport de classe ? Pourquoi une société dans laquelle il existe une élite dirigeante et esclavagiste (comme dans certaines sociétés d'Afrique noire précoloniale, sauf erreur) ne serait-elle pas une société de classes, au motif que la propriété du sol est usufondée et non fundiaire ? Cela me paraît totalement arbitraire et justifié par aucun argument. Après, je le répète, cette forme de propriété peut fort bien être considérée comme un clivage majeur au sein des sociétés de classes. Mais c'est une autre discussion.
2. Non, mes définitions ne font pas « disparaître » toute distinction entre ordre, caste et classe. Au contraire, elles les soulignent ! Un ordre n'est pas en soi une classe, pas plus qu'un caste. Je prends justement soin d'opposer la définition économique de la classe, qui diffère de la définition juridique de l'ordre (ou du statut). Après, il faut étudier, pour chaque société, dans quelle mesure les classes recouvrent ou non les éventuels ordres et castes - sachant que le capitalisme achevé est sans doute la première et la seule société qui possède des classes et plus d'ordres ou de statuts. Mais, encore une fois, dire que les classes se définissent selon tel critère, cela n'empêche nullement de remarquer qu'il existe aussi d'autres critères qui définissent autre chose que des classes, et que ces différentes catégorisations ne se recouvrent pas a priori.
3. J'avoue être embêté par ton troisième argument, bien que je ne le formulerais pas ainsi. La noblesse du début du Moyen-Âge, par exemple, investie dans les affaires militaires, était totalement détachée du travail productif. Je ne dirais pas pour autant qu'elle était parasitaire : elle remplissait un certain rôle social (rôle qui devient de plus en plus réduit par la suite, à mesure de la construction de l'État). Mais je reconnais bien volontiers que bien des classes dirigeantes, ou en tout cas, des fractions de celles-ci, ont peu accomplir certaines tâches productives – cela vaut aussi pour la bourgeoisie, qui n'est que partiellement une « tondeuse de coupons » : pour partie, elle assume la direction des entreprises. Bref, tout en ayant le sentiment de tourner autour de la bonne idée, je ne suis pas vraiment satisfait de la manière dont je l'ai exprimée.
À suivre, donc...
Salut Christophe,
RépondreSupprimerUn billet vraiment passionnant !
En ce qui concerne les classes de landlord en formation, à mon avis, tu as raison. Il en a existé un très grand nombre ; je pense même que la plupart des sociétés d'Afrique noire en étaient (au moins depuis la colonisation, pour la période antérieur...). Mais je ne partage pas ton avis sur leur instabilité. On peut imaginer qu'une classe dominante embryonnaire ait quelques difficultés à se maintenir ; mais que dire d'une classe exploitée embryonnaire ?
En fait, la question même de l'opposition propriété fondiaire/usufondière n'est pas si simple. La propriété usufondée peut avoir disparu au niveau de l'organisation villageoise, mais subsister au niveau du lignage. Il y a alors un début de stratification sociale entre membres d'un lignage dominant - entre lesquelles la propriété reste usufondé - et étrangers - dépourvus du droit d'accès à la terre. Dans une telle situation, bien que tous les membres du lignage ne soient pas nécessairement des exploiteurs, ils forment un groupe dominant contre lequel les étrangers ne peuvent rivaliser.
Quant au passage d'une société à une autre, je t'en donne ma première impression - en ce qui concerne les sociétés lignagères d'Afrique noire. Le basculement se situe au point où un gros propriétaire foncier aura un plus grand intérêt à défendre sa propriété face à sa famille, que la propriété de son lignage face aux travailleurs étrangers qu'il exploite. à titre d'exemple, il préférera spolier un parent pour installer un travailleur à exploiter sur une terre de sa famille, plutôt que d'expulser un de ses travailleurs pour donner la terre à son parent. En somme c'est le moment où il tire plus de pouvoir, de profit, de ses clients fonciers que des membres de son lignage.
Faisais-tu référence à ce genre de basculement ? Même à ce stade, je ne sais pas si l'on peut parler de classes sociales.
Au final, qu'entends-tu par "instable" ? Veux-tu dire que ces sociétés ont tendance à rapidement donner naissance à des sociétés de classe ? Ou bien veux-tu dire - ce qui me parait étrange - que les classes en formation n'y tiennent pas ?
Hello Tangui
SupprimerPour commencer, le plus facile : la stabilité. On peut supposer que les différentes configurations sociales possèdent des dynamiques internes qui, en l'absence de chocs extérieurs, les rendent aptes à perdurer longtemps ou, au contraire, possèdent une dynamique qui les condamne à se transformer rapidement en autre chose. L'exemple que je prenais, celui d'une société de petits producteurs marchands, entre a priori dans la seconde catégorie, car les aléas feront que rapidement, certains perdront leurs terres tandis que d'autres pourront agrandir les leurs, et que la propriété (et la société) tendra à se polariser. Inversement, les écrits de Marx et Engels sur le « mode de production asiatique » imaginaient une structure très robuste, à la limite de l'immobilité, où les aléas des conquêtes et des défaites militaires ne faisaient qu'égratigner la surface des choses, sans avoir d'influence réelle sur la structure sociale.
En ce qui concerne les soucis de l'opposition trop simple et trop franche entre propriété fundiaire et usufondée, c'est bien à ce que j'avais lu de toi que je pensais : comme à peu près tout en matière sociale, tout cela n'est simple que quand on n'y connaît rien. Et dès qu'on étudie les choses, on se rend compte de leur complexité.
En ce qui concerne le basculement, je crois qu'il y a deux problèmes différents. L'un est de savoir comment on passe d'une forme à une autre, de la propriété usufondée à la fundiaire - ou, en tout cas, comment la propriété usufondée perd sa substance et devient le cadre d'autres rapports sociaux. L'autre problème, plus général, est de se demander à partir de quand, dans les sociétés humaines (et quelle que soit la forme sous laquelle le processus s'effectue), on peut parler non seulement de différenciation, mais de véritables classes, dans le sens d'une séparation achevée de différentes fractions de la société aux intérêts antagoniste et dont l'une vit de l'exploitation de l'autre. C'est un peu comme pour la richesse : il faut arriver à définir le phénomène qu'on veut étudier (sachant qu'intuitivement, son existence est évidente) pour pouvoir ensuite regarder sous quelles formes variées il se manifeste, et quelles voies évolutives ces formes ont suivi...
Bonjour,
RépondreSupprimerLorsque vous parlez des esclaves menant un train de vie supérieur à certains citoyens libres ça me fait penser à certains salariés, par exemple certains PDG, des ingénieurs et autres cadres dans le système capitaliste. Ceci dit il me semble que même s'ils sont salariés sur papier en pratique la théorie marxiste considère que leurs salaires comprend une partie de la plus-value de l'entreprise. D'autre part un certain nombre d'entre eux peuvent être propriétaires de logements qu'ils louent et ils s'inscrivent en tant qu'exploiteurs dans la relation avec les locataires.
Sinon sur la distinction classe en soi / classe pour soi je pense au contraire qu'une classe peut très bien ne pas être consciente de ses intérêts de classe. Je pense que beaucoup de bourgeois sont sincères quand ils nient l'existence des classes sociales et donc le fait qu'ils partagent des intérêts avec leurs concurrents.
Oui, encore une fois, la théorie est toujours une simplification (plus ou moins réussie) de la réalité, qui s'obstine à faire de la résistance ! En effet, dans l'économie capitaliste, le profit se dissimule de plus en plus sous la forme du salaire, ce qui rend très compliqué certains calculs - à commencer par la part des profits dans le revenu national, qui se voit ainsi sous-estimée... mais de combien ? Et à partir de quand un salaire rémunère-t-il autre chose que la valeur de la force de travail ? Vaste question... En tout cas, ce que je voulais souligner avec l'esclave, c'est que par définition même, l'esclavage est un statut juridique. Et il n'y a pas de raison de supposer que la division entre esclaves et non-esclaves correspond nécessairement en tout point à la division exploiteurs-exploités, fondée sur le rapport vis-à-vis du travail.
SupprimerEn ce qui concerne la bourgeoisie, je ne suis pas certain que ce soit le meilleur exemple de l'ignorance de ses intérêts de classe. Certes, les bourgeois, selon le mot de Trotsky, en tant que classe exploiteuse, « ne pensent pas d'eux-mêmes ce qu'ils sont, et de disent pas d'eux-mêmes ce qu'ils pensent ». Il n'empêche, c'est une classe dirigeante qui, au jour le jour, se pose le problème de la perpétuation de sa domination et doit le résoudre. Qu'il s'agisse d'un patron individuel ou d'un responsable politique, d'un haut fonctionnaire, ils sont sélectionnés par l'ordre social pour leur aptitude à réfléchir en stratèges ou en tacticiens pour préserver l'ordre existant et les intérêts des puissants. Même si c'est de manière déformée, la bourgeoisie possède donc, de par sa position, une conscience de classe en quelque sorte minimale, celle sans laquelle elle ne pourrait pas survivre en tant que telle.
Les exploités, malheureusement, ne dirigent rien, et ne possèdent ni la culture, ni les moyens d'information. Et pour eux, accéder à une certaine conscience de classe (même sous la forme minimale d'être capable d'aspirer à une défense commune par l'action collective) n'est en rien spontané - ce que la réalité ne cesse hélas de nous démontrer.
Superbe ! 170 années après nous allons enfin avoir la réponse à la question de Marx "il nous faut d'abord répondre à la question suivante : qu'est ce qui constitue une classe ? " Libre III p 1483 La Pléiade TII Eco. Question jamais répondue (jamais). Et obtenir enfin des éclaircissements sur le thème fort de la connivence entre le pouvoir politique et la sacré dans la mécanique historique d'extraction massive du surplus. En particulier dans le passage des économies de prédation (max VIIème-XVIème) aux économies de production. J'en salive déjà. Merci pour ton travail. "...moi , je ne suis pas marxiste". KM. Amities.
RépondreSupprimerDire que la question de la définition des classes n'a jamais obtenu de réponse me semble tout de même pour le moins exagéré – même si, comme je le pense, on peut essayer d'en trouver une plus fine, surtout pour aborder la difficile question de leur émergence.
Supprimertu as parfaitement raison : des réponses , oui , mais malheureusement par centaines , et toutes différentes. Quelle est ta préférée ?
SupprimerJe crois (opinion bachelardienne) l'individualisme méthodologique du maître incompatible avec une vraie vision du sujet (i.e opérationnelle).
A commencer par la maître lui même. "La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération". (dans l'Edition Rubel, pas celle de Engels). Belle fin mais absurde , non ?